Hors collection, 01/01/2016

«La Cantatrice chauve»: poétique phatique de la résonance

Kevin Voyer
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La première représentation de La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco a marqué l’histoire du théâtre par son côté absurde et déroutant. Depuis ses débuts en 1950, cette pièce s’est élevée au rang de classique de la littérature et est devenue un véritable succès critique et populaire. Après plus de 18 000 représentations au seul Théâtre de la Huchette à Paris, cette pièce continue d’y être jouée cinq jours par semaine, sans interruption depuis 1957.

Les critiques ont beaucoup glosé sur la chorégraphie, la scénographie, la métaphysique et surtout la désagrégation du langage qui est mise de l’avant dans cette pièce et les autres qui constituent le répertoire de ce dramaturge. Or, si les spécialistes ont réfléchi sur le langage, ils ont peu abordé La Cantatrice chauve sous l’angle spécifique de la voix. C’est ce que nous étudierons dans cet article.

Avant de procéder à l’analyse, il faut toutefois définir ladite voix. Nous nous proposons d’analyser non pas la voix discursive (relative au discours des personnages, qui serait nécessairement porteur d’un sens), mais plutôt la voix énonciatrice, c’est-à-dire la voix comme simple énoncé, ou l’acte de parole mise en acte par les acteurs (indépendamment du sens). De cette manière, nous pourrons nous pencher sur toutes les répliques de la pièce, même celles qui, a priori, ne semblent pas véhiculer un sens. Par conséquent, nous utiliserons les mots «voix» et «parole» dans une même acception, à savoir une production de sons. Dans un premier temps, nous étudierons cette voix énonciatrice que nous diviserons en quatre types: la voix sonore, la voix triviale, la voix pseudonarrative ainsi que la voix pseudologique. Dans un deuxième temps, nous examinerons le rôle que joue la voix dans cette pièce d’Ionesco.

Tout d’abord, de manière générale, la voix dans La Cantatrice chauve (Ionesco, 1954; les pages font référence à cette édition) est double: il y a la voix des personnages, mise en évidence par les répliques, et la voix de l’auteur, illustrée par les didascalies en italique dans le texte. Cette double voix n’est pas exclusive à cette pièce d’Ionesco. En effet, ce rapport est visible dans le théâtre contemporain qui montre les didascalies de manière explicite. Auparavant, sous l’Ancien Régime français par exemple, il existait une dynamique vocale semblable, mais les didascalies étaient implicites. Dans le théâtre de l’Ancien Régime comme dans le théâtre contemporain, les didascalies donnent des indications sur la répartition du temps de parole, le nom des personnages, la disposition scénique, le ton de la voix, etc. (Rodalec: 15). Il s’agit donc d’une voix qui éclaire le lecteur ou le metteur en scène, une voix qui fournit des éléments supplémentaires visant à améliorer la compréhension du texte. Par conséquent, à l’époque contemporaine, la voix de l’auteur est une voix séparée de la voix des personnages qui se prononce sur la voix des personnages pour aider à la compréhension. Or, dans La Cantatrice chauve, le rapport entre la voix de l’auteur et la voix des personnages est problématique. En effet, il existe une continuité entre la voix des personnages et celle des didascalies. Cette continuité est visible au tout début de la pièce, alors que la première didascalie se lit comme suit.

Intérieur bourgeois anglais, avec des fauteuils anglais. Soirée anglaise. M. Smith, Anglais, dans son fauteuil et ses pantoufles anglais, fume sa pipe anglaise et lit un journal anglais, près d’un feu anglais. Il a des lunettes anglaises, une petite moustache grise, anglaise. À côté de lui, dans un autre fauteuil anglais, Mme Smith, Anglaise, raccommode des chaussettes anglaises. Un long moment de silence anglais. La pendule anglaise frappe dix-sept coups anglais. (11)

