ALN|NT2, dossier thématique, 2008

La ville numérique I

Benoit Bordeleau
cover

Sous-titre: La ville entre données et sensibilités

Définition

Constitué sous la forme d’un triptyque, le dossier thématique La ville numérique s’intéresse tout d’abord aux représentations de la ville naissant du corps à corps entre le citadin et le sol urbain. Pour l’artiste voulant cartographier ce territoire déjà fortement connoté et exploré, s’agit-il encore de la représenter de façon fidèle ou bien de lui donner un visage plus humain? Les nouvelles cartographies sociales et émotionnelles, joignant art et science, changent déjà les perceptions de la ville à l’échelle locale: peut-il en être ainsi à l’échelle mondiale? Le deuxième article de ce dossier fera un saut dans les univers fictifs de la ville sur le Web, en passant par des jeux de rôles, de simulations, de narration prenant place dans un contexte urbain. Finalement, seront analysées des oeuvres in situ, issues des pratiques du numérique, qui permettent de se réapproprier les espaces urbains par la participation active des citadins. Si ces articles paraissent disparates, ils s’articulent toutefois afin de comprendre comment les interactions entre le monde physique et les mondes virtuels s’influencent et en viennent à modifier nos modalités de lecture de la vie urbaine.

______________________________________

La prolifération des logiciels et applications reliés à la cartographie sur le Web – qu’on pense aux Google Maps, Street View et autres WikiMaps de la même espèce – n’a cessé d’accélérer. Il y a quelques années, ces outils annonçaient la démocratisation des cartes: plus de zones blanches, tout devient facile d’accès et permet à chacun d’aller voir jusque dans la cour de son voisin (ou presque). Mais que signifient en bout de ligne ces cartes qui sont créées de toute pièce grâce à des photographies satellites? Si ces cartes s’avèrent utiles – les voyageurs acquiesceront volontiers – il reste que les artistes ont souvent critiqué (et continuent de le faire) cette dé-dialectisation des cartes, qui rappelons-le, narrativisaient en quelque sorte un récit de voyage, une grande exploration: l’humain et le vécu qui devraient se retrouver au centre même des enjeux de l’acte de cartographie s’en trouvent plus souvent qu’autrement absents. Ainsi des liens se seront tissés entre Google Maps, Wikipédia, Flick’r et nombreux autres réseaux sociaux afin de rendre les cartes plus conviviales, plus axées qu’avant sur l’utilisateur, en proposant sans cesse de nouveaux API (Application programming interface) et mashups1À cet effet, Loïc Haÿ nous propose un petit historique du développement des technologies (carto)numériques ici..

Ce premier article d’une série de dossiers thématiques portant sur la ville, aussi bref soit-il considérant l’ampleur du thème et la quantité d’œuvres s’y rattachant (on notera la sélection de quelques unes seulement), se penchera sur des œuvres, souvent des cartes, qui proviennent de l’expérience concrète d’un lieu, collective ou individuelle. Partant de la prémisse qui veut que la ville soit vivante grâce à l’implication du corps de l’individu ou de la collectivité dans sa matière, on verra que les œuvres choisies permettent de mieux la saisir grâce à de nouveaux modes de visualisation (des réseaux visibles et invisibles), mais aussi par l’apport spécifique de la communauté établie au sein d’une ville donnée, ou encore par le biais de l’interaction entre corps et machine permettant de prendre conscience différemment de l’environnement où l’on évolue. Il ne sera donc pas question, pour l’instant, de villes fictives que l’internaute a pu côtoyer dans le désormais classique MUD (Multi-user dungeon) The Eternal City, l’univers un peu schizophrénique de Days in a Day ou encore dans la populaire série Sim City. Il ne sera pas non plus question de ces réappropriations de l’espace urbain par des œuvres in situ issues des pratiques des arts numériques tel que le Cityspeak de Jason E. Lewis ou les graffitis numériques du Graffiti Research Lab, pour ne citer que ces deux exemples. Ces aspects seront traités respectivement dans les prochains articles de ce dossier. Considérons donc ce triptyque comme une tentative de mieux cerner les correspondances entre nos modalités de parcours dans les villes réelles et virtuelles. 

