ALN|NT2, dossier thématique, 2009

La ville numérique III

Benoit Bordeleau
cover

Sous-titre: De la ville élastique

Définition

Ce dossier thématique est le troisième volet d’un triptyque portant sur la ville. Dans le premier volet, l’attention était portée sur les moyens contemporains de représentations de la ville, principalement divers types de cartographies sociales et émotionnelles. Le deuxième volet a quant à lui porté sur la ville imaginaire, des villes montées de toute pièce (ou presque) qui tiennent lieu de décor dans des jeux vidéos ainsi que dans courts-métrages disponibles sur le Web. Ce volet-ci s’intéresse aux oeuvres d’art in situ faisant usage des technologies numériques. Comment ces oeuvres influencent-elles le paysage urbain? En quoi sont-elles en mesure de redéfinir notre rapport à la ville ainsi qu’aux flux qui l’animent? Ce volet conclusif s’inscrit dans une réflexion plus large sur la temporalité issu du rapport qu’entretient le passant avec ses espaces pratiqués.

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La ville sera notre terrain de jeu, qu’ils disaient

Après avoir effleuré diverses représentations de la ville, dans les précédents dossiers, celui-ci se propose d’explorer, de façon non exhaustive, l’influence des oeuvres d’art in situ déployées en milieu urbain. Si certaines d’entre elles sont issues d’une création de contenus générés par les passants, d’autres témoignent d’une entreprise de recyclage des faits et flux urbains. Marco Polo disait, dans Les Villes invisibles d’Italo Calvino: «En voyageant on s’aperçoit que les différences se perdent: chaque ville en arrive à ressembler à toutes les villes, les lieux les plus divers échangent forme, ordre, distances1Italo Calvino (1996) [1974] Les villes invisibles, trad. de l’italien par Jean Thibaudeau, préf. d’Italo Calvino, coll. «Points», Seuil, Paris, p. 168.». Les pressions que subissent les villes d’aujourd’hui (architecturales, sociales, urbanistiques, touristiques, etc.) font de celles-ci des entités de plus en plus génériques. Les Great Street Games, espèces de jeux de foot inter-cités qui se déroulent de façon ponctuelle au Royaume-Uni, favorisent l’interaction entre les citoyens de villes différentes, en temps réel, par le biais de terrains et de cercles lumineux (faisant office de ballons) projetés sur le sol. Ludiques, sympathiques, ces parties de dix minutes permettent aux citadins, peu importe leur âge, d’investir une parcelle de terrain qui autrement est propriété (implicite) des passants. On ne joue pas dans la rue, on y passe, on y marche, mais surtout on n’y perd pas son temps pour pousser un cercle lumineux dans le coin d’un terrain immatériel afin de l’envoyer, virtuellement, dans une autre ville.

Selon les informations disponibles sur le site Web et le compte Twitter des Great Street Games, les participants peuvent interagir avec l’interface lumineuse du terrain grâce à un système d’imagerie thermale. Middlesbrough, Sunderland et Gateshead se sont affrontées la nuit du premier novembre 2009 – seul match à avoir eu lieu à ce jour. Les noms des villes adverses étaient disposés de part et d’autre du terrain lumineux et les joueurs devaient y envoyer un maximum de boules lumineuses2Voir Hamza CTZ Haziz (2009) «Kill zombies with Skittles in the augmented reality game» dans Destructoid. En ligne: http://www.destructoid.com/kill-zombies-with-skittles-in-this-augmented-reality-game-138936.phtml (consulté le 20 juillet 2010).. Ce type de jeu permet de se réapproprier l’espace urbain nocturne encore associé, aujourd’hui, au crime, par le biais d’une activité ludique – bien que le nombre de joueurs par équipe puisse être fort différent d’une ville à l’autre.

