ALN|NT2, dossier thématique, 2009

La ville numérique II

Benoit Bordeleau
Gabriel Tremblay-Gaudette
cover

Sous-titre: Villes imaginaires

Définition

Le premier volet de la série La Ville numérique s’étant penché sur les représentations issues d’un corps à corps avec le matériau urbain, il sera ici question de ces villes imaginaires qui servent non seulement de décor à une multitude de jeux en ligne et sur consoles, mais qui deviennent aussi une entité à part entière d’un univers fictif. À l’aide de quelques exemples spécifiques tirés de jeux vidéo et de courts-métrages, nous tenterons de cerner quels sont les sentiments généraux qui caractérisent le tissu urbain actuel et qui transparaissent à travers ces représentations.

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En changement constant et accéléré, la ville actuelle ne cesse de poser des défis à ceux qui désirent la représenter, qu’il s’agisse des cartographes, des géographes, des artistes ou même des littéraires. En 1893, déjà, Émile Verhaeren qualifiait la ville de tentaculaire à l’heure de l’industrialisation: «C’est la ville tentaculaire, / La pieuvre ardente et l’ossuaire / et la carcasse solennelle1Verhaeren, Émile (1982) [1893-1895], Les Campagnes hallucinées suivi de Les Villes tentaculaires, coll. «Poésie», éd. présentée, annotée et établie par Maurice Piron. Paris: Gallimard, p. 24. L’auteur souligne..» C’était au temps où la ville était associée à la liberté, mais aussi à la lourdeur, l’espoir d’une vie meilleure mais ployant sous la nécessité du travail. Aujourd’hui, la ville se fait plus éthérée: alors que des réseaux communicationnels et sociaux (visibles et invisibles) s’y tissent, ils calquent les attributs structuraux de la ville. Ainsi, la téléphonie cellulaire et les services de réseautage sociaux, pour se restreindre à ces seuls éléments, participent de l’affirmation de l’urbanité d’un individu, sans impliquer nécessairement sa présence en milieu urbain proprement dit. Bien sûr, cette affirmation n’est valide qu’en prenant en considération la ville territoire ou l’hyperville2Corboz, André (2009) [1994], «Apprendre à décoder la nébuleuse urbaine», dans André Corboz, De la ville au patrimoine urbain. Histoire de formes et de sens, textes rassemblés et choisis par Lucie K. Morisset. Montréal: Presses de l’Université du Québec, p. 133-138. d’André Corboz. Ainsi, l’hyperville est constituée de ses banlieues et de ses campagnes environnantes. La ville ainsi définie possède sa zone d’influence. Ses tentacules ne sont plus seulement des gratte-ciels et des autoroutes, mais tout un réseau invisible de télécommunications: ses ruptures sont parties intégrantes de sa continuité. À cet égard, être branché (wired) n’est maintenant plus de l’ordre de la métaphore – même si le règne du sans-fil devrait, à la longue, faire tomber l’expression dans la désuétude la plus complète.

Si dans un premier temps nous nous sommes penchés sur les représentations de villes réelles, ce deuxième volet du dossier thématique Villes numériques se consacre aux villes imaginaires afin de déceler les éléments clés qui participent à l’imaginaire de la ville. Seront commentées des œuvres allant du MUD (Multi-User Dungeon3«MUD (Multi-User Dungeon): A system for virtual role-playing. Can be conceived of as a thematically charged chat-room with a focus on role-playing. Certain types – so-called MOOs – operate with objects that the players/users can interact with (and sometimes alter/create). Many online role-playing games are direct descendents of MUDs.» Référence: Egenfeldt-Nielsen, Simon; Smith, Jonas; Tosca, Susana (2008), Understanding Video Games. New York: Routledge, p. 252.) en ligne, aux vidéos d’animation 3D diffusés sur des sites comme Vimeo et YouTube, à des jeux de console plus élaborés et où la ville n’est plus seulement décor, mais devient sujet à part entière du jeu. De nouveau, il s’agit moins de tendre à l’exhaustivité que de déceler les aspects de la représentation qui participent à la figure de la ville4Le terme «figure» est ici employé dans le sens défini par Bertrand Gervais: «La figure apparaît, pour le sujet qui s’en empare, comme un signe complexe, un objet de pensée ayant une configuration précise, composée d’un ensemble de traits et d’une manière d’être singulière (engageant, par exemple, sa propre logique de mise en récit et en images), impliqué dans des actes d’imagination et de représentation, faits pour soi ou pour autrui.» Référence: Gervais, Bertrand (2007). Figures, lecture. Logiques de l’imaginaire tome 1. Le Quartanier, collection «Erres essais», p. 18..