Dans cette didascalie, la répétition du mot «anglais» est aussi évidente que luxuriante. Cet adjectif est associé à des noms peu appropriés à ce genre d’association, comme «feu», «pendule» ou «coups». Dans sa première réplique, Mme Smith reprend ce même adjectif et le joint à des noms peu adéquats, comme pour faire écho à la didascalie: «Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terres au lard, de la salade anglaise. Les enfants ont bu de l’eau anglaise.» (11) Elle va même jusqu’à se présenter, comme le ferait une didascalie traditionnelle: «nous habitons dans les environs de Londres et […] notre nom est Smith» (11). On revoit ce genre de réplique/didascalie lorsque Mary entre en scène et qu’elle s’exclame: «Je suis la bonne.» (21) La frontière entre la voix de l’auteur et la voix des personnages est donc poreuse. Les deux voix sont proches l’une avec l’autre et s’influencent mutuellement. Cette proximité n’améliore toutefois pas la compréhension du texte. Au contraire, la voix des didascalies apporte souvent une confusion, voire une contradiction avec la voix des personnages ou avec elle-même. D’abord, à la scène VIII, par exemple, une didascalie affirme que «Mme Smith tombe à ses genoux, en sanglotant, ou ne le fait pas.» (60) L’interprétation du texte est directement compliquée par la disjonction ajoutée à la fin de la didascalie. Ensuite, les notes en bas de page peuvent nuancer les didascalies ou en embrouiller l’interprétation. Par exemple, à la scène II, une didascalie précise que Mme Smith «jette les chaussettes très loin et montre ses dents. » (21) Or, une note stipule que «[d]ans la mise en scène de Nicolas Bataille, Mme Smith ne montrait pas ses dents, ne jetait pas très loin les chaussettes.» (21) Le même procédé est observable à la scène VIII alors que M. Smith raconte une anecdote et que la note en bas de page indique que «[c]ette anecdote a été supprimée à la représentation. M. Smith faisait seulement les gestes, sans sortir aucun son de sa bouche.» (58) Enfin, les didascalies peuvent également entrer en contradiction avec les répliques des personnages. Lors de la rencontre entre les époux Martin, une didascalie précise que M. Martin doit avoir une voix «traînante, monotone» (30) alors que ses répliques sont exclamatives. La contradiction est plus flagrante dans le cas du Pompier affirmant qu’il «veu[t] bien enlever [s]on casque, mais [qu’il n’a] pas le temps de [s]’asseoir.» (49) La didascalie énonce immédiatement le contraire, à savoir qu’«[i]l s’assoit, sans enlever son casque.» (49) Bref, la voix de l’auteur, trompeuse et ludique, s’amuse à brouiller la voix «dominante» des personnages, à la remettre en question. Ce phénomène engendre un rapport problématique entre les deux voix. Il y a une influence mutuelle entre ces deux voix, certes, mais la voix de l’auteur enchevêtre tellement la voix des personnages que le lien de confiance est brisé entre l’auteur et le lecteur.

La voix sonore et la voix triviale

Si nous laissons de côté la voix de l’auteur pour nous pencher plus spécifiquement sur la voix des personnages, il est possible de dégager quatre types différents de voix qui cohabitent dans La Cantatrice chauve. Le premier type de voix est ce que l’on pourrait désigner comme une voix «sonore», à savoir une parole qui ne fait que sonner, une voix désagrégée, dénuée de sens, une parole que Paul Vernois a qualifiée de «langage de perroquet» (Vernois: 145). Les exemples sont nombreux à la fin de la dernière scène de la pièce, alors que les personnages scandent des répliques comme «kakatoes» (dix fois, 75), «quelle cacade» (neuf fois, 75), «quelle cascade de cacades» (huit fois, 75-76), «Cactus, Coccyx! coccus! cocardard! cochon!» (76), «teuff» (onze fois, 79), etc. Le spectateur assiste à une scène dans laquelle «le phonétique l’emport[e] sur le sémantique, et le dialogue se détrui[t] pour n’être plus que cacophonie.» (Rodalec: 93) Il y a cacophonie, certes, mais il serait simpliste de réduire cette scène à un pur enchaînement sonore aléatoire. En fait, il s’agit plutôt d’un jeu phonétique où les personnages se lancent des phonèmes par la tête. Les uns avec les autres, ils ont recours à des allitérations en «k» (75-77), en «b» (79) et en «p» (79), ainsi qu’à des rimes en «ouche» (77-78), pour ne nommer que ces procédés. La récurrence de certains phonèmes engendre donc une structure qui organise cette voix sonore et qui illustre le ludisme de cette même voix. Cette structure et ce ludisme sont davantage visibles lorsque les personnages travestissent des proverbes connus. En effet, «Qui vole un œuf vole un bœuf.» devient «J’aime mieux pondre un œuf que voler un bœuf.» (76), et «Apporter de l’eau à mon moulin.» se transforme en «J’attends que l’aqueduc vienne me voir à mon moulin.» (74) De la même manière, certaines répliques jouent sur la polysémie des mots, comme «Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux!» (72) La voix sonore met donc l’accent sur les jeux phonétiques et les glissements de sens. En outre, la voix sonore est une voix rapide et saccadée très proche de la stichomythie, comme le montre le graphique de la mesure du débit oratoire dans La Cantatrice chauve (Vernois: 189). En effet, le graphique de Vernois fait voir que le nombre de syllabes prononcées par minute est à son maximum à la dernière scène de la pièce, une scène qui est entièrement dominée par la voix sonore. Cette accélération du rythme est d’ailleurs corroborée par la didascalie au début de la dernière scène: «On sent qu’il y a un certain énervement. […] L’hostilité et l’énervement iront en grandissant.» (75) Bref, la voix sonore correspond à une voix dénuée de sens où dominent les jeux phonétiques, les glissements de sens et la rapidité.