Architecture augmentée
   
Phénomène intéressant, la réalité augmentée est de plus en plus chose commune dans les sociétés riches et qui s’occidentalisent, qu’il s’agisse d’architecture ou de jeux impliquant des zombies et des bonbons Skittles. La N Building, bâtiment commercial situé près de la station Tachikawa de Japan Railways, offre une façade de codes QR lisibles par une application iPhone. Pour le passant, l’esthétique de la façade a ses charmes, mais pour celui qui est muni d’un dispositif en permettant la lecture, il est possible d’accéder à des informations sur les produits vendus à l’intérieur et les tweets provenant du bâtiment sont visualisés à l’écran du dispositif de lecture. On peut toutefois se demander s’il s’agit bel et bien d’une stratégie commerciale ou simplement d’un gadget dont l’échelle est démesurée. Bien que la façade devienne, par le biais de l’application, image de ce qui se trouve derrière – donc brisant la frontière qu’est le mur – il apparaît toutefois plus simple de pousser la porte et d’aller demander les informations désirées… L’aspect intéressant de ce type de projet, s’il tendait à se généraliser, est de proposer une architecture qui n’est plus seulement signature visuelle, mais aussi signature sociale. La surface, la peau de la ville, se fait non seulement poreuse par la possibilité d’interactions, mais elle offre une perspective dynamique malgré son interface statique.

Visualisation de flux

D’autres expériences, dont celles du groupe LAb[au], proposent des installations interactives qui consistent en des visualisation de flux. Ainsi, Binary Waves – cybernetic urban installation propose la visualisation de différentes données via des panneaux lumineux, qu’il s’agisse d’ondes radios ou cellulaires, du passage de gens ainsi que des micro-incidents comme les vagues d’un canal, par exemple. Ce type d’expérience s’inscrit dans une volonté de lier l’architecture, composante du paysage visible, à l’invisible par une traduction lumino-kinesthésique. Si une telle installation a le mérite de donner forme aux flux qui gorgent la ville, il n’en reste pas moins que le principal intéressé, à savoir le citadin, se retrouve hors du jeu de la représentation en se retrouvant passif et non acteur. Son passage est codé puis décodé pour être retransmis en un signal lumineux. Sous cet angle, la ville, ou du moins un de ses fragments, apparaît comme une unité autonome, s’alimentant des événements qui y surviennent.

Les expériences du LAb[au] autour de la Dexia Tower, située au centre-ville de Bruxelles, utilisent son architecture d’une part pour des expériences de visualisation du temps (Chrono Tower) ou d’interaction avec le public (Touch – interactive urban installation), mais également afin de faire participer le construit de la ville à des événements festifs comme c’est le cas pour l’œuvre spect[r]aum. Divers artistes, lors de la Nuit Blanche du 29 septembre 2007, à Bruxelles, ont vu leur musique mise en lumière durant cette expérience traduisant les fréquences sonores en fréquences lumineuses. En plus d’ajouter aux performances musicales, la visibilité de la Dexia Tower agit comme extension de la performance artistique. À l’ère du décentrement l’hyperville, rappelons-le, est polycentrée et polycentriste , le centre-ville (commercial) redevient ainsi le lieu d’où rayonne la vie urbaine et où les yeux ses tournent. Seul hic: la demande énergétique d’une telle installation, aussi utilisée pour Chrono Tower, fait en sorte qu’elle ne peut être maintenue en permanence selon les normes éco-énergétiques en vigueur.