The Eternal City: la ville libre

Une grande majorité des jeux de rôles en ligne sont basés sur le classique de la fantasy Lord of the Rings, de John Ronald Reuel Tolkien, tel que souligné par Lauren P. Burka5Burka, Lauren B. (1993) The MUDdex, en ligne: http://www.linnaean.org/~lpb/muddex/ (consulté le 12 janvier 2010). Très peu de text games6«Text Game: Game which only uses textual imput and output. These are often adventure games (where the textual form was popular in the 1980s)». Référence: Egenfeldt-Nielsen, Simon; Smith, Jonas; Tosca, Susana (2008), Understanding Video Games. New York: Routledge, p. 252. axés sur le jeu de rôle – et non seulement sur la progression de niveau du personnage – ont survécu aux développements impressionnants dans l’industrie du jeu lors des quinze dernières années,. Cependant, un exemple mérite d’être mentionné puisqu’il propose une ville à la fois textuelle et hypertextuelle grâce à sa géographie imaginaire et la liberté accordée aux joueurs. The Eternal City est un MUD produit par Worlds Apart Productions en 1996 et repris par Skotos Online Gaming il y a quelques années, ce qui a assuré le développement constant de l’univers de la ville d’Iridine et ses environs grâce aux contributions financières modestes demandées par Skotos, mais surtout grâce à la participation soutenue des joueurs (qui vont même jusqu’à créer des fan fictions dans les forums dédiés à ce jeu).

Si Eternal City renvoie au surnom de la Rome antique, il ne faut pas y voir un calque, bien que la cité imaginaire d’Iridine possède son Colisée ainsi qu’un Sénat. Le monde de Midlight a ses propres mythologies et histoires. En se créant un avatar (apparences, origines, qualités, défauts, spécialités et métier), le joueur devient un membre à part entière de la société métropolitaine. Il peut alors s’impliquer plus ou moins activement dans la communauté virtuelle dont il fait partie: il peut devenir un personnage légendaire, un riche commerçant, un des acteurs principaux de la démocratie de la métropole ou encore faire jouer son influence pour corrompre les institutions politiques ou telle faction de la milice. Il peut aussi choisir de devenir conteur, charlatan, voleur ou bien être reconnu comme l’ivrogne de la ville. Ainsi, le développement du personnage n’est limité que par la seule imagination du joueur.

La longévité d’Eternal City réside dans le fait que les administrateurs du jeu ont toujours fait primer le jeu de rôle des participants avant l’affrontement de ceux-ci. Les attaques entre les murs de la ville sont d’ailleurs fortement réprimandées (encore faut-il que des constables soient témoins de l’acte répréhensible). La ville d’Iridine a d’ailleurs été adaptée au fil des années pour accommoder les «besoins» des joueurs et offrir d’autres possibilités. Des rues commerciales aux services plus diversifiés ont été construites, les espaces sauvages autour de la cité ont été graduellement agrandis afin de satisfaire les désirs des plus aventureux, des places en l’honneur des personnages influents ont été construites, les réseaux de rues et de ruelles sont maintenant plus denses et comportent plus de dangers ou de sécurité selon les zones. L’intelligence artificielle des NPCs (non-player characters) a été améliorée afin que leurs interventions soient plus pertinentes lors des interactions avec les joueurs.

L’aspect qui nous intéresse plus spécifiquement réside dans l’exploration de ce monde qui se donne à découvrir comme une suite de phrases desquelles le joueur doit tirer une signification. Bien que l’interface de navigation soit agrémentée d’une rose des vents cliquable et d’éléments témoignant de l’état du personnage, contrairement à la plupart des MUDs, tous les déplacements peuvent se faire par le biais de commandes textuelles. Les déplacements de l’avatar défilent de bas en haut de l’écran, marquant la progression linéaire et temporelle du joueur, alors que les choix de déplacement s’offrent à la manière de l’hypertexte: «You arrive at a wide cobblestone street. You see a wide cobblestone street to the north and a dark alley to the north west.» Les choix sont mis en évidence en bleu ou en vert selon le type de chemin offert. L’avatar va donc de nœud en nœud et peut naviguer au gré des liens qui lui sont offerts. Il peut éventuellement marquer des lieux spécifiques vers lesquels il pourra retourner simplement en écrivant la commande appropriée et le nom du marqueur utilisé. Les fonctions look, smell, touch, taste et listen (suivies du nom de l’objet ou de la direction en question) permettent de simuler les informations recueillies normalement par le citadin, en fournissant des descriptions complémentaires. Chaque lieu constitue une potentialité textuelle qui permet de consolider, lorsqu’investiguées, un univers qui est tout sauf linéaire. Nous sommes donc bien loin de la série SimCity qui, misant principalement sur des aspects de macro-gestion comme l’économie et l’urbanisme d’une cité en construction, apparaît comme totalement désincarnée.

