ALN|NT2, dossier thématique, 2008

GPS

Benoit Bordeleau
cover

Sous-titre: Arts GPS: entre corps et décor

Définition

Le GPS ou système de géo-positionnement global, permet à son utilisateur de calculer ses coordonnées spatio-temporelles x, y, z et t (longitude, latitude, altitude et temps). Ces données sont habituellement transposées en temps réel sur une carte géographique numérique. Il sera question dans ce dossier des usages artistiques de ce système, d’abord utilisé à des fins militaires. Il s’agit de présenter un éventail d’oeuvres qui, par le parcours fondamental du territoire, abordent des horizons diversifiés. On abordera brièvement les balbutiements de l’art GPS pour s’intéresser plus particulièrement aux pratiques actuelles sur le Web: cartographies du quotidien, dérives situationnistes et critiques politiques. D’autre part, des questions sur le rapport du corps au territoire, par l’usage des technologies de la géolocalisation, seront soulevées.

_____________________________________

Après des années d’usages strictement militaires, l’ex-président américain Bill Clinton a annoncé, le 1er mai 1996, l’amélioration des signaux GPS pour utilisation civile. Les milieux des sports récréatifs et l’industrie automobile ont rapidement compris l’attrait que pouvait représenter un tel système de navigation. Les artistes eux aussi n’ont pas tardé à s’approprier les technologies de la géolocalisation afin d’esthétiser leur pratique du territoire. Nous voudrions d’emblée spécifier que ce dossier se veut un ouvroir sur les œuvres d’artistes employant la géolocalisation comme pierre angulaire d’une pratique où paysages réels et technologiques se rencontrent et se tissent. D’autre part, le corps, élément clé permettant de mettre au jour la notion de paysage, est le moteur indispensable de ces formes artistiques, comme on le verra tout au long de ce dossier.

Débuts artistiques du GPS

Les usages artistiques de la technologie GPS ont d’abord émergé hors du Web, pour être des objets d’expositions et d’installations. C’est avec l’oeuvre Impressing Velocity, de Masaki Fujihata, qu’on peut situer les débuts de l’art GPS. Professeur à la Tokyo National University of Fine Arts and Music et artiste multimédia, il a découvert le système de géo-positionnement global en 1992, véritable révolution alors dans le monde informatique puisque les données n’avaient plus à être entrées manuellement dans un système, mais pouvaient être relevées et y être insérées. Le projet consistait à joindre du contenu vidéo à la représentation du mont Fuji, permettant de suivre le trajet effectué sur la montagne. Au final, la représentation du mont Fuji était au premier plan, la vidéo en arrière-plan. Comme le révèle l’artiste dans un entretien avec Andrea Urlberger, la vidéo agissait en tant que représentation d’un espace subjectif. Ceci présente un intérêt dans la mesure où cette expérience pionnière de la géolocalisation, utilisée à des fins artistiques, impliquait d’emblée une sphère subjective et sortait l’outil de navigation hors de sa fonction purement utilitaire.

Le terrain comme support

En peu de temps, les propriétés du GPS ont permis de concevoir le monde entier comme une immense planche à dessins. Comme Jeremy Wood par son approche du GPS drawing, il est possible d’employer le terrain comme un vaste canevas où motifs et messages peuvent être appliqués (on ne s’étonnera pas, d’ailleurs, que la compagnie Nokia ait choisi le slogan «The world is my canvas» afin de promouvoir sa génération de téléphones cellulaires équipés d’un GPS). Cette pratique ludique implique pour l’artiste porteur du récepteur GPS de composer avec les difficultés du terrain et de constamment suivre les coordonnées inscrites sur son navigateur afin de rendre le plus fidèlement possible le dessin préalablement conçu. Cette pratique fait du corps un instrument de précision et devient le principal agent d’expression par la mise en évidence de la relation entre les paysages réel et technologique. Un parcours imposé implique d’ailleurs son lot d’imprévus, de négociations de droits de passage, de conventions sociales à négliger afin de mener à terme le projet initial. Si le résultat final peut paraître simple, la démarche appuyant l’œuvre propose une réflexion sur la pratique du lieu, une démarche qui, rappelons-le, est animée par les conventions et les mouvements humains engendrés par sa topographie.