Recadrer la ville matérielle et immatérielle

La ville, après avoir assumé le rôle de place forte durant le Moyen-Âge, est désormais principalement un lieu d’échanges commerciaux et interpersonnels. À la base, ces rencontres se faisaient en chair et en os, à l’ancienne, sans le secours des téléphones cellulaires, Facebook et Twitter de ce monde qui sont vénérés par les techno-enthousiastes ou bien rejetés du revers de la main (mais utilisés en cachette) par d’autres, désireux de préserver leur tranquillité malgré l’accélération des mouvements urbains. On dira que ces réseaux ne sont pas spécifiquement urbains, certes, mais on doit les replacer dans un contexte où la ville s’étale de plus en plus, où campagnes et villes en sont que des extensions mutuelles. La ville d’aujourd’hui est mois un lacis de routes et de strutures bétonnées qu’une attitude sociale, basée sur la création de liens et qui se rapproche d’une certaine idée de la tribu. Comme nous le rappelle le sociologue Alain Médam, «des liens se tissent dans les villes, mais restent le plus souvent inachevés. Prêts à se défaire sitôt qu’établis. Inconclusifs et modifiables. Or, c’est précisément là, en cette inconclusion, que réside la richesse, la vitalité de ces liens et, par contrecoup, la créativité de la ville2Médam, Alain (2002) Labyrinthes des rencontres, coll. «Métissages», Montréal, Fides, p. 9..» Il serait fou d’affirmer, aujourd’hui, que la ville n’est que l’ensemble des structures permettant l’habitation d’une population donnée: c’est aussi un espace massif de transit, un lieu de passage. Le concept d’hyperville3Dans un entretien pour l’Institut d’urbanisme de Paris, André Corboz répond ceci à la question «Qu’est-ce que l’hyperville?»: «L’hyperville contient beaucoup de niveaux. C’est le territoire en général, habité par des gens qui exercent des activités qui ne sont ni agricoles ni montagnardes et qui travaillent dans des centres pour le secteur industriel ou pour les nouvelles technologies, ce qui a transformé les mentalités.» L’hyperville, c’est la ville qui n’a plus de centre, qui peut s’étaler, dans le cas de la Suisse comme le propose Corboz, à tout un pays. C’est une ville qui ne peut plus se considérer simplement sous l’angle de la surface; elle se conçoit plutôt sous les aspects de réseaux, de liens, de points terminaux. Pour lire l’article, consulter:
Paquot, Thierry; Corboz, André (11/2000) Paroles sur la ville, Institut d’urbanisme de Paris. En ligne: http://urbanisme.univ-paris12.fr/1134982649910/0/fiche___article/&RH=URBA_1Paroles (consulté le 28 juillet 2009).
 serait plus convenable pour cette définition de la ville qui nous intéresse: «l’espace urbain de l’hyperville est un espace qui dépend d’un système de relation plutôt que d’une géométrie spécifique […], il se transforme en quelque chose de plus relativisé: il dépend des parcours qu’on réalise4Bello Marcano, Manuel (03/2007) «La perception de l’hyperville: du nomadisme contextuel vers l’errance hypertextuelle», Sociétés, no 97. En ligne: http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=SOC_097_0067#section1_s1n2 (consulté le 22 juillet 2009).», comme l’écrit Manuel Bello Marcano. Considérons donc le fait urbain actuel sous la forme d’un hypertexte, donc d’un réseau ou d’une multiplicité de réseaux. 

Ces derniers (ajoutés aux réseaux déjà existants de transports en commun, d’aqueducs, d’éclairage de la ville post-industrielle…), s’ils sont matérialisés dans les pratiques des citadins, par leurs déplacements quotidiens s’inscrivant dans des habitudes qui permettent le maintien de réseaux à l’ancienne, il n’en reste pas moins que ces réseaux s’étendent dans la sphère virtuelle de la ville. En guise d’exemple: les conversations que peuvent avoir les employés d’un même bureau se prolongent sur des réseaux sociaux en ligne et, d’autre part, certaines discussions ne peuvent commencer que sur ces réseaux numériques puisqu’ils fournissent une autre forme de rapport et pourront ensuite être prolongés le lendemain, une fois de retour au bureau. Ainsi, le lien n’est pas rompu après la journée de travail, il subit un déplacement. Peut-être est-ce la spécificité de l’hyperville comparativement aux villes industrielles: la capacité de conserver le lien actif entre les individus d’une même collectivité, en tout temps, et même en tout lieu grâce à la téléphonie et aux réseaux Internet sans-fil. Je me garde toutefois de m’égarer dans l’univers des réseaux sociaux, qui n’est pas notre principal objet d’intérêt, mais ces formes relationnelles en ligne permettent de bien montrer que la fragmentation urbaine se vit (ou peut se vivre) sur un mode différent et qui, en bout de ligne, n’est pas complètement étranger à notre propos: pensons sur le mode de l’éclatement.