Selon l’adage médiéval disant que «l’air de la ville rend libre7Citation de Max Weber par Cambier, Alain (2005) Qu’est-ce qu’une ville?, coll. «Chemins philosophiques», Paris: VRIN, p. 14.», The Eternal City permet au joueur de se constituer une vie virtuelle complète. En quoi, cependant, peut-on rapprocher cette ville imaginaire située dans un contexte médiéval fantastique de l’hyperville de Corboz? Si la marche reste le moyen de déplacement le plus répandu dans le jeu (quelques riches heureux ont la chance d’avoir des chevaux), la distance n’est pas un obstacle à la communication. Moyennant quelques points d’endurance (qui se régénèrent avec le passage du temps), le joueur peut transmettre ses pensées avec la commande think par télépathie aux autres joueurs connectés. Quiconque peut ainsi se donner rendez-vous sans se chercher interminablement ou en utilisant des modes de communication hors-jeu. Est donc intégré à cet univers un système de messagerie instantanée (il faut se rappeler la popularité des IRCs à l’époque de la création du jeu). Le rassemblement et la sociabilité, éléments à la base de l’urbanité, sont ici consolidés par différents dispositifs ressemblant en tous points à ceux de notre réalité actuelle.

My Trip to Liberty City et l’exploration virtuelle

De nombreux jeux ont employé la ville comme décor, parfois comme objectif du jeu (par exemple, les jeux de gestion à la SimCity), d’autres fois comme environnement labyrinthique propice aux affrontements (comme dans la plupart des jeux de tir à la première personne). Une série de jeux qui a utilisé le décor urbain comme théâtre de l’action est la controversée franchise Grand Theft Auto. Les villes imaginaires des différents jeux de la série sont calquées sur des villes réelles: par exemple, Liberty City est inspirée de New York alors que l’action de Grand Theft Auto: Vice City se déroule dans une ville qui rappelle énormément Miami. Grand Theft Auto: San Andreas propose quant à lui trois villes distinctes de la côte ouest-américaine, soit Los Santos pour Los Angeles et ses quartiers mal famés, San Andreas pour San Francisco, ses habitants bohèmes et son immense pont rouge emblématique, puis Las Venturas pour Las Vegas et ses casinos.

Inaugurée en 1997, cette série de jeux, dont l’objectif est de gravir les échelons du monde interlope, s’est surtout faite connaître à l’extérieur du monde du jeu vidéo par les nombreuses controverses dont elle a fait l’objet. Dans cet univers, le joueur incarne un criminel qui peut et doit tuer policiers, militaires et passants innocents dans sa quête de pouvoir et d’argent. Le tintamarre autour du jeu n’a jamais été aussi fort que lors du lancement de Grand Theft Auto III (2001), dont l’univers de jeu en trois dimensions confère une expérience plus réaliste que la vue aérienne employée jusqu’alors dans la série, rendant encore plus condamnable, dans l’opinion de la majorité, les délits effectués par le personnage.

Le débat intense autour du caractère immoral de Grand Theft Auto III a eu comme corollaire que les aspects techniques et formels du jeu n’ont pas été considérés par de nombreux commentateurs. De manière à remédier à cette injustice, Jim Munroe a créé My Trip to Liberty City, un machinima réalisé dans l’univers de Grand Theft Auto III. Le film d’animation présente une navigation filmée de Munroe qui manipule son avatar en déambulant au hasard dans Liberty City pendant qu’une voix hors champ effectue un commentaire de sa promenade. Dès la première minute, Munroe établit qu’il est parfaitement conscient de la controverse autour de GTA III (il affirme que c’est la mention récurrente de la polémique dans les médias qui l’a amené à vouloir expérimenter par lui-même le jeu).