Cartographies du quotidien

Dans son État des lieux par ciel variable, Alain Médam se penche sur la question du quotidien. À propos de l’informatisation de la société et le rapport de plus en plus étroit que l’être humain entretient avec la technologie, il affirme qu’«[o]n vivra, bientôt, dans un monde où le signe, l’image, l’item, l’élément informatif, remplaceront la concrétude du corps utilitaire: de l’organisme biologique pesant, fatigable, vulnérable1Médam, Alain, L’état des lieux par ciel variable. Regards sur soi et sur le monde, Montréal, Liber, 2007 p. 88..» Les fondements mêmes du GPS, en tant qu’outil de navigation, donc de localisation du corps dans l’espace, semblent aller à l’encontre de cette affirmation comme en témoignent les exemples suivants.

Ayant pour objectif de dessiner ce que sa vie pourrait être – impliquant d’emblée que la vie n’est pas que corporelle, mais qu’elle se trouve aussi dans la pratique d’un lieu – Daniel Belasco Rogers, dansThe Daily Practice of Map Making, superpose des tracés de déambulations urbaines qui permettent de fixer les passages de l’artiste autrement destinés à l’éphémère. Cet assemblage de strates provenant de couches temporelles différentes met en lumière des points visités fréquemment, traduisant un investissement particulier – affectif – des lieux. Cette méthode a aussi été utilisée dans l’oeuvre Amsterdam Real Time, rendue possible grâce à Esther Polak, la Waag Society et une soixantaine de volontaires. Il s’agissait de mettre en scène une multiplicité de personnes afin de cartographier la ville d’Amsterdam, par la représentation des déplacements urbains des participants. Avant de migrer sur le Web, cette œuvre a été présentée dans le cadre d’une exposition de cartes de la capitale des Pays-Bas des années 1866 à 2000: cette carte numérique avait l’avantage de fournir non pas le simple calque d’une géographie, mais les déplacements en temps réel des habitants. Les passages, représentés par des lignes blanches et rouges sur fond noir, permettent de relever les points névralgiques de la ville, sans la présence d’une cartographie officielle: exit les rues, les parcs et autres espaces urbains. Nous n’avons ici affaire qu’à des traces. Il ne s’agit là que d’une représentations des mouvements d’une collectivité. Dans sa Poétique de la ville, Pierre Sansot écrit que « [l]a ville se compose et se recompose, à chaque instant, par les pas de ses habitants. Quand ils cessent de la marteler, elle cesse de battre pour devenir machine à dormir, à travailler, à obtenir des profits ou à user son existence2Sansot, Pierre (2004) Poétique de la ville, Paris, Éditions Payot & Rivages, coll. «Petite Bibliothèque Payot», p. 209.. » Le projet d’Esther Polak montrait la ville dans ce qu’elle possède de plus vivant: le mouvement des citadins qui arpentent ses rues.

Nouveaux moyens, nouvelles dérives: atmosphères et physiologie

Il faut aussi considérer ce qu’il y a au-delà de la trace ou, plus encore ce qu’il y a de sédimenté dans la culture qui a donné naissance à une carte. Peter Weibel, théoricien, artiste et directeur du ZKM, déclarait en entrevue qu’«[o]n se déplace toujours simultanément à travers un espace culturel, un espace de la pensée, un espace psychique, un espace mental3Weibel, Peter, Entretien avec Andrea Urlberger, Paysage technologique, théories et pratiques autour du GPS, 2005, en ligne: http://www.ciren.org/ciren/laboratoires/Paysage_Technologique/theorie/index2.html (consulté le 23 juillet 2008).» Si la représentation d’un parcours est inévitable dans l’art GPS, les modifications et les ajouts qui peuvent y être apportés constituer des outils sociologiques et urbanistiques dignes d’intérêt. Fort des influences de la dérive des situationnistes dont le but était «la participation immédiate à une abondance passionnelle de la vie, à travers le changement de moments périssables délibérément aménagés4Debord, Guy, «Thèses sur la révolution culturelle», La Revue des ressources.org, 2002 [1958],  en ligne: http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article37 (consulté le 28 novembre 2008)», le projet Bio Mapping, dirigé par le chercheur et artiste Christian Nold depuis 2004, permet d’illustrer les réactions physiologiques des marcheurs au sein de grandes villes. Les variations du réflexe psychogalvanique des participants sont enregistrées, conjointement avec leurs coordonnées géographiques, et à celles-ci sont ajoutées les notes prises par les participants lors de leurs déambulations.