La voix sonore est différente de la voix «triviale», c’est-à-dire la parole quotidienne, banale, sans intérêt notable. Il s’agit de la voix de référence, la voix la plus commune et courante. Elle se caractérise par une insignifiance des propos. Ce deuxième type de voix est très présent dans La Cantatrice chauve, notamment au début de la pièce. En effet, la pièce s’ouvre sur une série de répliques de Mme Smith qui s’adresse à son mari sans que celui-ci lui réponde. Mme Smith soliloque, longuement, mais ses phrases ne sont qu’une simple juxtaposition d’éléments anodins. La pertinence de son propos est tout à fait absente. En effet, elle s’exprime sur l’heure, le repas, la cuisine en général, le manque d’appétit de son mari, ses enfants, un épicier roumain, les bienfaits du yaourt (11-14), etc. Évidemment, tous ces éléments ne reviennent à aucun autre endroit de la pièce. Néanmoins, ce soliloque de Mme Smith est tout de même ancré dans un contexte, et ce, bien que ce contexte soit très flou. Or, il arrive que la voix triviale se manifeste hors contexte sous la forme d’aphorismes: «Dans la vie, il faut regarder par la fenêtre.» (71), «Le plafond est en haut, le plancher est en bas.» (72), «La maison d’un Anglais est son vrai palais.» (73) Ces aphorismes oscillent entre les banalités les plus criantes, les tautologies et les formules creuses. La voix triviale joue alors le rôle de «formes vides enchâssant des absurdités» (Vernois: 239-240); elle ne fait que juxtaposer des éléments les uns à côté des autres sans qu’il y ait de liens logiques entre les répliques. Dans ce cas précis (la juxtaposition d’éléments hors contexte), la voix triviale est très proche de la voix sonore. Bref, la voix triviale insiste sur la juxtaposition des éléments (dans un contexte imprécis ou tout simplement dans l’abstrait) plutôt que sur le sens véhiculé par les paroles.

La voix pseudonarrative

Le troisième type de voix que l’on rencontre dans La Cantatrice chauve est la voix «pseudonarrative». Nous la définissons comme une voix qui se présente comme une voix narrative traditionnelle, mais dont les mécanismes narratifs sont désarticulés. D’une part, cette voix apparaît lors des dialogues. Dans une pièce de théâtre traditionnelle, non seulement les dialogues sont essentiels, mais ils font également avancer l’action. Dans La Cantatrice chauve, les dialogues tombent à plat. L’exemple de la conversation au sujet de Bobby Watson (16-20) est éloquent. Au début de la pièce, M. Smith lit son journal et s’exclame: «Tiens, c’est écrit que Bobby Watson est mort.» (16) Cette réplique annonce un dialogue sur Bobby Watson, possiblement un personnage important de l’intrigue. Cependant, dès les répliques suivantes, le dialogue prend une tournure contradictoire.

Mme SMITH — Mon Dieu, le pauvre, quand est-ce qu’il est mort?

M. SMITH — Pourquoi prends-tu cet air étonné? Tu le savais bien. Il est mort il y a deux  ans. Tu te rappelles, on a été à son enterrement, il y a un an et demi.

Mme SMITH — Bien sûr que je me rappelle. Je me suis rappelé tout de suite, mais je ne comprends pas pourquoi toi-même tu as été si étonné de voir ça sur le journal. (16)