Dès les premières minutes du court-métrage, Munroe décide de ne pas accomplir la mission qui lui a été assignée dans le jeu, puisqu’il ne souhaite pas aller frapper un inconnu à coup de batte de baseball et désire plutôt se promener à son gré dans la ville. Il prend alors une apparence de touriste canadien et se met à explorer Liberty City. Rapidement, Munroe souligne la grande qualité et le souci du détail dont font preuve les concepteurs et programmeurs du jeu, allant jusqu’à offrir des escaliers de sécurité donnant accès aux toits des bâtiments qui proposent un panorama spectaculaire de la ville. Il fait également remarquer au passage qu’il est agréable de pouvoir se promener dans une ville qui n’est pas tapissée de publicités envahissantes (des espaces de décors urbains d’autres jeux vidéo sont achetés par des compagnies afin de mettre en valeur leurs produits).

L’intérêt principal du machinima de Munroe est qu’il attire l’attention du spectateur sur la caractéristique de GTA qui est tout aussi spectaculaire que la violence du jeu, soit la qualité de la représentation de la ville. Les villes imaginaires des jeux de la série sont riches en détails architecturaux, contiennent des recoins et des passages secrets qu’il n’est possible de découvrir qu’en effectuant une exploration patiente, elle est peuplée de citoyens avec lesquels il est possible d’interagir (bien qu’avouons-le, de manière plutôt hostile). La série des GTA est en effet un jeu non linéaire communément appelé sandbox game dont la principale particularité est d’offrir un univers de jeu vaste et riche avec lequel il est possible d’interagir de différentes manières, comme l’explicite Michael Nitsche dans son essai Video Game Spaces: «The [game’s] world functions like a giant sandbox that allows its inhabitants to form structures out of its rule systems and already existent objects. Thus, a given environment such as Liberty City in Grand Theft Auto III is seen as a playground because its open architecture allows for relatively free play8Nitsche, Michael (2009), Video Game Spaces. Image, Play, and Structure in 3D Worlds. Cambridge et London: MIT, p.171.». De fait, l’utilisation du jeu faite par Munroe dans son machinima peut paraître incongrue au gamer chevronné, mais elle est tout aussi valable qu’une utilisation conventionnelle. Le plus récent épisode de la série, GTA IV, propose un environnement urbain plus riche que jamais dont on peut explorer encore davantage de lieux. Le foisonnement de détails et la complexité du réseau urbain ne servent pas que des fonctions accessoires dans les jeux de la série GTA, ils peuvent constituer à part entière le plaisir du joueur qui appréciera le jeu pour ses qualités esthétiques indéniables, dans une attitude de flâneur virtuel.

Mirror’s Edge ou le panoptique

Lancé en 2008, Mirror’s Edge (Electronic Arts/DICE Entertainment) propose une expérience à la première personne qui a le mérite de considérer le corps de l’avatar, Faith, non pas comme une interface ayant pour seule tâche de tenir un fusil, mais aussi comme matière de contact (littéralement) avec le décor. Le synopsis est simple et se résume par les mots de Faith dans la première séquence animée du jeu: «The authorities said the changes – the monitoring, banning, regulating – were for the greater good.» Suivent des manifestations de la part de la population, mais les autorités policières finissent par dissiper les échauffourées: «And gradually people just… let go, stopped fighting, let the city take control of their lives.» La ville est donc considérée comme sujet à part entière qui rappelle le panoptikon de Foucault, que Benthan explora9Voir Foucault, Michel (1975), «Le panoptisme», dans Surveiller et Punir, coll. «Tel». Paris: Gallimard, p. 228-264.. Faith tente, tout au long du jeu, de déjouer un complot prenant sa sœur (policière) pour victime. Le personnage mis entre les mains du joueur est un runner ou un traceur pour ceux qui sont familiers avec le parkour (cet art de se déplacer le plus rapidement possible d’un point à un autre dans un milieu urbain).