À cet effet, Guy Debord reprenait à juste titre dans sa Théorie de la dérive, les mots de Chombart de Lauwe: «un quartier urbain n’est pas déterminé seulement par les facteurs géographiques et économiques mais par la représentation que ses habitants et ceux des autres quartiers en ont5Debord, Guy, «Théorie de la dérive», La Revue des Ressources.org, 2002 [1956], en ligne: http://www.larevuedesressources.org/IMG/_article_PDF/article_38.pdf (consulté le 23 juillet 2008).» Dans Bio Mapping, cette représentation est illustrée par les notes des participants en plus de pics signifiant l’intensité de leurs réactions physiologiques aux lieux. Plus intéressant encore, le système mis au point par Nold permet de combiner les expériences de plus d’une centaine de participants, remédiant ainsi au problème soulevé par Guy Debord devant l’impossibilité de dépasser la dizaine de participants, au risque de fragmenter la dérive. Les moyens techniques d’aujourd’hui permettent la création de cartes psychogéographiques élaborées, sans parler du raffinement des cartes satellites disponibles sur le Web.

Les cartes résultant des expériences de Christian Nold autorisent la réflexion sur notre rapport au milieu urbain et sur les changements qui pourraient y être apportés afin de rendre la vie citadine plus conviviale. Utilisant la même technologie, le projet Sensory Deprivation Map, en effaçant presque toute représentation du territoire au profit des sens de l’odorat et du toucher, montre à quel point des lieux publics très fréquentés – tel le Trafalgar Square –, sans recours à la vision, deviennent extrêmement désagréables. Ce type d’approche «délinéarise» l’espace urbain conçu pour un déplacement efficace dicté par le primat du visuel, d’un point A à un point B. Les pratiques de la dérive mènent à redécouvrir le territoire dans une perspective d’exploration, peu importe à quel point le lieu visité est familier. Il s’agit de vivre le parcours avec un regard neuf, en considérant l’espace parcouru comme un espace de jeu.

Méridiens et parallèles

À plus grande échelle, l’entreprise du Degree Confluence Project, où tout internaute muni d’un GPS est invité à participer, propose un type de dérive particulièrement intéressant. Le projet consiste en la documentation des points de confluence des méridiens et des parallèles de la planète, par la soumission de textes et de photos. Évidemment, il faut fournir la preuve qu’on a atteint précisément le point de confluence. Ce projet incite au partage des expériences d’explorations, qu’il s’agisse d’endroits situés en montagne, en mer ou encore dans un jardin! Tout en se voulant rassembleur, ce projet met en scène une belle diversité de cultures. Les textes disponibles passent du français à l’allemand, du japonais à l’espagnol. Ceux-ci offrent une multiplicité de points de vue sur le monde, tout comme c’est le cas avec le projet Bio Mapping. Loin d’enfermer l’utilisateur dans un univers strictement numérique, il s’agit de donner le goût du paysage et de l’exploration, d’accéder à des espaces nouveaux ou de redécouvrir des lopins de terre déjà foulés.

Malléabilité des frontières

Il serait réducteur, toutefois, de réduire le GPS à ses possibilités d’exploration ainsi qu’au marquage de passages. Le projet Shadows from Another Place, dont la conception et le design ont été mis en place par Paula Levine du San Francisco State Univeristy, propose une dérive à même les cartes de ces deux villes, choisies pour la force de leur imaginaire fort – d’un côté les Milles et une Nuits, de l’autre, la création même de la ville de San Francisco et son essor fulgurant lors de la ruée vers l’or. Sortant du cadre de la sensation et de l’impression des lieux, ce projet propose de transposer les coordonnées GPS des sites bombardés de Baghdad en mars 2003 sur la carte géographique de San Francisco. Les lieux de San Francisco correspondant aux sites irakiens bombardés sont accompagnés de photographies: l’internaute a affaire à des sites civils – écoles, musées, quartiers paisibles.

