ALN|NT2, dossier thématique, 2008

Figure du livre

Sandra Dubé
cover

Sous-titre: Le livre en hypermédia

Définition

La figure du livre à l’écran est un phénomène hypermédiatique composé de multiples médias et représentant un livre à l’écran, remédiatisé. L’hypermédia oblige l’internaute à se conformer à un autre geste que celui exigé par la lecture traditionnelle, répondant au déroulement disparate du livre à l’écran. Ce dernier est multidimensionnel, il est à la fois lettre, image, animation et musique. Il affecte le lecteur différemment et modifie ses habitudes d’expérimentation, d’intégration et d’interprétation. Il faut alors adopter une attitude capable de suivre une pensée infiniment «hyperliée», car la navigation à choix multiples domine et chaque activation d’hyperlien recontextualise l’internaute dans un autre lieu. L’expérience de lecture devient donc singulière, l’œuvre se donne seulement en partie, dans les limites du parcours emprunté. Un livre numérique est ouvert, mais il ne faut pas seulement le lire, il faut l’écouter, l’observer et l’explorer.

______________________________________

Depuis plus de cinq ans, nous remarquons sur Internet l’émergence d’oeuvres hypermédiatiques reprenant la figure du livre à l’écran. La lecture de telles œuvres peut paraître similaire à celle à laquelle le lecteur est habitué, mais la navigation dans celle-ci s’effectue grâce à la souris. Par conséquent, la manipulation du livre est différente, car il ne doit pas uniquement être lu, mais vu et entendu, puisqu’il s’explore par des hyperliens, des images, des vidéos et de l’animation. Il en résulte une approche autre du livre dont le contenu n’est plus simplement textuel.

La figure du livre à l’écran est un phénomène hypermédiatique composé de multiples médias et représentant un livre à l’écran, remédiatisé. L’hypermédia oblige l’internaute à se conformer à un autre geste, répondant au déroulement disparate du livre à l’écran. Ce dernier est multidimensionnel, il est à la fois lettre, image, animation et musique. Il affecte le lecteur différemment, modifiant ses habitudes d’expérimentation, d’intégration et d’interprétation. Il faut alors adopter une attitude capable de suivre une pensée infiniment «hyperliée», car la navigation à choix multiples y est prépondérante et chaque activation d’hyperlien recontextualise l’internaute dans un autre lieu. L’expérience de lecture devient donc singulière, car l’œuvre se donne seulement en partie, dans les limites du parcours emprunté. Un livre numérique est ouvert, mais il ne suffit pas de le lire, il faut l’écouter, l’observer et l’explorer. La remédiatisation du livre à l’écran facilite évidemment la navigation. La figure rassure le lecteur de prime abord, il la connaît et sait comment la manipuler. Par contre, il lui faut interagir afin de parvenir à lire le texte, il doit se transformer en internaute et choisir son parcours entre les mots, les images, la vidéo, les photos et les animations à activer. Une question se pose alors: comment manipuler cette figure du livre qui se présente à l’écran, comment la définir et la saisir dans toute sa complexité et sa diversité?

Dans cette optique, nous proposons une catégorisation sommaire des types de figures répertoriées. Pour saisir pleinement les enjeux soulevés par cette figure du livre, nous aurons tout d’abord recours à la théorie de la remédiatisation de Bolter et Grusin afin de comprendre en quoi le transfert du livre vers l’écran modifie ses composantes, ses paramètres, sa manipulation et son interprétation. Une fois ce concept établi, nous suggérerons une définition de la figure du livre à l’écran en nous référant à la logique hypertextuelle telle que suggérée par Katherine Hayles. Enfin, nous diviserons les 26 œuvres hypermédiatiques de notre corpus en trois grandes catégories soit: le livre photographique, le livre simulé et le livre interface. 

Le livre remédiatisé à l’écran

La théorie de la remédiatisation a été développée par David Jay Bolter et Richard Grusin en 1999 dans un ouvrage intitulé Remediation: Understanding New Media. Le concept repose sur l’idée d’une reprise d’un média par un autre, qui le diffuse selon ses propres caractéristiques, comme la reprise du texte dans un hypermédia. Il est à noter que la remédiatisation, qui s’intéresse au support de l’œuvre, est différente de la transmédiatisation qui, elle, se concentre sur le contenu. La perspective de la première est exclusivement médiatique et concerne les médias impliqués, tandis que la seconde rend compte des contenus traduits.