Le dialogue se poursuit avec le même sujet, Bobby Watson, mais ce nom désigne tous les personnages: hommes, femmes, enfants, oncles, tantes… En outre, les contradictions deviennent de plus en plus flagrantes. Le spectateur apprend que Bobby Watson est mort, mais plus tard qu’il va se marier avec une femme, Bobby Watson. Ensuite, on plaint la Bobby Watson d’être une veuve sans enfants, puis on se demande qui prendra soin des enfants (18). Il serait fastidieux de relever toutes les contradictions. Toutefois, il est évident que ce dialogue est brouillé par les multiples contradictions et par le nom propre polysémique à l’extrême. Cette conversation va dans tous les sens, s’emmêle, s’entortille. Elle est d’ailleurs représentative des dialogues dans toute la pièce. Il est à noter que la voix pseudonarrative du dialogue est une voix peu modulée et peu émotive. Quand elle est décrite, elle est qualifiée de «traînante, monotone, un peu chantante, nullement nuancée» (23, 30). La voix «chantante» (23, 30) est illustrée par une récurrence d’expressions qui agissent comme des leitmotivs, comme lors de la rencontre entre M. et Mme Martin: «Monsieur» ou «Madame» (cinquante-deux fois, 23-30), «Comme c’est curieux!» (vingt-huit fois, 24-30), « quelle coïncidence!» (quatorze fois, 24-30), «C’est possible» (onze fois, 24-30), «comme c’est bizarre!» (dix fois, 25-30), etc. Cette voix dialogique, très présente au début de la pièce, est également une voix plutôt lente, car elle est souvent entrecoupée de silences. Par exemple, lors de la rencontre des deux couples à la scène VII, la mention «Silence» apparaît dix-neuf fois (33-36). Ces nombreux silences divisent d’ailleurs de très courtes répliques, voire des onomatopées monosyllabiques.

D’autre part, la voix pseudonarrative se manifeste dans les histoires, les fables et les poèmes récités par les personnages. Toutes les tentatives pseudonarratives faites par les personnages dérogent de l’habitude. D’abord, lorsque les couples Smith et Martin se rencontrent, ils se racontent des anecdotes qu’ils jugent extraordinaires. Mme Martin assure qu’elle a vu un monsieur en train de nouer son lacet tandis que M. Martin raconte qu’il a vu un monsieur qui lisait son journal (36-39). Les personnages s’exclament «Fantastique!» (38) alors qu’il s’agit d’un événement banal. M. Smith lit d’ailleurs son journal au début de la pièce sans que sa femme le qualifie d’«original» (39). La fonction habituelle de l’anecdote — c’est-à-dire apporter un élément de surprise, un trait humoristique ou une simple illustration d’un énoncé — tombe elle aussi à plat, comme nous l’avons vu avec le dialogue.

L’arrivée du Pompier amène une autre dimension à la voix pseudonarrative. En effet, les personnages se racontent plusieurs histoires les uns après les autres. Le Pompier commence avec sa «fable expérimentale» nommée  «Le Chien et le bœuf» (56), pour ensuite enchaîner avec l’histoire d’un jeune veau (56) et une fable intitulée «Le Coq» (57). M. Smith renchérit avec «Le Serpent et le renard» (57), sa femme avec «Le Bouquet» (58-59) et le Pompier termine avec son interminable histoire dont le titre est «Le Rhume» (61-63). Bien que les titres animaliers et l’anthropomorphisme des animaux représentés puissent renvoyer indirectement aux fables de La Fontaine, le contenu, lui, est très loin du célèbre fabuliste. En effet, les fables racontées par les personnages de La Cantatrice chauve n’ont pas de morale (56), et il s’agit, encore une fois, d’éléments hétéroclites juxtaposés. Par exemple, la première fable du Pompier se lit comme suit: «une fois, un autre bœuf demandait à un autre chien: pourquoi n’as-tu pas avalé ta trompe? Pardon, répondit le chien, c’est parce que j’avais cru que j’étais éléphant» (56). Les personnages présentent donc des fables désarticulées et loufoques. Il est à noter que le rythme accélère de manière considérable. La fable du Pompier «Le Rhume» (61-63), par exemple, s’étend sur vingt-huit lignes sans une seule ponctuation forte avant qu’un personnage ne l’interrompe. Cette logorrhée remarquable suppose un petit nombre de reprises de souffle de la part de l’acteur — si reprise de souffle il y a —, ce qui donne une impression de rapidité extrême dans le débit de la voix. L’arrivée du Pompier amène d’ailleurs des inflexions dans la voix des personnages, ce qui n’était pas le cas dans la première partie de la pièce dominée par la voix triviale et dialogique. À partir de l’entrée du Pompier, les personnages peuvent alors parler «d’une voix que l’émotion fait trembler» (56), ils peuvent sangloter (60), chuchoter à l’oreille d’un autre (60) ou bien manifester leur enthousiasme en applaudissant (54). Lorsqu’ils racontent des histoires, ils peuvent même prendre une autre voix que la leur, comme l’indique l’italique dans l’histoire de Mme Smith.