Les runners sont chargés de véhiculer de l’information de façon «illégale» en se déplaçant sur les toits de la ville: constituée principalement de fenêtres (souvent réfléchissantes) et de structures blanches qui confèrent un calme, voire une certaine harmonie, jusqu’à ce que les forces de l’ordre tombent sur Faith; inversement, à l’intérieur des murs, les décors sont généralement très sombres. Dès les premières minutes de jeu, dans une séquence animée, Faith prononce la phrase «Let’s go with the flow», témoignant du statut particulier du personnage. C’est elle qui maîtrise les flux de la ville tout en se plaçant en retrait de son cadre rigide. Elle improvise. Ceci s’accorde aux propos de David Ker Thomson: «Peut-être pourrions nous résumer en affirmant que la figure du flâneur incarne une certaine manière de se mouvoir au XIXe siècle. Au XXe siècle, c’est le flâneur surréaliste, si l’on peut dire, puisque cet insaisissable énergumène ne nous laisse pas le loisir de l’identifier plus sûrement, qui reprend le flambeau10Thomson, David Ker (2009) «La Belle Époque: amour et YouTube en pleine cité des parkours», dans Giovanna Borasi et Mirko Zardini (dir.), Actions: Comment s’approprier la ville. Montréal: Centre canadien d’architecture/SUN, p. 51. Cet article de Thomson analyse principalement la diffusion impressionnante du parkour (découlant de l’hébertisme) sur YouTube et l’influence que le média numérique a sur la pratique de cet art du déplacement..» Il est aussi possible pour le joueur de profiter, tout simplement, du paysage urbain qu’il peut parcourir à loisir, comme en témoigne l’exemple de Liberty City, mentionné précédemment. Notons toutefois ceci, car si nous acceptons le propos de Thomson, ceux de Zoe Laughlin donnent une nature singulière à ce flâneur-traceur qui nous intéresse: «Le parkour est une activité qui établit des corrélations intimes avec le monde matériel. Mains éraflées, genoux écorchés, coudes cognés, chevilles et poignets tordus […], le corps du traceur entre en collision brutale avec l’environnement bâti dans les courses, roulades, bonds, balancements, appuis et réceptions qu’il effectue sur et contre des surfaces impitoyables11Laughlin, Zoe (2009) «La matérialité du parkour», dans Giovanna Borasi et Mirko Zardini (dir.), Actions: Comment s’approprier la ville. Montréal: Centre canadien d’architecture/SUN, p. 43.

Le runner peut donc être considéré comme flâneur performatif. Bien que la disponibilité du flâneur soit rendue possible, en règle générale, par son oisiveté, c’est d’une toute autre forme d’ouverture dont fait preuve le runner: Faith se rend disponible à la ville sur de courts laps de temps, elle est capable d’anticiper les prochains sauts, les chocs, les glisses: elle fait corps avec la ville. Si le flâneur exerce sa liberté en usant du temps comme bon lui semble, l’agilité de Faith, sa performance sur les toits de la ville, exprime le dernier rempart de liberté conféré par un espace sous haute surveillance. Ainsi dit-elle, dans la première séquence animée du jeu, «On the edge of the city, you find out who you really are12YouTube, Mirror’s Edge Story Trailer 1. En ligne: http://www.youtube.com/watch?v=zw2IWozRQWg (consulté le 4 novembre 2009)..» Or, comme il y a un important décalage entre l’idée que se fait Faith de la ville et ce que cette dernière est devenue, c’est en l’éprouvant qu’elle pourra conformer la ville à ce qu’elle croit juste. Prenant en considération que l’appréhension de la ville imaginaire par le joueur se fait par le visuel, comme ce put être le cas de la flâneuse comme œil géant dans Une aventure londonienne de Viriginia Woolf ou encore chez le flâneur baudelairien tel qu’analysé par Walter Benjamin, le sens donné à la ville de Mirror’s Edge par l’avatar se fait d’abord et avant tout par le tactile, car ce qui lui est donné à voir n’est que du faux: en arriver à connaître les engrenages de la ville nécessite de courir, sauter, se salir, s’écorcher, recevoir des balles… Dans l’une des vidéos de promotion du jeu, intitulé Leap of Faith13YouTube, Mirror’s Edge – Leap of Faith TV ad. En ligne: http://www.youtube.com/watch?v=DFKas0CDu9I (consulté le 4 novembre 2009)., le personnage dit ceci: «They wiped away all the brilliance and humanity the city ever had. I’m going to show them they missed a spot.» Littéralement, dans l’univers aseptisé de Mirror’s Edge, Faith est une tache, un élément défectueux qu’il faut éliminer.

