Hors collection, 01/01/2007
La maison-texte de Goncourt
En 1880, dans La maison d’un artiste, Edmond de Goncourt dresse le catalogue des nombreux objets d’art, bibelots et curiosités que lui et son frère Jules, mort dix ans plus tôt, ont accumulés dans leur maison d’Auteuil, au 53 boulevard Montmorency. Certes, ces objets témoignent d’un certain état de la pratique collectionneuse au tournant du siècle, mais je m’y intéresse surtout parce qu’ils sont mis en collection dans un texte, qu’à la collection réelle et concrète répond une collection qui est une oeuvre de langage, une maison qui n’est pas seulement référentielle, mais maison-texte. Ces «mémoires des choses, au milieu desquelles s’est écoulée une existence d’homme» (Goncourt, 1881a, 7), fixent une esthétique où se joue un basculement vers le décoratif. La démarche de Goncourt pose un rapport nouveau de la littérature à la matérialité luxueuse, révélant une esthétique qui tente de penser l’impact sur l’art de la vaste transformation marchande qu’opère la société de consommation.
C’est un curieux ouvrage que celui-là, tenant à la fois du catalogue, de l’autobiographie intellectuelle et du testament. Edmond y fait l’inventaire de tous les objets précieux que contient sa demeure, objets accumulés au fil des ans au gré de l’inlassable «chasse au bibelot» menée par les deux frères. Comme le chercheur d’or qui tourne la boue au fond de son tamis pour y découvrir de précieuses pépites, les deux frères ont tiré des trésors de l’espace foisonnant, mais a priori a-esthétique, qu’est Paris. Et c’est dans le tamis métaphorique qu’est leur maison qu’au fil des promenades, des visites chez les antiquaires, des découvertes aux puces, se sont accumulés les gravures, les porcelaines, les carrés de soie, les sculptures. Décrire tous ces objets, c’est bien sûr en faire un catalogue raisonné, muséal en quelque sorte. Mais c’est aussi procéder à une (auto)biographie intellectuelle, puisque chaque objet a été choisi, placé, mis en valeur par une activité collectionneuse envisagée ici comme l’expression intime du tempérament artiste des deux frères, bref comme activité esthétique en soi – pour les Goncourt, regrouper des objets d’art, c’est faire oeuvre d’art (Vouilloux, 1997). Enfin il s’agit bien aussi d’un testament, celui, par procuration, de Jules, autant que celui, symbolique, d’Edmond; en effet, ce catalogue est un lieu de mémoire et de réminiscence, qui permet d’évoquer ou de réactualiser la présence fantomatique du passé. Texte donc éminemment original au point de vue de sa forme et de sa visée, catalogue, autobiographie intellectuelle et testament, mais aussi combinant différents traits de la critique d’art, de la fiction et du journal, La maison d’un artiste décrit un milieu, un mode de vie, tente de penser le rapport des choses et des êtres. L’écriture transpose la collection du vu au lu, l’éternise en la posant dans l’ordre des signes littéraires.
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Cet article a d’abord été publié dans Image [&] Narrative, vol. 16, en 2007.