ALN|NT2, dossier thématique, 2008

Adaptation transmédiatique

Simon Brousseau
Sandra Dubé
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Sous-titre: Dialogue transmédiatique, une esthétique de la reprise

Définition

L’adaptation transmédiatique est une pratique qui consiste en l’adaptation d’une oeuvre provenant d’un média à un autre média. Par exemple, la reprise de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec par Philippe de Jonckheere, qui s’intitule Tentative d’épuisement de tentative d’épuisement d’un lieu parisien de George Perec, peut à juste titre être qualifiée de transmédiatique. Les adaptations peuvent s’incarner de plusieurs manières: certaines oeuvres reprennent l’intégralité du texte, alors que d’autres s’inspirent plus librement de la thématique, de l’univers diégétique ou encore de certains personnages marquants. Dans tous les cas, un dialogue médiatique est mis en place, c’est-à-dire que l’appréhension de l’oeuvre transmédiatique engage à une double lecture puisqu’elle invite toujours à prendre connaissance de l’oeuvre première, celle qui est l’objet de la réécriture proposée par l’artiste.

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Une esthétique du dialogue médiatique

L’étude des arts et littératures hypermédiatiques nécessite la mise en place d’une réflexion sur les enjeux des adaptations transmédiatiques. Le Web, par sa capacité de diffuser et de faire cohabiter plusieurs médias, est un lieu privilégié pour ce type de pratique artistique. De fait, nous constatons une présence marquée d’artistes du Web qui engagent un dialogue avec des oeuvres créées à partir d’un autre média, les réécrivant pour mieux les questionner et en faire émerger une signification nouvelle. D’une manière récurrente, le dialogue s’effectue avec des oeuvres canoniques des médias antérieurs au Web, rendant aisément repérable la relation d’intertextualité transmédiale1Hoek, Leo H., «La transposition intersémiotique pour une classification pragmatique», in Rhétorique et image, sous la dir. de Leo H. Hoek et Kees Meerhoff, Amsterdam, Éditions Rodopi, 1995, p. 64-79. qui unit l’oeuvre nouvelle à sa source. L’un des intérêts de l’analyse des pratiques transmédiatiques est d’ordre sémiologique: que signifie ce passage du système d’une oeuvre à un autre média? Il semble que la reprise médiatique d’une oeuvre implique toujours un glissement de sens qui découle de la nature même du média sur lequel l’oeuvre nouvelle se construit. Ainsi, l’étude des phénomènes d’adaptation transmédiatique invite à l’analyse comparatiste et permet de confronter différents médias dans leur fonctionnement et dans leur manière spécifique de créer du sens.

Historique

Le dialogue transmédiatique semble lié à la naissance des pratiques artistiques hypermédiatiques. Bien plus, comme le soulignent Jay David Bolter et Richard Grusin, les nouveaux médias se caractérisent notamment par la reprise des particularités de médias anciens de manière à les réactualiser:

We will argue that these new media are doing exactly what their predecessors have done: presenting themselves as refashioned and improved versions of other media. […] What is new about new media comes from the particular ways in which they refashion older media and the ways in which older media refashion to answer the challenges of the new media2Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation; Understanding New Media, London, Firt MIT Press PaperBack Edition, 2000, p. 15..

Ainsi, nous pouvons dire que ce dialogue intermédiatique, décrit par Bolter et Grusin comme étant une caractéristique fondamentale des médias, est accompagné d’un dialogue qui se situe au niveau des oeuvres. Le phénomène de la reprise transmédiatique doit être mis en parallèle avec le concept de remédiatisation, puisqu’il apparaît que l’adaptation s’accompagne toujours d’une réflexion visant à remodeler certaines caractéristiques inhérentes à un média ancien. Dans le cas de l’adaptation littéraire sur support hypermédiatique, nous pouvons supposer, par exemple, que l’oeuvre adoptera diverses stratégies esthétiques pour pallier l’immobilité des mots tels qu’on les rencontre dans un livre imprimé. L’interprétation des adaptations transmédiatiques appelle donc une réflexion qui interroge à la fois les médias dans leur manière spécifique de créer du sens et la modification qui est apportée à l’objet de l’adaptation.