Remédiatiser est l’art de refaçonner, de réadapter un support médiatique en fonction d’un autre, permettant ainsi de «présenter» différemment l’objet. Bolter et Grusin définissent ce concept comme la substitution d’un média par un autre, ce qui a pour effet de confronter «the user with the problem of multiple representations and challenging her to consider why one medium might offer a more appropriate representation than another. In doing so, they are performing what we characterize as acts of remediation1David Jay Bolter et Richard Grusin, Remediation: Understanding New Media, Cambridge & London, MIT Press, 1999, p. 44.». Internet est le lieu par excellence de la remédiatisation. Tout ce qui s’y trouve est remédiatisé: le texte, le son, l’image et la vidéo. L’hypermédia présente toujours un acte de remédiatisation puisqu’il importe «earlier media into a digital space in order to critique and refashion them» (Ibid., 53). Chaque média a ses possibilités et ses limites, le texte n’offre pas au lecteur ce que la vidéo offre au cinéphile, et ce que l’informatique offre à l’internaute. Entre les lettres du texte et l’animation de l’hypermédia, un nouveau champ de possibles apparaît, et la transition d’un support à l’autre modifie évidemment la réception de l’objet. Ceci permet, entre autres, la comparaison entre l’objet tel que présenté par son média original et tel que modifié par le second qui le reçoit. Mais au-delà de la comparaison, il y a l’enjeu de la performance, c’est-à-dire de savoir quel média est le plus apte à rendre l’objet dans son expression la plus accomplie. 

Un média, au sens où l’entendent Bolter et Grusin, «is that which remediates. It is that which appropriates the techniques, forms, and social significance of other media and attempts to rival or refashion them» (Ibid., 65). Un média, voire l’apparition d’un nouveau média, entraîne nécessairement une reprise, une réappropriation remodelant ce qui existe déjà. Il utilise la technique, la forme et les signes afin de leur donner une nouvelle configuration. Il doit même reconnaître et ne pas laisser dans l’oubli l’origine de ce qui est remédiatisé, c’est-à-dire le support médiatique initial, car «(t)he very act of remediation […] ensures that the older medium cannot be entirely effaced; the new medium remains dependent on the older one in acknowledged or unacknowledged ways» (Ibid., 47). La remédiatisation n’implique pas un effacement total du média initial, au contraire, il lui reste dépendant en conservant la forme de ce dernier, par exemple.

Avec la figure du livre à l’écran, le livre n’est plus simplement textuel, mais hypertextuel. Ainsi, Katherine Hayles définit l’hypertexte comme possédant trois composantes essentielles: «MULTIPLE READING PATHS, CHUNKED TEXT, and some kind of LINKING MECHANISM to connect the chunks2Katherine Hayles, Writing Machines, Cambridge & London, MIT Press, coll. «Mediawork Pamphlet», p. 26.». L’œuvre hypertextuelle possède de multiples parcours de lecture, un texte fragmenté et un mécanisme liant les fragments entre eux. À cette composition minimale se juxtaposent aussi d’autres médias, comme la vidéo, la trame sonore et l’animation. Pour résumer, le texte n’est plus seulement texte, il fait partie d’une série d’éléments connectés ensemble et formant un tout, il devient un «technotexte».

La logique du livre à l’écran délaisse ainsi la logique du livre pour celle du réseau. Le livre à l’écran est davantage en concurrence avec la bibliothèque qu’avec le livre. Bien que reposant sur une logique fondamentalement différente, le livre à l’écran n’efface pas le livre, mais il le simule, il l’enrichit tout en reposant sur une dialectique contraire. Alors que la bibliothèque est un réseau ouvert, le livre est un tout fermé. Comme Jacques Derrida le mentionne dans De la grammatologie, «(L)’idée du livre, c’est l’idée d’une totalité, finie ou infinie, de signifiant3Jacques Derrida, La grammatologie, Paris, éditions de Minuit, 1967, p. 30.». Le livre numérique ne répond pas à cette idée d’un tout qui se referme sur lui-même, il n’est pas un objet fini en soi, l’ordre du discours n’est plus imposé de façon formelle. L’approche est modifiée, car le texte ne se trouve plus être le seul porteur de sens du support du livre à l’écran. Désormais, il peut contenir des images, de la musique, de l’animation, du mouvement, de l’interaction. Les possibilités de communication s’élargissent ainsi que les enchaînements du contenu, permettant au lecteur une perception immédiate et globale d’un sujet, sans jamais être complètes, grâce à la place toujours grandissante que prennent l’image et l’animation. Avec le livre à l’écran, se révèle une autre manière de lire: une lecture en réseau.