Le Bio Mapping de Christian Nold: conscience de soi et conscience collective

Lorsque nous parlons d’implication des participants des différentes composantes hyperurbaines, il faut imaginer que l’interaction des différents partis, la population, les politiques, les artistes, se trouvent dans la possibilité de modifier l’aspect physique de l’espace urbain. Christian Nold, dont il a été question dans un précédent dossier thématique sur l’art GPS, mise énormément sur ces rapprochements entre les actants urbains. Le projet Bio Mapping, dirigé par l’artiste, mesure le réflexe psycho-galvanique (GSR ou galvanic skin response, en anglais) des participants conjointement à leurs coordonnées GPS. Invités à annoter leurs réflexions durant leur parcours, ils devaient ensuite analyser avec Nold les données recueillies grâce au matériel. Premièrement tentée dans les grands centres urbains (et parallèlement dans des centres d’artistes), l’expérience s’est avérée plus ou moins concluante. Disposant d’environ une demi-heure pour déambuler dans la ville avec le matériel de Bio Mapping, les trajets n’étaient pas représentatifs de parcours habituels et les annotations témoignaient surtout d’anecdotes, peu intéressantes lorsqu’il est question d’étudier les dynamiques sociales d’un groupe donné. Or Nold, dans son plus récent livre intitulé Emotional Catography : Technologies of the Self , affirme :

Once I started to work with local community organisations for longer periods of time and in less central towns areas, where people lived in and cared about (and not just worked or shopped), the annotations changed dramatically. Instead of being just about their momentary sensations in the space, participants told stories that intermingled their lives with the place, local history and politics5Nold, Christian (2009) «Introduction: Emotional Cartography. Technologies of the Self», dans Emotional Cartography: Technologies of the Self, p. 6. En ligne: http://emotionalcartography.net/EmotionalCartographyLow.pdf (consulté le 21 juillet 2009)..

Nold s’est rapidement aperçu que la simple compilation de données, boulimie de notre époque de sauvegarde des informations à tout prix, «au cas où», gagnait à être mise en relation avec l’expérience des gens par l’entremise d’un dialogue avec l’artiste (qui lui avait pour fonction d’effectuer le collage des annotations, dessins, coordonnées GPS, GSR, etc.) Les données accumulées par le capteur du réflexe psycho-galvanique, utilisé à la base comme détecteur de mensonge, une fois recombinées aux annotations des participants, permettent d’entrer plus en profondeur dans la réalité d’un quartier, de comprendre les dynamiques faisant en sorte qu’une communauté est soudée ou non. Le détournement de ce dispositif où la personne questionnée espère ne pas se faire prendre agit ici de façon inverse: l’interviewé parle de lui-même, ayant tout à coup l’espace pour faire entendre sa voix, sans avoir peur de se faire juger par quiconque.

La Stockport Emotion Map, par exemple, permet aussi de sortir du canevas de la cartographie traditionnelle en proposant un collage à la fois de textes (explications concernant le projet ainsi que les annotations des participants), des dessins reliés à des lieux ou des enjeux de la communauté, en plus de présenter des représentations graphiques des données sensorielles recueillies (sosu la forme de bornes rouges). Si le résultat final n’est pas fonctionnel, au sens d’une carte géographique traditionnelle permettant de nous repérer, il n’en reste pas moins que cette carte est utile en tant qu’outil de compréhension d’une communauté. Il ne faut pas oublier que celle-ci a été créée avec la participation des représentants d’associations et de quelques personnalités politiques de Stockport (comme c’est le cas pour le projet Complexity Maps qui s’intéresse entre autres aux conséquences sociales des Jeux Olympiques de Turin) et que les «commentaires-données» acquis lors de l’expérience peuvent être réutilisés par la communauté comme des conseils, des précautions à prendre. La diffusion de ce type de cartes sur le Web permet aussi à chacun de s’approprier la carte, d’entrer en contact avec l’artiste ou encore de s’adresser aux autorités politiques locales pour illustrer un point de vue.