Mme SMITH — Voilà: Une fois, un fiancé avait apporté un bouquet de fleurs à sa fiancée qui lui dit merci; mais avant qu’elle lui eût dit merci, lui, sans dire un seul mot, lui prit les fleurs qu’il lui avait données pour lui donner une bonne leçon et, lui disant je les reprends, il lui dit au revoir en les reprenant et s’éloigna par-ci, par-là. (59)

Enfin, la bonne Mary apporte une dimension qu’on pourrait qualifier de «pseudopoétique» avec son poème «Le Feu» (68-69). Elle récite un poème dont la quasi-totalité des vers se termine par la même expression: «prendre feu». Comme Mme Smith le fait avec l’adjectif «anglais» au tout début de la pièce, Mary associe cette locution verbale à des termes inadéquats: «une pierre», «l’eau», «le ciel», «le feu»… On pourrait pardonner ce genre d’associations dans un poème, mais l’extrême banalité de la construction du poème de Mary illustre un genre désarticulé, comme le sont les fables du Pompier et des autres personnages. Bref, l’arrivée du Pompier n’est pas banale sur le plan vocal de la pièce. Elle équivaut au passage d’une voix lente, peu modulée et peu émotive à une voix accélérée aux multiples inflexions.

La voix pseudologique

Le dernier type de voix correspond à la voix «pseudologique», à savoir une voix qui se présente comme logique et rationnelle, mais dont les procédés argumentatifs sont invalides et spécieux. Il est d’abord important de noter que les personnages de La Cantatrice chauve utilisent bel et bien l’argumentation logique. D’ailleurs, la pièce est truffée de mots renvoyant à la rhétorique (Declercq: 180): «conclusion» (15), «système d’argumentation» (31), «exemple» (39), «raison», «expérience» (41), «controverse» (43), «démonstrations théoriques», «faits» (45), «logique» (49) et «esprit de contradiction» (64).

Ensuite, les personnages s’efforcent d’employer la logique inductive ainsi que la logique déductive. D’un côté, la logique inductive procède de prémisses particulières jusqu’à une conclusion générale (Declercq: 35). L’arrivée du Pompier (39-49) fournit un exemple significatif de raisonnement par induction. Après avoir répondu trois fois à la porte sans qu’il y ait personne, Mme Smith affirme la thèse suivante: «L’expérience nous apprend que lorsqu’on entend sonner à la porte, c’est qu’il n’y a jamais personne.» (41-42) Elle justifie la véracité de sa thèse «non point par des démonstrations théoriques, mais par des faits» (45). Son mari, lui, prétend le contraire, c’est-à-dire que «[l]a plupart du temps, quand on entend sonner à la porte, c’est qu’il y a quelqu’un.» (42) La dispute s’envenime jusqu’à ce que le Pompier tranche le débat une fois pour toutes: «Vous avez un peu raison tous les deux. Lorsqu’on sonne à la porte, des fois il y a quelqu’un, d’autres fois il n’y a personne.» (48-49) Les personnages sont donc équipés d’une forme étrange de raisonnement inductif.

D’un autre côté, les personnages font également appel à la logique déductive qui, elle, procède de prémisses générales jusqu’à une conclusion particulière (Declercq: 35). Le dialogue initial entre les Smith (14-15) constitue un exemple de logique déductive. Mme Smith défend la thèse selon laquelle le docteur Mackenzie-King «est un bon médecin» (14). Elle justifie son affirmation par le fait que le docteur «ne recommande jamais d’autres médicaments que ceux dont il a fait l’expérience sur lui-même. Avant de faire opérer Parker, c’est lui d’abord qui s’est fait opérer du foie, sans être aucunement malade.» (14) Son mari, M. Smith, compare le rapport qu’entretient le médecin vis-à-vis de son malade à la relation entre un capitaine et son bateau. Dès lors, «Mackenzie n’est pas un bon docteur. L’opération aurait dû réussir chez tous les deux ou alors tous les deux auraient dû succomber.» (14) Le couple s’accorde tout de même sur la conclusion: «[T]ous les docteurs ne sont que des charlatans. Et tous les malades aussi. Seule la marine est honnête en Angleterre.» (15) Par conséquent, que ce soit dans l’induction ou dans la déduction, les prémisses, les thèses, les justifications ainsi que les conclusions sont absurdes, invalides et loufoques. Or, le mouvement général demeure logique. Ce n’est pas parce que les personnages jouent mal le jeu de la rhétorique qu’ils ne jouent pas pour autant. Au contraire, la voix pseudologique est très présente dans La Cantatrice chauve. Les personnages argumentent du mieux qu’ils le peuvent dans leur système à eux. Pour eux, l’important n’est pas de fonder une argumentation sur des prémisses solides, de présenter des arguments valides ou de prouver dans l’absolu ce qu’ils avancent. Non, «ce qui importe, c’est d’avoir raison» (Rodalec: 23). Mme Smith le montre bien lors de l’arrivée du Pompier. Il lui adresse un salut, mais la débatteuse boude devant la preuve vivante que son raisonnement ne fonctionne pas: «fâchée, [elle] tourne la tête et ne répond pas à son salut» (43). Mme Smith se sent «humiliée de ne pas avoir eu raison» (43) tandis que M. Smith, «victorieusement» (46), s’adresse sarcastiquement à sa femme: «Tu vois? j’avais raison.» (46) En résumé, la voix pseudologique utilise les mécanismes de l’argumentation, mais la rhétorique qui en découle est absurde et loufoque.