Catégorisation du livre à l’écran

Afin de bien saisir en quoi ces modifications apportées par la figure du livre à l’écran affectent le geste du lecteur, nous proposons de catégoriser en trois types les figures représentant le livre numérique. 

Le premier type du livre à l’écran est le livre dit «photographique». Il offre une représentation très près du réel d’un livre dont la manipulation, ainsi que la composition, sont presque identiques au codex. La navigation donne l’impression d’être devant un livre statique, avec ses pages en papier, son texte imprimé ou encore écrit à la main. L’exploration et le parcours de l’œuvre répondent à la même logique que le codex. Le lecteur n’est pas vraiment déstabilisé face à cette figure, il sait comment l’approcher et a recours à ses habitudes de lecture traditionnelle pour expérimenter l’œuvre. Dans cette catégorie, nous retrouvons des œuvres comme The Rut, The Fall Book, Entre ville, Érosion Jazz, Make Me A Jewish Man et DQ books. Autant de figures du livre qui demeurent fidèles à l’objet véritable, le reprenant numériquement et photographiquement en respectant à la lettre ses caractéristiques. Nous sommes ici devant un simple transfert à l’écran qui ne modifie pas totalement sa nature. Enfin, cette figure est très similaire au livre papier.  

Dans un deuxième temps, nous retrouvons une figure du livre simulé: l’objet est numérisé et se manipule de prime abord comme un vrai livre, mais sa composition diffère et vient radicalement changer les habitudes du lecteur. Le livre numérique ressemble au livre réel, au premier coup d’œil, mais s’anime aussitôt que l’activation se fait. La figure du livre n’exige alors plus la même manipulation ni la même approche. Bien que la représentation virtuelle demeure tout de même semblable à l’objet réel, il en diffère par ses composantes multimédias et son expérience labyrinthique. Le parcours de lecture emprunte effectivement un trajet labyrinthique où chaque dédale, chaque lien et chaque page doivent être explorés patiemment et attentivement afin qu’une image du tout vienne à se former. Par la présence du livre à l’écran et la simulation du geste de lecture traditionnel, mais aussi par l’ajout au texte d’un langage numérique, de vidéos, de photos, d’animations, de musique et d’interaction, il ressort de l’exploration de ce livre numérique une grande impression de désorientation. Le lecteur pense qu’il s’apprête à plonger dans un livre mais, à la place, il se retrouve au milieu d’éléments étrangers, résultant pour ce dernier en une perte de sens et une défamiliarisation de sa gestuelle habituelle. La représentation de la figure du livre simulé propose généralement une image fidèle prégnante, avec des pages divisées en deux que l’internaute « tourne » l’une après l’autre. Or, c’est au niveau du contenu et de l’interactivité que ce livre en hypermédia diffère de celui en papier. Dans cette catégorie, nous classons des œuvres telles que Inside: A Journal of Dreams, Pencil in the Obvious, The Influencing Machine of Miss Nataliaa, Wordtoys, Fractured, Winthindrome, Distance Virtual Theory, Coupovirus, Chairaphage,  Angrybovinedisease et The Scrapbook of Annes Sykes.

La dernière catégorie est la figure du livre interface où le livre n’est représenté que comme prétexte à l’œuvre. Dans ce contexte, la figure n’est plus qu’interface afin de pénétrer et de naviguer dans un univers hypermédia dont la manipulation et le contenu diffèrent totalement du livre réel. Le livre à l’écran n’est plus qu’un prétexte, il fait office d’interface, et la référence souvent s’arrête là. Une fois activée, l’image du livre fait place à des composantes multimédias et offre un parcours de lecture qui n’a plus rien à voir avec le livre traditionnel.Dès les premiers pas dans l’oeuvre, l’internaute se doit de redéfinir son approche, adopter une autre manière de manipuler et de lire le texte, adopter une lecture souvent aléatoire et, par conséquent, sans chronologie. On s’éloigne de la logique du livre pour se rapprocher de celle du réseau. En résulte donc une version virtuelle d’un livre qui s’éloigne dès le début de l’animation de l’objet en papier, délaissant ainsi la tradition du codex pour des séquences hypermédiatiques animées. Pour ce type de figure du livre à l’écran, nous avons répertorié des œuvres comme Principes de gravité, Tokyo­_reengineering, The Diary of Annes Sykes, Paperwounds, Surface, Untitled (It Must Be The Barracks Stove), Untitled (From Invisible Bride), Another Form of Intervention…, Three Hypertext Book-Forms et Dandelion Chance.   