Si ces expériences de psychogéographie à l’échelle locale permettent de mieux prendre en considération l’habitat des participants, elles permettent aussi à ces derniers de réagir face à leurs propres perceptions. Comme l’écrit Tom Stafford dans son article Hacking Our Tools for Thought, les dispositifs techniques élaborés par Nold permettent une autoréflexivité du sentant vis-à-vis de son propre senti, quasiment en temps réel :

By looking at your arousal as you traverse physical space you create a medium for reflection on your feelings, feelings which can normally pass below the radar of conscious awareness. Similarly, on a group level, when we can look at similarities in our emotional responses to physical spaces it lets us focus on shared feelings which, are normally only fleeting and not recorded, and so pass below the collective radar6Stafford, Tom, «Hacking Our Tools for Thought», dans Emotional Cartography: Technologies of the Self, sous la dir. de Christian Nold, 2009, sans mention de lieu, http://emotionalcartography.net/, p. 49 du document PDF (p. 93 du document original)..

Les expériences de Nold et des communautés de participants sollicitées ont donc l’avantage d’offrir des points de vue qui s’étendent du collectif à l’individuel et du passé au présent en prévision du futur. Sont donc combinées, grâces aux interventions des participants, des parts de l’histoire d’un quartier et l’exigence du tout-de-suite-maintenant qu’on connaît aujourd’hui grâce à la collecte des données à même les déplacements des individus.

La collecte de données par le citoyen

Si les bio-maps de Nold proposent une visualisation des réactions physiologiques des participants projetées sur une carte des lieux qu’ils habitent, on pourrait éventuellement penser à la combinaison de ce type de projet avec d’autres méthodes de collectes de données requérant la participation des usagers de la ville afin de joindre données sensorielles et atmosphériques. Pensons à La Montre verte/Citypulse, élaborée récemment par la FING (Fondation Internet Nouvelle Génération) qui proposait une montre munie de capteurs d’ozone et de bruit, conjointement à un appareil GPS et un système Bluetooth permettant d’envoyer les données au système Citypulse pour ainsi visualiser les données en temps réel et les archiver; il y a aussi le projet MESSAGE (pour Mobile Environmental Sensing System Across Grid Environments), mené par des chercheurs des Universités de Cambridge, Leeds, Newcastle et Southampton sous la direction du Imperial College London, tente de développer des méthodes économiques de captage de données pour les réseaux de transports collectifs, de l’échelle locale à l’échelle nationale. Ce dernier projet propose quant à lui de mesurer les taux de monoxyde de carbone et de monoxyde d’azote contenus dans l’air, en fixant les capteurs sur des piétons ou bien des vélos.

La clé de ce nouveau rapport à la ville, qui semble se tisser dans des lieux différents, mais à une même époque et dans une même visée, réside dans la communication entre les différents partis: les constructeur-planificateurs de l’espace urbain et ses usagers qui se complètent plus organiquement qu’auparavant. Comme le rappelle Dominique Boullier, dans L’urbanité numérique, «ce qui permettra de récupérer une nouvelle forme de textualité, et donc d’orientation, sera la marque personnelle sur les interprétations, c’est-à-dire la subjectivisation assumée, ou encore, dans un échange coopératif de formation, la mise en contexte par l’expérience personnelle de l’interprète7Boullier, Dominique (1999) L’urbanité numérique. Essai sur la troisième ville en 2100, Montréal, L’Harmattan, p. 78.». La personnalisation de la carte reste le seul moyen de ne pas succomber à cette croyance que tout peut se trouver dans les cartes Google: le collectif Les Liens Invisibles, avec son Google is not the Map, illustre avec ironie la prétention des méga-moteurs de recherche à pouvoir tout récupérer. Ces cartes restent un outil et non une fin. C’est ce que des J.R. Carpenter, avec in absentia, ou bien les autres Cult of Marms de ce monde, avec l’Olfactory Factory, ont compris. Si la carte sert de toile de fond aux matériaux de l’artiste (qu’il s’agisse d’images, de textes ou de vidéos) elle agit principalement en tant qu’élément structurant, grâce à sa vue englobante à vol d’oiseau, pour des perceptions constituées au ras du sol. La carte doit servir une narration, un parcours commenté, une lecture du territoire. Elle est tout au plus un canevas permettant de mettre en évidence ce qui la ponctue, voire ce qui la déborde.