Autre détail qui marque la progression de Faith dans sa connaissance de la ville: les tatouages qui couvrent son bras gauche. Elle les a acquis suite à son entraînement pour devenir runner: Ils ont l’apparence de circuits électroniques, d’un langage crypté dont personne n’a la clé. Lorsque nous jetons un coup d’œil à la dernière scène14YouTube, Mirror’s Edge PC Final. En ligne: http://www.youtube.com/watch?v=n2ZDntG-GMg&feature=related (consulté le 4 novembre 2009). Voir le vidéo vers 3:40 min. de Mirror’s Edge, où Faith libère sa sœur, les inscriptions sur son bras droit ne sont plus de la même teneur: ils s’apparentent à la calligraphie japonaise, un art que seuls des maîtres sont en mesure d’appliquer. On sera passé de l’absence d’écriture à une forme de langage cryptique, pour passer ensuite du côté de symboles qui apparaissent comme porteurs d’une signification; il en va de même que cette ville vouée à la rupture des communications (une tactique de guerre classique comme dit le personnage de Callaghan dans la scène finale), mais qui, à travers toutes ces péripéties, conserve un brin d’espoir. S’il ne s’agit que d’un détail, il survient au moment où le symbole de l’ordre, encore intouché par la corruption, rejoint celui de la liberté. C’est au-dessus d’une ville illuminée, de nuit, que les deux sœurs se tiennent. Le nom de Faith prend alors tout son sens et l’on peut croire que la Cité retrouvera son ordre.

La ville désenchantée et hostile: Days in a day de Pierrick Calvez

Jusqu’à présent les œuvres commentées ont présenté la ville comme lieu de tous les possibles dont l’exploration est une expérience sans cesse renouvelée. Or, le portrait favorable de la ville n’est pas unanime dans les arts hypermédiatiques. Par exemple, l’œuvre Days in a Day de Pierrick Calvez dresse un portrait plus sombre et inquiétant de la ville, qui devient lieu d’aliénation, de solitudes invisibles et d’égoïsme.

L’œuvre se compose de plusieurs parties que l’internaute doit parcourir dans un ordre déterminé à l’aide d’une trajectoire tracée sur une carte de la ville. Chaque tableau présente une situation unique, avec ses propres formes d’interactivité dépeignant une facette particulière de l’existence urbaine (transports, vie publique, habitation de gratte-ciels, expansion territoriale, etc). Après l’exploration de chaque tableau, une page supplémentaire d’un «notebook» devient disponible à l’internaute. Ces pages de carnet présentent des citations tirées de plusieurs médias (journaux, romans, émissions de radio et de télévision) qui décrivent un des aspects négatifs de la vie contemporaine en métropole.

En présentant plusieurs caractéristiques déplorables de l’existence urbaine, Calvez veut sensibiliser l’internaute à des aspects trop souvent oubliés du mode de vie des habitants d’une ville: la solitude de l’individu noyé dans la foule, la réclusion dans des logements et devant des écrans cathodiques de personnes vivant dans un milieu qui devrait plutôt encourager la sociabilité, la poursuite de gain matériel qui anime l’activité économique d’une ville, etc. Cette œuvre, plutôt sombre malgré son esthétique léchée, met en relief la problématique des milieux urbains où la collectivité est formée par des gens repliés sur eux-mêmes. Métonymiquement, les «journées» des habitants de la ville, qui se déroulent en parallèle à l’intérieur d’une même journée, ne convergent que rarement. La tristesse sourde ne s’exprime presque jamais et la ville, dans l’œuvre de Calvez, devient une prison à ciel ouvert dont les barreaux sont formés de gratte-ciels.

Conclusion

Certains court-métrages (notamment City de Candas Sisman, Cityfix de Matt Bullock et Neo City de Hao Ai Qiang et son équipe) articulent leurs représentations de la ville autour de sa verticalité: des gratte-ciels, à l’apparence rugueuse de béton ou lisse de verre, confèrent un caractère impersonnel et froid à ces constructions qui découpent des saillies sur l’horizon, et les bâtiments plus chatoyants et élaborés de Neo City n’en accentuent pas moins l’échelle surdimensionnée des bâtiments qui s’imposent dans l’imaginaire contemporain quand il est question de l’urbanité. Les films Neo City, Soft City et Cityfix (dans une moindre mesure) ont beau présenter une métaphore de la ville comme organisme biologique, on constate que les habitants de ces villes sont autant de cellules formant cet immense organisme, manière de souligner à quel point les individus s’amalgament dans une masse diffuse et dévorée par la ville. L’aspect menaçant de la ville tel que mis de l’avant par Calvez dans Days in a Day est donc ici incarné par les immeubles massifs qui forment de manière proéminente la matière première de la ville. On notera aussi l’importance que prend le gratte-ciel en plein centre de la ville dans Mirror’s Edge (la tour triangulaire qui, à la fin du jeu, permet de croire au retour d’une certaine harmonie) ainsi que dans Neo City. Les adeptes de Final Fantasy VII, peuvent se rappeler la tour centrale de la cité de Midgar, où les sièges sociaux de Shinra sont installés et qui accueillera le canon Sister Ray. Cette métropole agit comme le centre politique de la planète (Gaïa) dans laquelle l’action prend place, mais aussi comme une menace: les réacteurs de la ville drainent l’énergie «spirituelle» (le mako) de Gaïa et agissent comme source d’énergie principale, voire unique. La survie de ce monde se trouve alors en péril.