Du côté de l’hypertexte de fiction, les artistes ont tôt fait d’associer la non-linéarité de leur écriture à certains textes qui, de diverses manières, manifestent le désir de rompre avec le mode de lecture linéaire du texte imprimé. En accord avec la proposition de Jean Clément, nous pouvons à juste titre qualifier ces oeuvres de «proto-hypertextes3Jean Clément, «Fiction interactive et modernité», Décembre 1994, en ligne: http://hypermedia.univ-paris8.fr/jean/articles/litterature.html (consulté le 19 août 2008)», les auteurs les plus souvent cités étant Jorge Luis Borges (Le jardin aux sentiers qui bifurquent), Marc Saporta (Composition no 1), Raymond Queneau (Cent milles milliard de poèmes), Italo Calvino (Si par une nuit d’hiver un voyageur…), Julio Cortázar (Marelle) et Laurence Stern (Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme). De fait, Stuart Moulthrop, auteur notamment de Victory Garden (Eastgate System, 1992), a créé en 1987 une adaptation hypermédiatique du Jardin aux sentiers qui bifurquent, disponible uniquement sur CD-ROM. C’est dire à quel point la création, sur un média émergent, s’accompagne le plus souvent d’une réflexion sur les possibilités esthétiques de ce média en regard de ceux qui le précèdent. Il semble que les hypertextes de fiction exploitent les divers potentiels d’écriture reliés à l’hyperlien en vue de dépasser les contraintes du texte imprimé. De fait, ils inscrivent leur démarche dans une continuité esthétique avec certains auteurs canoniques. Par exemple, dans sa reprise du Jardin aux sentiers qui bifurquent, il est visible que Moulthrop tente, avec le mode de lecture rendu possible par l’hyperlien, de poursuivre la réflexion amorcée par Borges sur le support imprimé. De fait, la plupart des théoriciens et praticiens de l’hypertexte de fiction ont vu dans la nouvelle de Borges l’intuition d’une littérature libéréede l’unité séquentielle du support imprimé. Voici un extrait éloquent:

Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres; dans la fiction du presque inextricable Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent. […] Dans l’ouvrage de Ts’ui Pên, tous les dénouements se produisent; chacun est le point de départ d’autres bifurcations. Parfois, les sentiers de ce labyrinthe convergent: par exemple, vous arrivez chez moi, mais, dans l’un des passés possibles, vous êtes mon ennemi; dans un autre, mon ami4Jorge Luis Borges, Fictions, Paris, Gallimard (folio), 1965, p. 100-101..

Ce passage évoque bien ce que certains auteurs ont voulu incarner dans la littérature imprimée, précédant en ce sens les auteurs d’hypertextes qui ont poussé plus avant cette recherche quant à la possibilité d’un récit libéré de la linéarité de l’imprimé. De plus, il semble clair que c’est la nature même du support numérique qui permet de concrétiser ce qui est difficilement réalisable sur support imprimé, c’est-à-dire cette cohabitation simultanée des possibilités narratives que l’on retrouve à l’état conceptuel chez Borges.

L’icono-textualité

Les pratiques transmédiatiques mettent généralement en place la cohabitation de textes et d’images. Ainsi, la reprise de textes classiques par les artistes du Web se distingue souvent par l’ajout de données visuelles susceptibles d’enrichir ou encore d’infléchir le sens de l’oeuvre originale5Lire à ce sujet: Gérard Genette, Palimpsestes: la littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982, 467 p.. De plus, à la manière des calligrammes, la matière textuelle numérisée de ces oeuvres possède une indéniable signification iconique. En 1990, Reinhard Krüger définissait l’iconotextualité, concept qui trouve toute sa pertinence dans l’analyse des phénomènes transmédiatiques:

L’iconotextualité consisterait en ce que des éléments de deux systèmes sémiotiques différents seraient interprétés comme appartenant à un même ordre, à des ordres très proches (du moins à l’ordre établi par l’iconotexte lui-même) ou à un même paradigme moyennant l’attribution d’une parenté entre ces signes, comme par exemple l’intersection de leurs champs sémantiques6Reinhard Krüger, «L’écriture et la conquête de l’espace plastique: Comment le texte est devenu image» (p. 13-62), in Alain Montandon (éd.), Signe/Texte/Image, Meyzieu, Césura Lyon édition, 1990, p. 27-28..

Ainsi, les pratiques d’adaptations transmédiatiques se caractérisent par la cohabitation de deux ou plusieurs codes sémiotiques, ce qui ne va pas sans causer plusieurs problèmes de conceptualisation et d’analyse. De plus, il arrive fréquemment, comme c’est le cas dans l’adaption du roman Le Maître et la Marguerite, de Mikhaïl Boulgakov, que le texte original se trouve amputé, laissant davantage de place à l’aspect visuel de la reprise. Suivant cette tendance, de nombreuses adaptations tendent à développer l’aspect visuel du texte. Le texte, grâce aux possibilités offertes par la souplesse des hypermédias, est souvent doté de mouvement, de texture et d’autres qualités plastiques. À ce propos, Alexandra Saemmer affirme que

[l]orsqu’il s’anime et s’hypertextualise dans la création numérique, le mot acquiert des qualités qui ne lui avaient pas été propres. Il respire, s’étire, se détache, s’efface. Il se touche, se laisse déplacer via des manipulations de souris ou de clavier, devenant «objet de plaisir» au sens matériel du terme7Alexandra SAEMMER, Matières textuelles sur support numérique, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2007, p. 7..

Ce potentiel sémantique du mot numérisé est à prendre en considération dans l’appréhension des oeuvres d’adaptation transmédiatique. En effet, il est clair que dans ce type de reprise, les artistes jouentsur le potentiel iconique du mot, invitant l’internaute à effectuer une double lecture du texte: une lecture du codelangagier auquel il est habitué, à laquelle s’ajoute une lecture proprement visuelle du mot ou du groupe de mots saisis dans sa dimension graphique.