Soulignons l’initiative de Max Stein et de la CESSA (Association des étudiants en électroacoustique de Concordia), la Carte sonographique de Montréal, qui permet aux habitants montréalais de soumettre des extraits audio qui seront ensuite disposés sur une carte Google selon les coordonnées géographiques de l’enregistrement. Si l’idée n’est pas nouvelle (l’œuvre Infrasonic Soundscape proposait déjà, en 2004, une carte sonographique au graphisme plus travaillé tout en simplifiant au maximum la topographie de New York), le caractère collectif de l’œuvre incite non seulement à aller déambuler dans la ville pour participer à la création de cette mosaïque sonore, mais aussi à redécouvrir les sons qui habitent un lieu ou un espace donné, à comprendre les différentes couches sonores qui composent le brouhaha urbain. Ce qui apparaît nuisible en règle générale (le bruit) peut être plus aisément entendu par le citadin, parce qu’isolé du bombardement visuel de la ville. Le bruit n’est donc plus une simple trame de fond, mais le principal constituant d’un paysage difficile à saisir: le paysage sonore. D’autre part, ce type de pratique permet de mettre en évidence par le son le chaos de la ville occidentale, pourtant régie selon des principes dits «rationnels».

La ville hypersensible

La ville traduite à l’écran semblent profiter de la réinjection d’une bonne dose de sensibilité, de corporalité. Un site blanc, conçu par l’Atelier de géographie parallèle (AGP), est totalement plongé dans cette démarche, en tentant de reproduire, autant que cela est possible à l’écran, la matière de la ville. L’intérêt du groupe pour les zones blanches de la carte des banlieues de Paris réside en partie dans le fait que ce qui n’est pas cartographié n’a pas été observé, donc traversé et vécu. L’exploration de ces zones a donné lieu non seulement à un livre de Philippe Vasset (Un livre blanc) qui se penche sur la description minutieuse, voire chirurgicale des lieux, mais aussi à de nombreuses photographies, vidéos et tracés GPS faits par Xavier Courteix et Xavier Bismuth. L’expérience encore et toujours fragmentaire de la ville est ici donnée à la façon d’un collage de moyens techniques (textes, photos, vidéos, dessins) permettant de rendre différents points de vue et modes de compréhension de la ville en sollicitant divers niveaux d’abstraction – des textures du ras du sol fournies par les photos jusqu’à la vue en vol d’oiseau des multiples dessins GPS. Il reste que l’interactivité de cette œuvre, tendant plutôt vers la simple activation des éléments disponibles, ne permet pas la liberté de mouvement qu’un citadin peut expérimenter dans sa propre ville. Les espaces urbains non fonctionnels choisis sont donnés à voir, non à manipuler. Si l’association des fragments permet de rendre d’une excellente manière l’atmosphère des lieux, l’appropriation par l’internaute reste difficile. Il faudra toutefois suivre l’évolution de ce projet qui promet des modifications dans l’animation du site au courant des prochains mois, grâce à la collaboration d’une dizaine de personnes.