Les quatre types de voix (la voix sonore, la voix triviale, la voix pseudonarrative et la voix pseudologique) coexistent dans La Cantatrice chauve. Les personnages passent d’une voix à l’autre par degré, et ce, peu importe les personnages (ils sont d’ailleurs interchangeables, comme la fin de la pièce le montre). Dès lors, quelle est la fonction de ces voix? Quel rôle jouent-elles?

La voix: véritable moteur de la pièce

Dans La Cantatrice chauve, la voix constitue le véritable moteur de la pièce. C’est la voix, et seulement elle, qui la fait avancer. Dans une pièce de théâtre traditionnelle, les dialogues des personnages sont inscrits dans une intrigue qui avance du début à la fin.  La Cantatrice chauve est une «anti-pièce»: il n’y a pas d’intrigue générale; il n’y a que des personnages qui, les uns après les autres, se passent la parole (Rodalec: 27). La pièce progresse au gré des entrées ou des sorties de personnages qui fournissent autant d’occasions de (re)commencer un énième sujet de discussion. Yvette Rodalec remarque avec justesse que «[l]a pièce joue sur un éternel recommencement […] [l]a réitération devient action» (Rodalec: 48). L’acte même de parole constitue donc le seul et unique moteur de l’action.

Cependant, l’acte de parole est aléatoire et fermé, ce qui s’harmonise avec la structure de la pièce qui présente une succession aléatoire de scènes autarciques. Les enchaînements aléatoires sont assez évidents dans les discours des personnages. Nous avons vu ce procédé à l’œuvre dans le soliloque de Mme Smith au tout début de la pièce (11-14), dans les raisonnements logiques (14-15), dans la discussion sur Bobby Watson (16-20), dans les fables (56-63), etc. En outre, les différentes scènes de La Cantatrice chauve s’enchaînent sans qu’il y ait de lien logique entre elles. De la même manière, les personnages parlent, mais ne s’écoutent pas; «[i]ls donnent souvent l’impression de soliloquer.» (Rodalec: 78) L’entrée en scène du personnage de Mary montre le rapport fermé des dialogues.

MARY, entrant — Je suis la bonne. J’ai passé un après-midi très agréable. J’ai été au cinéma avec un homme et j’ai vu un film avec des femmes. À la sortie du cinéma, nous sommes allés boire de l’eau-de-vie et du lait et puis on a lu le journal.

Mme SMITH — J’espère que vous avez passé un après-midi très agréable, que vous êtes allée au cinéma avec un homme et que vous avez bu de l’eau-de-vie et du lait.

M. SMITH — Et le journal! (21-22)

Mary s’adresse au couple Smith, mais personne ne l’entend, si ce n’est que le spectateur. La bonne consacre d’ailleurs une scène complète à s’adresser au public dans un long aparté (31-32), et ce, en la présence des époux Martin, qui ne l’entendent pas. Dès lors, ce n’est pas la parole de l’autre qui importe, mais sa propre parole, sa propre voix. Le Pompier l’énonce clairement avant de raconter sa première fable: «Je vais tâcher de commencer quand même. Mais promettez-moi de ne pas écouter.» (55) En fait, les personnages font semblant d’écouter plutôt que d’être réellement attentifs aux propos d’autrui. Par politesse, ils font croire à l’autre que ce qu’il dit est passionnant, comme lorsque Mme Martin raconte l’anecdote de l’homme qui noue son lacet (38) ou celle de l’homme au journal (38). Pourtant, les personnages ne s’intéressent pas à la parole d’autrui. Ils ne font qu’appliquer une convention de politesse. Par exemple, lorsque Mme Smith supplie le Pompier de raconter une autre histoire et qu’il accepte, M. Smith chuchote à l’oreille de Mme Martin «Il accepte! Il va encore nous embêter.» (60) Cette dernière exprime son mécontentement par un «Zut» (60), avant que Mme Smith ne précise qu’elle a «été trop polie» (60). De plus, les règles de politesse empêchent les personnages d’interrompre autrui, sous peine d’être qualifiés de «dégoûtant[s]» (37) ou de «mufle[s]» (37). Les personnages ne veulent donc pas écouter, mais parler.