La figure inspirée du livre

La définition des trois grandes catégories de la figure du livre à l’écran nous a permis de constater de quelle manière le livre est repris à l’écran et ce que la figure devient, inspirée de l’objet et de son contenu, tantôt repris fidèlement, tantôt simulée et tantôt utilisée comme prétexte. La figure du livre à l’écran s’éloigne évidemment de l’objet, elle le représente, mais en l’adaptant à la réalité de l’informatique, à sa volonté et à son désir d’expression.   

La transformation effectuée par la transition du livre à l’écran donne lieu à la formation d’une figure complexe qui se présente sous plusieurs aspects. Le livre «photographique» offre une représentation statique de l’objet et qui respecte fidèlement la logique de lecture du livre. Le livre simulé conserve aussi la logique du livre, à la différence que le contenu hypermédia guide la lecture vers d’autres modalités de perception et d’interprétation. Le livre interface, finalement, efface totalement la figure du livre afin de la remplacer par un contenu hypermédia pour lequel la logique de lecture à adopter est celle du réseau. Cette catégorisation souligne curieusement une mutation du texte et de la lecture: un texte qui a depuis des siècles eu comme support un livre, et qui peut maintenant se conjuguer à l’informatique. Cette transition de support, cette remédiatisation du livre à l’écran, ne modifie pas seulement le texte, elle élargit ses capacités à signifier, en permettant la juxtaposition de la lettre à d’autres médias, mais aussi, et surtout, en se donnant à lire d’une manière programmée, aléatoire, singulière. Il en résulte une approche autre de ce livre figuré par l’écran, une approche ouverte à des possibilités dépassant celles du codex: une figure qui permet d’accomplir des agencements que l’objet réel ne saurait réaliser.

Ressources bibliographiques

BOLTER, Jay David; GRUSIN, Richard. Remediation: Understanding New Media, Cambridge & London, MIT Press, 1999, 295 p.

CAMPBELL, Andy. “Digital Fiction: New Media Writing, Incubation 2 – a Conference on Writing and the Internet”, Dreaming Methods, éd. électronique. 2002, en ligne: http://www.dreamingmethods.com/uploads/dm_archive/objects/html/d_object_659736_585163.htm (consulté le 25/06/2008)

CHARTIER, Roger. «Lecteurs dans la longue durée: du codex à l’écran» (p.217-283), Histoires de la lecture: un bilan des recherches, sous la dir. de Roger Chartier, Paris, IMEC éditions, Éditions de la maison des sciences de l’Homme, 1995, 316 p.

CHARTIER, Roger. Le livre en révolution, Paris, Textuel, 1997, 159 p.

DERRIDA, Jacques. La grammatologie. Paris, éditions de Minuit 1967, 445 p.

GERVAIS, Bertrand, «Lire à l’écran. Les nouvelles expérience du texte», in De Gutenberg ao Terceiro Milénio — Congresso Internacional de Comunicaçâo, Lisbonne, ACTAS, 2001, p. 375-385.

GERVAIS, Bertrand.  «Naviguer entre le texte et l’écran.  Penser la lecture à l’ère de l’hypertextualité», Les défis de la publication sur le Web: hyperlectures, cybertextes et méta-éditions, sous la dir. de Jean-Michel Salaün et Christian Vandendorpe, (Chapitre 3: p. 51-68 et p. 281), Villeurbanne, Presse de l’ENSSIB, 2004, 289 p.

HAYLES, Katherine N. Writing Machines. Cambridge, MIT, 2002, 143 p.

Œuvres du Répertoire ALH

  • 1
    David Jay Bolter et Richard Grusin, Remediation: Understanding New Media, Cambridge & London, MIT Press, 1999, p. 44.
  • 2
    Katherine Hayles, Writing Machines, Cambridge & London, MIT Press, coll. «Mediawork Pamphlet», p. 26.
  • 3
    Jacques Derrida, La grammatologie, Paris, éditions de Minuit, 1967, p. 30.
Type de contenu:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.