Pragmatique, filiation

Bien que l’établissement de filiations avec des auteurs canoniques s’inscrive dans une volonté de continuité esthétique et selon un processus historique somme toute légitime, il ne faut pas négliger l’aspect pragmatique de telles pratiques. En effet, il semble que l’appropriation de grandes oeuvres par la réécriture soit également une stratégie utilisée par les artistes du Web afin d’attirer l’attention et l’intérêt des internautes. Par exemple, Perte de temps de Julie Potvin bénéficie sans aucun doute de la renommée du poème de Baudelaire sur lequel repose le projet d’adaptation . Ainsi, un internaute faisant une recherche sur Google en écrivant «L’horloge de Charles Baudelaire», trouvera en troisième position de ses résultats de recherche l’adaptation créée par Julie Potvin. L’utilisation fréquente des moteurs de recherche incite sans doute les artistes du Web à choisir comme sujet d’adaptation des artistes susceptibles de figurer dans les recherches par mots-clés effectuées par les internautes. Le phénomène est également à mettre en relation avec les compétences du lecteur. En optant pour des oeuvres susceptibles d’être connues par le public, l’artiste favorise le bon fonctionnement de la lecture particulière que requiert l’adaptation. En effet, l’adaptation transmédiatique d’une oeuvre inconnue par l’internaute risque d’échouer dans ses visées dialogiques, ce dernier ne pouvant repérer les liens dialogiques qui unissent l’oeuvre originale à l’oeuvre adaptée.

Ressources bibliographiques

Angenot, Marc (1983) «L’intertextualité: enquête sur l’émergence et la diffusion d’un champ notionnel», Revue des Sciences Humaines, vol. 60, no 189, p. 121-136.

Angenot, Marc (1983) «Intertextualité, interdiscursivité, discours social», Texte, no 2, p. 101-112.

Beugnot, Bernard (1976) «Un aspect textuel de la réception critique: La citation», Oeuvres et critiques, vol. 1, no 2, p. 5-19.

Bilous, Daniel (1983) «Intertexte/Pastiche: L’intermimotexte», Texte, no 2, p. 135-160.

Bolter, Jay David et Richard Grusin (2000) Remediation; Understanding New Media, London, First MIT Press PaperBack Edition, 295 p.

Compagnon, Antoine (1979) La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Éditions du Seuil, 414 p.

Gaudreault André et Thierry Groesteen (dir.) (1998) «La transécriture. Pour une théorie de l’adaptation», Québec/Angoulême, Nota Bene/Centre national de la bande dessinée et de l’image, 280 p.

Genette, Gérard (1982) Palimpsestes: La littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 467 p.

Hert, Philippe (1999) «Internet comme dispositif hétérotopique», Hermès, no 25, p. 93-106.

Hoek, Leo H. (1995) «La transposition intersémiotique pour une classification pragmatique», dans Leo H. Hoek et Kees Meerhoff (dir.) Rhétorique et image, Amsterdam, Rodopi, 1995, p. 65-80.

Krüger, Reinhard (1990) «L’écriture et la conquête de l’espace plastique. Comment le texte est devenu image», dans Alain Montandon (dir.) Signe/Texte/Image, Meyzieu, Césura Lyon édition, p. 13-57.

Mercier Andrée et Esther Pelletier (dir.) (1999) L’adaptation dans tous ses états, Québec, Nota Bene, 259 p.

Riffaterre, Michael (1979) «Sémiotique intertextuelle. L’interprétant», Revue d’Esthétique, no 1-2, p. 128-150.

Saemmer, Alexandra (2007) Matières textuelles sur support numérique, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 159 p.

Starobinski, Jean (1969) «Le texte dans le texte», Tel Quel, no 37, p. 25-33.

Œuvres du Répertoire ALH

  • 1
    Hoek, Leo H., «La transposition intersémiotique pour une classification pragmatique», in Rhétorique et image, sous la dir. de Leo H. Hoek et Kees Meerhoff, Amsterdam, Éditions Rodopi, 1995, p. 64-79.
  • 2
    Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation; Understanding New Media, London, Firt MIT Press PaperBack Edition, 2000, p. 15.
  • 3
    Jean Clément, «Fiction interactive et modernité», Décembre 1994, en ligne: http://hypermedia.univ-paris8.fr/jean/articles/litterature.html (consulté le 19 août 2008)
  • 4
    Jorge Luis Borges, Fictions, Paris, Gallimard (folio), 1965, p. 100-101.
  • 5
    Lire à ce sujet: Gérard Genette, Palimpsestes: la littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982, 467 p.
  • 6
    Reinhard Krüger, «L’écriture et la conquête de l’espace plastique: Comment le texte est devenu image» (p. 13-62), in Alain Montandon (éd.), Signe/Texte/Image, Meyzieu, Césura Lyon édition, 1990, p. 27-28.
  • 7
    Alexandra SAEMMER, Matières textuelles sur support numérique, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2007, p. 7.
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