Cette volonté de prendre la parole émerge d’un rapport problématique des personnages vis-à-vis du silence. En effet, le silence engendre la gêne, le malaise (Rodalec: 42, 71-72, 89). Lors de la rencontre entre les époux Smith et les époux Martin, le silence domine le début de la scène. Il est d’ailleurs mentionné dix-neuf fois. Toutefois, c’est la didascalie qui illustre le mieux la tension qui existe entre les personnages et le silence ambiant.

Mme Smith et M. Smith s’assoient en face des visiteurs. La pendule souligne les répliques, avec plus ou moins d’insistance, selon le cas.

Les Martin, elle surtout, ont l’air embarrassé et timide. C’est pourquoi la conversation s’amorce difficilement et les mots viennent, au début, avec peine. Un long silence gêné au début, puis d’autres silences et hésitations par la suite. (33)

On constate le malaise dans les répliques qui suivent. Le «dialogue», entrecoupé de nombreux silences, débute par des onomatopées. Puis, chacun y va d’une courte réplique plus ou moins en lien avec la réplique précédente. Les personnages semblent incapables de rester en silence. Ils doivent dire quelque chose, n’importe quoi. Ils procèdent ici par association d’idées. Le rythme demeure très lent et le silence est omniprésent, ce qui pousse Mme Smith à dire qu’on «s’emmerde» (35). Le seul remède à ce malaise est de raconter des histoires. Mme Martin accepte d’ailleurs de raconter des anecdotes, ce qui soulage les époux Smith: «Ah, on va s’amuser.» et «Enfin.» (37) Si le silence engendre la gêne, la prise de parole, elle, constitue un véritable spectacle (Rodalec: 72-73). L’arrivée du Pompier est éloquente à ce sujet. Il propose de raconter des histoires, et les personnages sont fous de joie devant ce spectacle imminent et inattendu.

LE POMPIER — Voulez-vous que je vous raconte des anecdotes?

Mme SMITH — Oh, bien sûr, vous êtes charmant.

Elle l’embrasse.

M. SMITH, Mme MARTIN, M. MARTIN — Oui, oui, des anecdotes, bravo!

Ils applaudissent. (54)

Le reste de la scène est constituée d’une succession d’histoires, de fables et de poèmes, comme nous l’avons vu lors de notre analyse de la voix pseudonarrative. Tous les personnages veulent raconter des histoires, mais Mary ne peut pas, de par son statut de bonne (64-69). Elle s’exécute tout de même, quitte à être «poussée par les Smith hors de la pièce» (69). Il est intéressant de noter l’insistance des personnages, leur acharnement à prendre la parole ou bien à pousser l’autre à parler. Mary lit son poème sans l’accord des deux couples, certes, mais les exemples foisonnent encore davantage dans les répliques: «Dis, chérie, qu’est-ce que tu as vu aujourd’hui?», «Dis vite, chérie.» (36), «Qu’est-ce qu’il faisait, le Monsieur?» (37), «Commencez!» (54), «Commencez!», «Silence, il commence.» (55), «Courage.», «Une autre.» (56), «Je vais vous en dire une autre.», «Je vais vous en dire une, à mon tour» (57), «C’est à votre tour, Madame.» (58), «Encore une, Capitaine.» (59), «Dites quand même.», «Rendez-nous ce service.», «Je vous en prie», «Je vous en supplie.» (60) et «Oh oui, Capitaine, recommencez! tout le monde vous le demande.» (63) Par conséquent, les personnages éprouvent un besoin vital de prolonger la parole, à tout prix. La fonction de ce besoin est de dissiper l’ennui (Vernois: 158), mais surtout d’éviter le silence oppressant (Rodalec: 77). La parole s’oppose au silence; voilà pourquoi les personnages veulent tant parler; voilà ce qui fait véritablement avancer la pièce. Le silence est donc l’ennemi à combattre dans La Cantatrice chauve, et toutes les armes sont bonnes: la voix triviale, la voix pseudonarrative, la voix pseudologique, voire la voix sonore. Le propos est sans intérêt, il est même superflu, si bien que la voix est dominée non pas par le contact verbal en soi, mais par le maintien du contact verbal, c’est-à-dire ce que Roman Jakobson a désigné par la fonction «phatique» du langage (Rodalec: 82).