Ce qui se dégage de cet aperçu des représentations des villes numériques est que la ville s’impose comme une figure au sens fort. Comme le note Bertrand Gervais:

La figure est une énigme: elle engage en ce sens l’imagination du sujet qui, dans un même mouvement, capte l’objet et le définit tout entier, lui attribuant une signification, une fonction, voire un destin. La figure, une fois saisie, est au cœur d’une construction imaginaire. Elle ne reste pas statique, mais génère des interprétations, par lesquelles justement le sujet à la fois s’approprie la figure et se perd dans sa contemplation15Gervais, op.cit., pp. 16-17..

De ses représentations les plus anciennes jusqu’aux plus récentes qui ont fait l’objet du présent dossier, la ville est dépeinte de manières très variées et dans une myriade de versions tributaires des interprétations de la ville respectives à chaque artiste. C’est le propre d’une figure que de s’incarner dans l’imaginaire de manière polymorphe et mouvante et, en ceci, le caractère insaisissable et panoptique de la ville se répercute dans les représentations artistiques qui la prennent comme objet et moteur de la création.

La grande majorité des exemples cités au cours des précédents paragraphes démontrent que la ville, imaginaire dans ce cas-ci, est plus souvent associée à un caractère négatif que positif. Le troisième et dernier volet de cette série traitant des villes numériques se penchera sur les usages de l’hypermédia in situ. Il y sera, entre autres, question des manifestations artistiques hypermédiatiques au sein de la ville qui permettent de redéfinir notre rapport à la ville en tant que territoire. Les graffitis et jeux numériques de toutes sortes, impliquant souvent la participation des citadins, ne sont-ils qu’artifices et loisirs ou participent-ils aussi au renforcement d’une identité, d’un sentiment d’appartenance à un territoire urbain donné?

Ressources bibliographiques

Cambier, Alain (2005) Qu’est-ce qu’une ville?, coll. «Chemins philosophiques». Paris: VRIN, p. 128.

Corboz, André (2009) [1994] « Apprendre à décoder la nébuleuse urbaine », dans André Corboz, De la ville au patrimoine urbain. Histoire de formes et de sens, textes rassemblés et choisis par Lucie K. Morisset. Montréal: Presses de l’Université du Québec p. 133-138.

Egenfeldt-Nielsen, Simon; Smith, Jonas; Tosca, Susana (2008). Understanding Video Games. New York: Routledge, 304 p.

Foucault, Michel, «Le panoptisme», dans Surveiller et Punir, coll. «Tel». Paris: Gallimard, p. 228-264.

Laughlin, Zoe (2009) «La matérialité du parkour», dans Giovanna Borasi et Mirko Zardini (dir.), Actions: Comment s’approprier la ville. Montréal: Centre canadien d’architecture/SUN, p. 42-46.

Nitsche, Michael (2009) Video Game Spaces. Image, Play, and Structure in 3D Worlds. Cambridge & London: MIT, 305 p.

Thomson, David Ker (2009) «La Belle Époque: amour et YouTube en pleine cité des parkours», dans Giovanna Borasi et Mirko Zardini (dir.), Actions: Comment s’approprier la ville. Montréal: Centre canadien d’architecture/SUN, p. 48-58.

Verhaeren, Émile (1982) [1893-1895] Les Campagnes hallucinées suivi de Les Villes tentaculaires, coll. «Poésie , éd. présentée, annotée et établie par Maurice Piron. Paris: Gallimard, 178 p.

Ressources en ligne

Wikipedia, the Free Encyclopedia, «Text-based games». En ligne: http://en.wikipedia.org/wiki/Text-based_game (consulté le 4 novembre 2009).

YouTube, Mirror’s Edge Story Trailer 1. En ligne: http://www.youtube.com/watch?v=zw2IWozRQWg (consulté le 4 novembre 2009).