Cette oeuvre a le mérite de rappeler que le GPS a été développé à des fins militaires à prime abord pour la localisation des effectifs et l’attribution d’une cible : le GPS est un outil de surveillance. En illustrant la même disposition des sites ciblés sur la carte de San Francisco, l’«ailleurs» ne fait plus partie d’un monde éloigné ayant pour seul sens «l’autre et l’ennemi.» C’est maintenant un possible qui se matérialise, numériquement parlant, dans l’«ici».

Le corps augmenté

La majorité des œuvres dont il a été question ci-haut ont été destinées au Web. On devrait cependant voir des oeuvres de plus en plus hybridées au courant des prochaines années, combinant à la fois l’espace du World Wide Web et le territoire physique. En 2001 déjà, Can You See Me Now?, du collectif Blast Theory, proposait une expérience qui consistait en un «jeu du chat» où les joueurs en ligne et sur le terrain interagissent en temps réel, où le paysage technologique régit le paysage réel: le GPS et le Web agissent comme vis et écrou qui à toute fin pratique, maintiennent le corps dans un espace de flottement. Les joueurs, de part et d’autre de l’écran, sont-ils simplement réduits à des paquets d’informations?

Le GPS, rappelons-le, permet à son utilisateur d’observer des possibles du territoire qui, autrement, ne lui sont pas accessibles par le regard. Les propos d’Alain Médam, à l’endroit du corps, ne seraient pas totalement faux puisque le GPS devient une extension perceptive du corps de l’utilisateur. Il ne s’agit donc plus de savoir si le corps sera perdu dans les flots de l’univers technologique, mais de voir comment cet espace peut participer d’une nouvelle corporalité, de nouvelles modalités perceptives en plus d’un rapport différé vis-à-vis du territoire. «S’habituer à un chapeau, à une automobile ou à un bâton, c’est s’installer en eux ou, inversement, les faire participer à la voluminosité du corps propre6Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 1945, p. 179», écrivait Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception. À force d’utilisation, le GPS risque, et ce de façon positive, de devenir une seconde nature et non plus seulement un outil. Avec la mobilité comme mot d’ordre, le 21e siècle verra naître des systèmes de plus en plus accessibles. Suivant la tangente actuelle, le GPS deviendra une des nouvelles nécessités du quotidien, comme c’est le cas maintenant pour les téléphones cellulaires. D’autre part, on assistera peut-être désenclavement massif du World Wide Web de son interface d’utilisation habituel: le micro-ordinateur.

Ressources bibliographiques

De Certeau, Michel (1990) «Marches dans la ville», dans L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. «Folio/essais», pp. 139-164.

De Certeau, Michel (1990) «Récits d’espace», dans L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. «Folio/essais», pp. 170-191.

Médam, Alain (2007) «Images et corps» dans L’état des lieux par ciel variable. Regards sur soi et sur le monde, Montréal, Liber, pp. 87-89.

Sansot, Pierre (2004) «Marcher, marcher dans la ville: cadences et rythmes urbains», dans Poétique de la ville, Paris, Éditions Payot & Rivages, coll. «Petite Bibliothèque Payot», pp. 208-218.

Ressources en ligne

Debord, Guy (en ligne). 2002 [1955]. «Introduction à une critique de la géographie urbaine», La Revue des Ressources.org,2002 (1955), en ligne: http://www.larevuedesressources.org/IMG/_article_PDF/article_33.pdf (consulté le 23 juillet 2008)

Debord, Guy (en ligne). 2002 [1956]. «Théorie de la dérive», La Revue des Ressources.org, en ligne: http://www.larevuedesressources.org/IMG/_article_PDF/article_38.pdf (consulté le 23 juillet 2008)

Funk, McKenzie (2008), «Because It’s There», dans Outside Magazine, en ligne: http://www.confluence.org/pressroom/outside_magazine_j08_article.pdf (consulté le 28 juillet 2008).

Space and Tech (en ligne). 2000. Statement by President Bill Clinton to Upgrade GPS Signals for Civilian Use, en ligne: http://www.spaceandtech.com/digest/sd2000-09/sd2000-09-010.shtm (consulté le 23 juillet 2008)

Urlberger, Andrea (en ligne). 2005-2007. Paysage technologique, théories et pratiques autour du GPS, http://www.ciren.org/ciren/laboratoires/Paysage_Technologique/index.html. Consulté le 23 juillet 2008. 

Œuvres du Répertoire ALH

Type de contenu:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.