Ce qui nous amène à une dernière œuvre, De lettres et d’acier, élaborée par Ollivier Dyens en 2008. Dans la perspective où la ville virtuelle présentée est un Montréal stylisé (Hurler sans bruit présentant le décor hivernal et Les océans des siècles l’estival), elle devient intéressante pour ces villes vécues. Si nous acceptons le fait que l’hyperville déborde d’elle-même, qu’elle dépasse son territoire géographique pour s’immiscer dans un territoire social qu’elle ne contrôle plus (par les réseaux sociaux en ligne, la littérature, l’art, etc., qui s’ouvrent presqu’obligatoirement sur le monde), cette ville rhizomatique ouverte aux internautes, offre une multitude de ports d’entrée. Les principaux traits de Montréal sont reconnaissables, comme ses escaliers en spirale (rappelant aussi l’ADN) et son immense fleuve Saint-Laurent (au centre duquel les bâtiments numériques flottent). Les textes employés pour texturer la ville proviennent d’auteurs d’origines multiples ayant pour la plupart résidé à Montréal et écrit cette ville, à leur manière. Les images qu’on retrouve parfois en surimpression de ces textes rappellent le règne animal (écailles de poisson ou de serpent) ainsi que le corps humain (ventres, mains…), appelant à un démantèlement des frontières entre l’humain, l’animal et la machine. Si l’internaute baigne dans un tissu culturel flagrant, il n’en reste pas moins que le corps est sans cesse rappelé à l’imaginaire et que la curiosité de l’internaute peut être libérée en naviguant à son gré. De lettres et d’acier témoigne d’un patrimoine culturel fort, mais qui n’est et ne peut être visionné que de façon parcellaire. Certains points de repère pourront toutefois inciter l’internaute à se diriger ici ou là (citations de Duras ou de Saint-Exupéry, par exemple). Il pourra aussi rester contemplatif devant l’œuvre, en changeant de temps à autre la caméra virtuelle qui circule dans la ville. L’option «seek» permet d’aller d’un point à l’autre, sans attendre, comme si on utilisait un hyperlien. Sinon on se laisse dériver dans l’œuvre à la façon du flâneur, en faisant son propre collage d’impressions. Cette œuvre a aussi le mérite de proposer un mode de navigation qui s’apparente au flux, lorsqu’on suit le chemin des caméras proposées tout en conservant sa mobilité, ou encore sur un mode hypertextuel en sautant d’un texte (plutôt une texture) à l’autre, au gré de son humeur du moment. L’œuvre d’Ollivier Dyens comporte à la fois son commentaire sur l’humain, la ville, les réseaux culturels qui l’animent ainsi que le passant qui établit son propre dialogue avec l’espace. Surgit cependant une question: comment l’internaute peut-il ajouter à cet univers, marquer sa présence dans l’œuvre pour que cette présence soit reprise, reconfigurée pour faire partie du matériau de la ville? Le caractère collectif est ici représenté, mais ne peut être vécu… Nous sommes toutefois déjà bien loin de la Legible City (1989) de Jeffrey Shaw et Dirk Groeneveld, une installation créée qui proposait aux visiteurs de se déplacer virtuellement (grâce à un vélo stationnaire) dans une ville où les rues étaient composées de phrases. L’hyperville que nous tentons de matérialiser serait cette ville malléable de fond et de forme, celle que l’utilisateur peut modifier à son gré ou devant laquelle il peut rester contemplatif. Et même si l’utilisateur croit avoir un certain contrôle, peut-être la ville lui passe-t-elle sous le nez comme le StreamScape du collectif Bluescreen, espèce de Frankenstein urbain généré en temps réel à partir des morceaux de grandes villes du monde, captés par des webcams…

En guise de clausule…

Les quelques œuvres abordées ci-haut emploient une esthétique du collage qui rompt avec le principe de compilation régissant les villes actuelles pour miser sur la juxtaposition des éléments formant la ville. Hélène Cazes écrit que «[l]e collage au contraire [de la compilation], est perçu comme un assemblage qui sauvegarde la conscience de la disparité: il privilégie la juxtaposition par rapport à l’insertion et refuse toute hiérarchie dans l’organisation nouvelle8Cazes, Hélène (1991) «Centon et collage: l’écriture cachée», dans Rougé, Bertrand, Montages / Collages. Actes du second colloque du CICADA (5, 6, 7 décembre 1991), Université de Pau, p. 72..» L’hyperville doit donc être comprise comme une réactualisation incessante des matériaux et des réseaux disponibles dans le moment, non pas pour gagner cette course vers le quotidien qui semble animer une multitude de discours à l’heure actuelle, mais afin de préserver une culture qui, de plus en plus, décloisonne les espaces. Les représentations de la ville créées dans le giron des arts hypermédiatiques nous permettent de rapprocher les disciplines de façon à complémenter des points de vue souvent divergents, à mieux comprendre notre lecture tout comme notre écriture des réseaux urbains. Ces représentations, en étant accessibles par le Web, appellent aussi une urbanité qui s’étend au-delà des frontières géographiques de nos villes actuelles, pour s’immiscer dans le village global. 

Ressources bibliographiques

Bello Marcano, Manuel (03/2007) «La perception de l’hyperville: du nomadisme contextuel vers l’errance hypertextuelle», Sociétés, no 97. En ligne: http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=SOC_097_0067#section1_s1n2 (consulté le 22 juillet 2009).