Mais «donner forme au flux» s’avère inexact comme terme: il faudrait plutôt considérer ces installations urbaines comme une canalisation de flux mettant ces derniers en évidence, sans les fixer, de manière à conserver leur qualité essentielle de flux à savoir leur instabilité, leur mobilité continue. Il ne faudrait toutefois pas croire que ces visualisations rendent les flux en question intelligibles: ils ne subissent qu’un déplacement. Ainsi, le spectateur qui se trouve dans la rue et qui lève les yeux vers la Dexia Tower ne peut savoir, à moins d’être conscient de la démarche du projet, qu’il s’agit bien là d’une traduction visuelle du temps qui passe: le passant est réduit à son état de spectature et est mis «hors-jeu3Voir le dossier thématique sur le flux écrit par Bertrand Gervais et Anaïs Guilet, sur le site du Laboratoire: http://nt2.uqam.ca/recherches/dossier/le_flux.». Le temps étant délié d’un de ses motifs de représentation habituels (dans ce cas-ci, les chiffres) pour n’être plus qu’un code étrange de couleurs primaires est peut-être ce qui permet au temps, justement, de regagner son caractère essentiel de flux. En tant que ce qui passe et ce qui se passe, le flux, au même titre que l’anecdote, «n’a jamais de sens par lui-même, il fonctionne comme articulation d’une situation4Isaac Joseph (1984) Le Passant Considérable. Essai sur la dispersion de l’espace public, coll. « Sociologie des Formes », Librairie des Méridiens, Paris, p. 35.». Si la traduction du flux temporel peut être ignorée, elle force en même temps le début d’une réflexion sur ce qui se tient devant le passant et s’impose comme objet à regarder. Au regarder du passant se substituent les balbutiements d’un voir qui parfois ne dépasse pas le stade de la surprise, de l’hébétude. L’appréhension de telles œuvres maintient le spectateur à la surface de la signification: à peine reconnaît-il le sens de l’œuvre que, déjà, il n’y voit plus que du sens; la reconnaissance de la signification, autrement dit, occupe toute la place dans le processus de réflexion du passant5Cette disposition particulière de la pensée n’est pas sans rappeler la pensée du flâneur essentiel tel que la conçoit Pierre Sansot (celle-ci se rapprochant d’ailleurs grandement de la figure du museur): «N’attendez pas de lui qu’il développe sobrement une pensée avec la plus grande patience désirable. Il s’étonne d’un mot ou d’une phrase qu’il vient de prononcer. Il les considère en silence et emprunte une voie de traverse qui l’éloigne de la conclusion recherchée. Il ne s’empare pas d’un être, il le respire, il se livre à mille détours pour apprendre à le connaître […]» Voir Pierre Sansot (2002) [2000] Chemins aux vents, coll. «Petite bibliothèque Payot / Rivages poche», Paris, Payot / Rivages, p. 225..

À Montréal, Jean Beaudoin et Érick Villeneuve ont offert dans le Quartier des Spectacles, le Champ de pixels. Durant la période hivernale 2009-2010, 400 sources lumineuses déployées sur 40 000 pieds carrés de la Place des Festivals pouvaient être activés par les passants grâce à un dispositif de détection de mouvement. Les sources lumineuses passaient donc du rouge au blanc pendant une certaine période avant de reprendre leur couleur initiale. Villeneuve écrit que ce Lite-Bright géant est «un travail de groupe [qui] peut mener à la conception d’un message ou d’un dessin6Voir Aude Boivin Filion (2009/12/15) «Un champ de pixels géant s’établit sur la Place des Festivals de Montréal (vidéo)» dans Branchez-vous! En ligne: http://techno.branchez-vous.com/actualite/2009/12/quartier_des_spectacles_lite-brite_place_des_festivals.html. (consulté le 14 juillet 2010).». Si le vide est l’une des phobies du Quartier des Spectacles7Voir Laurence Liégeois (2009) «Espace labyrinthique et contrainte: Quelles stratégies d’aménagement pour les espaces publics?» dans Revue Géographie et cultures, no 70, p. 37-56., l’espace interactif aménagé par les deux artistes permet d’une part de garder cette portion de la ville vivante pendant une période plus creuse et, d’autre part, de convoquer l’idée de la déambulation comme acte d’énonciation. Ces «messages» ne sont toutefois pas constitués de mots rendus lisibles, à vol d’oiseau, par l’activation d’une série de bornes. C’est le point de vue de l’utilisateur, au ras du sol, qui prime.

L’expérience Cityspeak

Lors de la Nuit Blanche de Montréal tenue du 28 février au 1er mars 2009, l’équipe du Laboratoire NT2, grâce à la collaboration de Jason E. Lewis et de Bruno Nadeau, ont pu profiter de l’installation Cityspeak, graffito virtuel invitant le public à y participer en envoyant des messages textes à un numéro donné (qui n’est pas sans rappeler, au final, les projets de graffiti numériques du Graffiti Research Lab). Le projet était déjà fort de son expérience dans divers lieux publics profitant d’un grand achalandage (cf. bars et établissements d’enseignement8Maroussia Lévesque, Lucier Bélanger et Jason E. Lewis (2006) «p2P: Cityspeak’s Reconfiguration of Public Media Space» dans Cityspeak. En ligne: http://cspeak.net/station/index.php?option=com_content&task=view&id=66 (consulté le 14 juillet 2010).). La collaboration entre le NT2 et l’équipe de Jason E. Lewis visait à rassembler des écrivains, parmi lesquels se trouvaient des membres de La Traversée – Atelier québécois de géopoétique, dont le but était de produire du texte autour des thèmes de la ville, de la nuit et de l’hiver. En peu de temps, le serveur de Cityspeak n’était plus en mesure de fournir. D’un certain point de vue, il s’agissait déjà d’un succès. D’un autre côté, le désir de voir émerger une narrativité de la part des acteurs extérieurs au groupuscule qui se trouvait derrière les fenêtres du Laboratoire, où était projetée la visualisation des messages envoyés, ne s’est pas avérée aussi prolifique qu’on le croyait au départ: la température glaciale survenue lors de laNuit Blanche 2009 a prouvé la frilosité des Montréalais, d’une part, et de l’autre, le système de métro était attirant pour les frileux. Autre aspect à souligner: les locaux du Laboratoire étant excentrés par rapport au centre d’activité de l’événement hivernal, l’installation n’a donc pas profité des flux piétonniers escomptés.