YouTube, Mirror’s Edge – Leap of Faith TV ad. En ligne: http://www.youtube.com/watch?v=DFKas0CDu9I (consulté le 4 novembre 2009).

YouTube, Mirror’s Edge PC Final. En ligne: http://www.youtube.com/watch?v=n2ZDntG-GMg&feature=related (consulté le 4 novembre 2009).

Œuvres du Répertoire ALH

  • 1
    Verhaeren, Émile (1982) [1893-1895], Les Campagnes hallucinées suivi de Les Villes tentaculaires, coll. «Poésie», éd. présentée, annotée et établie par Maurice Piron. Paris: Gallimard, p. 24. L’auteur souligne.
  • 2
    Corboz, André (2009) [1994], «Apprendre à décoder la nébuleuse urbaine», dans André Corboz, De la ville au patrimoine urbain. Histoire de formes et de sens, textes rassemblés et choisis par Lucie K. Morisset. Montréal: Presses de l’Université du Québec, p. 133-138.
  • 3
    «MUD (Multi-User Dungeon): A system for virtual role-playing. Can be conceived of as a thematically charged chat-room with a focus on role-playing. Certain types – so-called MOOs – operate with objects that the players/users can interact with (and sometimes alter/create). Many online role-playing games are direct descendents of MUDs.» Référence: Egenfeldt-Nielsen, Simon; Smith, Jonas; Tosca, Susana (2008), Understanding Video Games. New York: Routledge, p. 252.
  • 4
    Le terme «figure» est ici employé dans le sens défini par Bertrand Gervais: «La figure apparaît, pour le sujet qui s’en empare, comme un signe complexe, un objet de pensée ayant une configuration précise, composée d’un ensemble de traits et d’une manière d’être singulière (engageant, par exemple, sa propre logique de mise en récit et en images), impliqué dans des actes d’imagination et de représentation, faits pour soi ou pour autrui.» Référence: Gervais, Bertrand (2007). Figures, lecture. Logiques de l’imaginaire tome 1. Le Quartanier, collection «Erres essais», p. 18.
  • 5
    Burka, Lauren B. (1993) The MUDdex, en ligne: http://www.linnaean.org/~lpb/muddex/ (consulté le 12 janvier 2010)
  • 6
    «Text Game: Game which only uses textual imput and output. These are often adventure games (where the textual form was popular in the 1980s)». Référence: Egenfeldt-Nielsen, Simon; Smith, Jonas; Tosca, Susana (2008), Understanding Video Games. New York: Routledge, p. 252.
  • 7
    Citation de Max Weber par Cambier, Alain (2005) Qu’est-ce qu’une ville?, coll. «Chemins philosophiques», Paris: VRIN, p. 14.
  • 8
    Nitsche, Michael (2009), Video Game Spaces. Image, Play, and Structure in 3D Worlds. Cambridge et London: MIT, p.171.
  • 9
    Voir Foucault, Michel (1975), «Le panoptisme», dans Surveiller et Punir, coll. «Tel». Paris: Gallimard, p. 228-264.
  • 10
    Thomson, David Ker (2009) «La Belle Époque: amour et YouTube en pleine cité des parkours», dans Giovanna Borasi et Mirko Zardini (dir.), Actions: Comment s’approprier la ville. Montréal: Centre canadien d’architecture/SUN, p. 51. Cet article de Thomson analyse principalement la diffusion impressionnante du parkour (découlant de l’hébertisme) sur YouTube et l’influence que le média numérique a sur la pratique de cet art du déplacement.
  • 11
    Laughlin, Zoe (2009) «La matérialité du parkour», dans Giovanna Borasi et Mirko Zardini (dir.), Actions: Comment s’approprier la ville. Montréal: Centre canadien d’architecture/SUN, p. 43.
  • 12
    YouTube, Mirror’s Edge Story Trailer 1. En ligne: http://www.youtube.com/watch?v=zw2IWozRQWg (consulté le 4 novembre 2009).
  • 13
    YouTube, Mirror’s Edge – Leap of Faith TV ad. En ligne: http://www.youtube.com/watch?v=DFKas0CDu9I (consulté le 4 novembre 2009).
  • 14
    YouTube, Mirror’s Edge PC Final. En ligne: http://www.youtube.com/watch?v=n2ZDntG-GMg&feature=related (consulté le 4 novembre 2009). Voir le vidéo vers 3:40 min.
  • 15
    Gervais, op.cit., pp. 16-17.
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