Devant la menace du silence, les personnages aiment mieux scander des sons que de ne rien dire. Nous l’avons vu avec la voix sonore, qui ne fait que sonner. Or, il est une autre dimension tout aussi essentielle à la pièce: le bruit. En effet, les personnages utilisent certains bruits pour briser le silence, comme les «Hm» au début de la rencontre en les deux couples (33-34), mais surtout les nombreux claquements de langue de M. Smith lors de la scène initiale (huit fois, 11-14). Dans cette première scène, Mme Smith remplit le silence par une voix triviale, mais elle s’arrête à quelques reprises. Devant ces absences de sons, M. Smith «fait claquer sa langue»; il produit un son qui répond à une fonction phatique. M. Smith veut maintenir le contact verbal, il désire que sa femme continue de parler, et ce, même si les deux personnages n’ont rien à se dire. Ces bruits participent à la résonance de la pièce au même titre que toutes les voix mises en acte par les personnages.

Par ailleurs, le concept de résonance est particulièrement intéressant lorsqu’on envisage le rôle de la pendule. Cet objet a une grande importance, ne serait-ce que par sa grande résonance tout au long de la pièce (11, 16, 17, 18, 28, 30, 31, 32 et 75). La pendule est dotée d’une volonté propre: «La pendule sonne tant qu’elle veut» (32). En outre, les didascalies font état d’une certaine émotivité — elle frappe parfois des coups «nerveux» (75) —, et d’une interaction avec le public: «Le coup de la pendule doit être si fort qu’il doit faire sursauter les spectateurs» (31). On la mentionne même lorsqu’elle ne se manifeste pas: «La pendule ne sonne aucune fois.» (16). Son nombre de coups varie avec l’émotion ambiante et le rythme des répliques. En fait, la pendule constitue un véritable personnage. Son rôle correspond en effet à émettre des sons variables pour combler le silence. Elle n’émet que des «coups anglais» (11), certes, mais sa «prise de parole» est tout aussi importante que celles des autres personnages de la pièce. Lorsque tous les sujets ont été abordés, lorsque toutes les anecdotes ont été racontées, il faut donc se répéter, reproduire des sons, résonner au lieu de raisonner (Rodalec: 87-91), à l’infini, comme le montre la pendule, mais également la fin circulaire de la pièce, où les répliques sont inversées. En résumé, la prise de parole est au centre de La Cantatrice chauve dans la mesure où elle s’oppose à un silence générateur d’angoisse. Les personnages fuient le silence par la parole phatique et résonnante.

En conclusion, nous avons d’abord vu que la séparation entre la voix des didascalies et celle des personnages n’est pas nette et que cela engendre une confusion. Ensuite, nous avons constaté qu’il y a quatre types de voix qui coexistent dans La Cantatrice chauve. La première, la voix sonore, correspond à une voix qui ne fait que sonner, une parole dénuée de sens qui s’apparente à une voix de perroquet. La deuxième voix, triviale, se manifeste par des propos insignifiants juxtaposés sans liens logiques. La troisième voix, pseudonarrative, se présente comme une voix narrative, mais ses mécanismes sont désarticulés. Elle est à l’œuvre lors des dialogues et lorsque les personnages racontent des histoires, des anecdotes, des fables et des poèmes. La quatrième voix est pseudologique dans la mesure où elle s’expose comme une voix rationnelle, mais ses procédés rhétoriques sont absurdes et loufoques. Enfin, nous avons constaté que ces quatre types de voix jouent un seul et même rôle: celui de prolonger la conversation. Les personnages utilisent leur voix pour s’opposer au silence, source de malaise.

Bibliographie

Declercq, Gilles. 1992. L’art d’argumenter. Structures rhétoriques et littéraires. Campin: Éditions Universitaires, 282 p.

Ionesco, Eugène. 1954. La Cantatrice chauve, suivi de La leçon. Paris: Gallimard, «Folio», 150 p.

Rodalec, Yvette. 1994. La Cantatrice chauve. Eugène Ionesco. Paris: Bertrand-Lacoste, «Parcours de lecture», 123 p.

Vernois, Paul. 1991. La dynamique théâtrale d’Eugène Ionesco. Paris: Klincksieck, 376 p.

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