Plus d’un an après cette expérience, il apparaît pertinent d’y revenir afin de mieux cerner ce que ce type de graffiti éphémère implique non seulement par sa forme, mais aussi par le type de lien qu’entretient le public avec l’œuvre. Il faut d’abord comprendre que la projection se présente sur un mode similaire à l’affichage publicitaire: en vue d’interagir avec l’œuvre, il faut composer un numéro qui se faufile parmi les diverses bribes de texte. Dans le cas de l’édition de la Nuit Blanche 2009, au NT2, quelques fenêtres avaient été réservées à l’affichage du numéro. Il y a donc usage d’une stratégie publicitaire à des fins qui ne sont en aucun cas mercantiles et qui, pourtant, posent l’œuvre comme prête à consommer. Cityspeak se présente donc comme un graffito recourant à la sollicitation des passants pour prendre forme… Reste un problème dans la définition: le graffito n’est-il pas en lui-même acte revendicateur, subversif puisque recourant au vandalisme?

Absence de subversion ici, à moins qu’elle ne se trouve dans l’exposition du non-dit, des monologues inaudibles de la paradoxale solitude collective des urbains; le résultat n’est pas sans rappeler le mashup langagier du city-speak qu’on retrouve dans le film Blade Runner. Alors que l’anonymat des individus participants est garantie, la prise de parole individuelle se trouve brouillée dans la foule de mots qui se trouvent affichés pour constituer une rumeur urbaine valable pour un lieu x, durant une période y et dont les actants sont inconnus – sauf dans la mesure où des références ou blagues implicites entre individus font surface et trouvent réponse. La reconnaissance des intervenants se fait en cercle fermé; pour les autres spectateurs et actants, la rumeur reste inconnue, d’autant plus que des intervenants entrant leurs textes directement sur le site Web de Cityspeak n’ont pas l’obligation de se trouver sur place. 

La cohérence de l’oeuvre réside donc uniquement dans le cadre structurant qu’offre la figure de la ville. Comme le rappelle Henri Laborit, «la ville devient elle-même ‘‘effecteur’’ puisqu’elle agit en maintenant la structure du groupe humain. Ce groupe humain devient alors le ‘‘facteur’’ de la ville car sans groupe humain pour la construire, pour l’habiter, pour l’utiliser, pas de ville9Henri Laborit (1971) L’Homme et la ville, Flammarion, Paris, p. 22..» La dépersonnalisation des individus se conjugue ici avec le recyclage du langage qui aligne des textes plus ou moins cohérents dans le contexte d’une lecture linéaire. Il n’est reste pas moins que l’œuvre est soumise à la probabilité d’un dialogue de sourds entre des solitudes dispersées qui n’auront pour seul plaisir que de voir leur texte s’afficher sur grand écran: plaisir narcissique qui renvoie chacun à sa propre solitude. Qu’importe l’intentionnalité des textes envoyés, le dispositif de l’œuvre vise à générer, par sollicitation, un flux textuel alimenté par les passants et les habitants d’un territoire urbain donné, miné par des participations ex situ. Le texte ainsi généré témoigne de l’élasticité du territoire urbain contemporain.