Boullier, Dominique (1999) L’urbanité numérique. Essai sur la troisième ville en 2100, Montréal, L’Harmattan, 184 p. 

Cazes, Hélène (1991) «Centon et collage: l’écriture cachée», dans Rougé, Bertrand, Montages / Collages. Actes du second colloque du CICADA (5, 6, 7 décembre 1991), Université de Pau, p. 69-84. 

Cohen, Phil (1997) «Out of the Melting Pot», dans Westwood, Sallie; Williams, John, Imagining Cities: Scripts, Signs, Memory, New York & London, p. 73-85. 

Hubbard, Phil (2006) City, London, Routledge, 298 p.

McBeath, Graham B.; Webb, Stephen A. (1997) «Cities, Subjectivity and Cyberspace», dans Westwood, Sallie; Williams, John, Imagining Cities: Scripts, Signs, Memory, New York & London, p. 249-278.

Médam, Alain (2002) Labyrinthes des rencontres, coll. «Métissages», Montréal, Fides, 202 p.

Nold, Christian (2009) Emotional Cartography: Technologies of the Self. En ligne: http://emotionalcartography.net/EmotionalCartographyLow.pdf (consulté le 21 juillet 2009).

Paquot, Thierry; Corboz, André (11/2000) Paroles sur la ville, Institut d’urbanisme de Paris. En ligne:
http://urbanisme.univ-paris12.fr/1134982649910/0/fiche___article/&RH=URBA_1Paroles (consulté le 28 juillet 2009).

Stafford, Tom (2009) « Hacking Our Tools for Thought », dans Nold, Christian, Emotional Cartography: Technologies of the Self. En ligne: http://emotionalcartography.net/ (consulté le 21 juillet 2009).

Œuvres du Répertoire ALH

  • 1
    À cet effet, Loïc Haÿ nous propose un petit historique du développement des technologies (carto)numériques ici.
  • 2
    Médam, Alain (2002) Labyrinthes des rencontres, coll. «Métissages», Montréal, Fides, p. 9.
  • 3
    Dans un entretien pour l’Institut d’urbanisme de Paris, André Corboz répond ceci à la question «Qu’est-ce que l’hyperville?»: «L’hyperville contient beaucoup de niveaux. C’est le territoire en général, habité par des gens qui exercent des activités qui ne sont ni agricoles ni montagnardes et qui travaillent dans des centres pour le secteur industriel ou pour les nouvelles technologies, ce qui a transformé les mentalités.» L’hyperville, c’est la ville qui n’a plus de centre, qui peut s’étaler, dans le cas de la Suisse comme le propose Corboz, à tout un pays. C’est une ville qui ne peut plus se considérer simplement sous l’angle de la surface; elle se conçoit plutôt sous les aspects de réseaux, de liens, de points terminaux. Pour lire l’article, consulter:
    Paquot, Thierry; Corboz, André (11/2000) Paroles sur la ville, Institut d’urbanisme de Paris. En ligne: http://urbanisme.univ-paris12.fr/1134982649910/0/fiche___article/&RH=URBA_1Paroles (consulté le 28 juillet 2009).
  • 4
    Bello Marcano, Manuel (03/2007) «La perception de l’hyperville: du nomadisme contextuel vers l’errance hypertextuelle», Sociétés, no 97. En ligne: http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=SOC_097_0067#section1_s1n2 (consulté le 22 juillet 2009).
  • 5
    Nold, Christian (2009) «Introduction: Emotional Cartography. Technologies of the Self», dans Emotional Cartography: Technologies of the Self, p. 6. En ligne: http://emotionalcartography.net/EmotionalCartographyLow.pdf (consulté le 21 juillet 2009).
  • 6
    Stafford, Tom, «Hacking Our Tools for Thought», dans Emotional Cartography: Technologies of the Self, sous la dir. de Christian Nold, 2009, sans mention de lieu, http://emotionalcartography.net/, p. 49 du document PDF (p. 93 du document original).
  • 7
    Boullier, Dominique (1999) L’urbanité numérique. Essai sur la troisième ville en 2100, Montréal, L’Harmattan, p. 78.
  • 8
    Cazes, Hélène (1991) «Centon et collage: l’écriture cachée», dans Rougé, Bertrand, Montages / Collages. Actes du second colloque du CICADA (5, 6, 7 décembre 1991), Université de Pau, p. 72.
Type de contenu:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.