Pour filer le thème de la flânerie qui a traversé les précédents dossiers sur la ville numérique, il nous importe de rappeler ceci: Isaac Joseph écrit que les surfaces de la ville «ne sont pas de révélation ou de signification, ce sont des surfaces de sécrétion10Isaac Joseph, p. 172.» dans le monde du flâneur. Comme bien des œuvres in situ urbaines faisant usage des surfaces (des murs utilisés comme surface de projection, par exemple), Cityspeak ne fait pas exception à cette logique. Mais alors que ces œuvres appellent au rassemblement ainsi qu’à la réflexion sur le vivre ensemble, l’étymologie du mot «sécrétion» provient quant à elle du latin secretio (séparation) et nous pousse à penser le problème autrement. Si déjà la ville se vit sur le mode du fragment, du morcellement, c’est bien devant un hypermorcellement que le passant se trouve. S’il devient participant de l’œuvre projetée, c’est en tant que pure instance énonciatrice, flux communicationnel, se réalisant dans l’anonymat. Il ne s’agit plus ici de la rencontre des gens, mais bien du simple côtoiement et de la rencontre des idées; une urbanité pure, en quelque sorte. De façon entropique, des conversations se tissent et se défont jusqu’à ce que la prise soit tirée.

Vers une fluidification du matériau urbain

Les diverses œuvres présentées ne représentent bien sûr qu’un faible pourcentage des œuvres in situ urbaines. Celles-ci permettent de consolider, partiellement, une spatialité qui se vit sur le mode du multiple, tel que l’écrit Henri Lefebvre: «Il y aurait, les uns au-dessus des autres (ou les uns dans les autres), une multiplicité indéfinie d’espaces: géographiques, sociologiques, écologiques, politiques, commerciaux, nationaux, continentaux, mondiaux. Sans oublier l’espace de la nature (physique), ceux des flux (les énergies), etc.11Henri Lefebvre (2000) La production de l’espace, Anthropos, coll. « Ethnosociologie », Paris, p. 15.» L’art public urbain, faut-il le noter, transforme aussi chaque passant en flâneur potentiel, comme le note Giampaolo Nuvolati: «Même l’art public, en tant que croisement entre la participation, la réinterprétation artistique des espaces collectifs, et les politiques de requalification urbaine, semble trouver chez le flâneur une figure importante12Giampaolo Nuvolati (2009) « Le flâneur dans l’espace urbain », dans Revue Géographie et cultures, no 70, L’Harmattan, Paris, p. 17..»Les œuvres in situ urbaines utilisent à profusion les projections et mettent ainsi en valeur les surfaces, mais leur présence mettent en œuvre une hyperfragmentation du tissu urbain. S’il avait été question de la ville tentaculaire, de la ville machine en évoquant le texte d’Émile Verhaeren, dans un précédent dossier, l’hyperville est la résultante de cette ville-machine où le passant, flâneur en puissance dans le contexte urbain actuel, est devenu un résidu du code urbain. Les oeuvres in situ dont nous avons trop brièvement traité, si elles sont à la fois aménagements urbains éphémères, lieux d’une prise de parole, recyclage de codes urbains existants et donc augmentation de l’attrait du territoire urbain et de la compréhension que nous en avons, ne peuvent toutefois que mettre en lumière le caractère de plus en plus éthéré de cette dernière: l’hyperville est un territoire hybride en tension entre le géocentrisme et l’égocentrisme des réseaux sociaux.

Le passant dont il a été question lors dossiers portant sur la ville numérique, doit donc être considéré comme milieu, comme rhizome, au même titre que le charpentier maritime, évoqué par Jean-Toussaint Desanti, construisant sa barque non pas avec des planches, mais entre les fantômes des marins, de la mer et du châtaignier utilisé pour concevoir les planches13«Mais où était-il? Il l’a dit: ‘‘Je suis au milieu’’. Au milieu de quoi? Au milieu d’une provenance et d’une destination. Il était là, dans un mouvement. Et de quoi était peuplé ce lieu dans lequel il se trouvait situé, lui, en tant que corps vivant, parlant, et travaillant? De fantômes! De fantômes présents, mais invisibles, de fantômes qui étaient là: le châtaignier, les marins, la mer…» Jean-Toussaint Desanti (2003) «Voir ensemble» dans Voir ensemble: autour de Jean-Toussaint Desanti, textes rassemblés par Marie José Mondzain, coll. «Réfléchir le cinéma», Gallimard, Paris, 2003, p. 26.. Il en va de la même logique pour le flâneur (qui gagne à être qualifié de passant) se constituant comme milieu dans la masse de codes urbains dans lesquels il baigne. Peut-être même faudrait-il considérer la foule du flâneur, aujourd’hui, non plus comme ces masses mouvantes qui ont pu émerveiller le XIXe siècle, mais bien comme un ensemble de fantômes l’accompagnant jusque dans l’écriture de sa ville. Ne faudrait-il pas toutefois voir une certaine insistance de la ville à se faire écrire? L’interpellation du passant par la ville ne se fait plus, en prenant l’exemple de Cityspeak, de façon métaphorique. Cette interpellation est lisible, littérale, et le passant qui y a contribué en participant à une telle surface n’est plus que réduit à du code. Il supprime sa qualité de destinataire potentiel et de destinateur tout à la fois. En devenant pur énoncé, il se fond dans la grammaire de la ville, dans son code, à tel point que le vécu, le conçu et le perçu se réalisent sur le mode de la simultanéité. Au sein de l’hyperville, les rôles de l’artefact urbain et du passant sont renversés ou, plutôt, se confondent et se complètent de façon parasitaire: tous deux sont à la fois facteurs et effecteurs. En l’absence du fantôme de l’idéalité humaine, les réseaux de l’hyperville ne sont plus que les artefacts ossifiés d’une ville engoncée dans le passé; elle cesse d’être passante et passeuse. Car la pratique des réseaux urbains, qu’ils soient physiques ou immatériels, implique une spatialité voulant créer un hic et nunc durable, un espace dont la qualité principale serait de pouvoir être redécouvert au quotidien, comme s’il s’agissait d’une expérience originelle du lieu. Cette durabilité, toutefois, n’est possible que dans la mesure où le passé est intégré au maintenant de l’ici en temps réel et en tant qu’il ne vaut plus comme passé; il n’est valable, dans cette perspective, qu’en tant que passant.

Ressources bibliographiques

Italo Calvino (1996) [1974] Les villes invisibles, trad. de l’italien par Jean Thibaudeau, préf. d’Italo Calvino, coll. «Points», Seuil, Paris, 216 p.

Jean-Toussaint Desanti (2003) «Voir ensemble», dans Voir ensemble: autour de Jean-Toussaint Desanti, textes rassemblés par Marie José Mondzain, coll. «Réfléchir le cinéma», Gallimard, Paris, 2003, p. 17-34.

Stéphane Degoutin (2010) «La Ville potentielle», dans Nogoland. En ligne: http://www.nogoland.com/wordpress/2010/01/ville-potentielle/ (consulté le 9 juin 2010).

Hamza CTZ Haziz (2009) «Kill zombies with Skittles in the augmented reality game», dans Destructoid. En ligne: http://www.destructoid.com/kill-zombies-with-skittles-in-this-augmented-reality-game-138936.phtml (consulté le 20 juillet 2010).

Isaac Joseph (1984) Le Passant Considérable. Essai sur la dispersion de l’espace public, coll. «Sociologie des Formes», Librairie des Méridiens, Paris, 146 p.

Aude Boivin Filion (2009/12/15) «Un champ de pixels géant s’établit sur la Place des Festivals de Montréal (vidéo)», dans Branchez-vous! En ligne: http://techno.branchez-vous.com/actualite/2009/12/quartier_des_spectacle…. (consulté le 14 juillet 2010).

Laurence Liégeois (2009) «Espace labyrinthique et contrainte : Quelles stratégies d’aménagement pour les espaces publics?», dans Revue Géographie et cultures, n°70, p. 37-56.

Maroussia Lévesque, Lucier Bélanger et Jason E. Lewis (2006) «p2P: Cityspeak’s Reconfiguration of Public Media Space», dans Cityspeak. En ligne: http://cspeak.net/station/index.php?option=com_content&task=view&id=66 (consulté le 14 juillet 2010).

Henri Laborit (1971) L’Homme et la ville, Flammarion, Paris, 222 p.

Henri Lefebvre (2000) La production de l’espace, Anthropos, coll. «Ethnosociologie», Paris, 512 p.

Giampaolo Nuvolati (2009) «Le flâneur dans l’espace urbain», dans Revue Géographie et cultures, n°70, L’Harmattan, Paris, p. 7-20.

Pierre Sansot (2002) [2000] Chemins aux vents, coll. «Petite bibliothèque Payot / Rivages poche», Paris, Payot / Rivages, 320 p.

Œuvres du Répertoire ALH

  • 1
    Italo Calvino (1996) [1974] Les villes invisibles, trad. de l’italien par Jean Thibaudeau, préf. d’Italo Calvino, coll. «Points», Seuil, Paris, p. 168.
  • 2
    Voir Hamza CTZ Haziz (2009) «Kill zombies with Skittles in the augmented reality game» dans Destructoid. En ligne: http://www.destructoid.com/kill-zombies-with-skittles-in-this-augmented-reality-game-138936.phtml (consulté le 20 juillet 2010).
  • 3
    Voir le dossier thématique sur le flux écrit par Bertrand Gervais et Anaïs Guilet, sur le site du Laboratoire: http://nt2.uqam.ca/recherches/dossier/le_flux.
  • 4
    Isaac Joseph (1984) Le Passant Considérable. Essai sur la dispersion de l’espace public, coll. « Sociologie des Formes », Librairie des Méridiens, Paris, p. 35.
  • 5
    Cette disposition particulière de la pensée n’est pas sans rappeler la pensée du flâneur essentiel tel que la conçoit Pierre Sansot (celle-ci se rapprochant d’ailleurs grandement de la figure du museur): «N’attendez pas de lui qu’il développe sobrement une pensée avec la plus grande patience désirable. Il s’étonne d’un mot ou d’une phrase qu’il vient de prononcer. Il les considère en silence et emprunte une voie de traverse qui l’éloigne de la conclusion recherchée. Il ne s’empare pas d’un être, il le respire, il se livre à mille détours pour apprendre à le connaître […]» Voir Pierre Sansot (2002) [2000] Chemins aux vents, coll. «Petite bibliothèque Payot / Rivages poche», Paris, Payot / Rivages, p. 225.
  • 6
    Voir Aude Boivin Filion (2009/12/15) «Un champ de pixels géant s’établit sur la Place des Festivals de Montréal (vidéo)» dans Branchez-vous! En ligne: http://techno.branchez-vous.com/actualite/2009/12/quartier_des_spectacles_lite-brite_place_des_festivals.html. (consulté le 14 juillet 2010).
  • 7
    Voir Laurence Liégeois (2009) «Espace labyrinthique et contrainte: Quelles stratégies d’aménagement pour les espaces publics?» dans Revue Géographie et cultures, no 70, p. 37-56.
  • 8
    Maroussia Lévesque, Lucier Bélanger et Jason E. Lewis (2006) «p2P: Cityspeak’s Reconfiguration of Public Media Space» dans Cityspeak. En ligne: http://cspeak.net/station/index.php?option=com_content&task=view&id=66 (consulté le 14 juillet 2010).
  • 9
    Henri Laborit (1971) L’Homme et la ville, Flammarion, Paris, p. 22.
  • 10
    Isaac Joseph, p. 172.
  • 11
    Henri Lefebvre (2000) La production de l’espace, Anthropos, coll. « Ethnosociologie », Paris, p. 15.
  • 12
    Giampaolo Nuvolati (2009) « Le flâneur dans l’espace urbain », dans Revue Géographie et cultures, no 70, L’Harmattan, Paris, p. 17.
  • 13
    «Mais où était-il? Il l’a dit: ‘‘Je suis au milieu’’. Au milieu de quoi? Au milieu d’une provenance et d’une destination. Il était là, dans un mouvement. Et de quoi était peuplé ce lieu dans lequel il se trouvait situé, lui, en tant que corps vivant, parlant, et travaillant? De fantômes! De fantômes présents, mais invisibles, de fantômes qui étaient là: le châtaignier, les marins, la mer…» Jean-Toussaint Desanti (2003) «Voir ensemble» dans Voir ensemble: autour de Jean-Toussaint Desanti, textes rassemblés par Marie José Mondzain, coll. «Réfléchir le cinéma», Gallimard, Paris, 2003, p. 26.
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