Cahiers de l'IREF, numéro 06, 2014

Filiations du féminin

Ariane Gibeau
Lori Saint-Martin
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Signe d’une inquiétude propre à notre époque, les recherches actuelles en littérature interrogent avec insistance la filiation et l’héritage. On commente à répétition les fractures et les rapports ambigus au passé qui caractérisent la production littéraire contemporaine: «il ne s’agit pas de s’inventer des parentés, de se forger victorieusement de toutes pièces une lignée, mais plutôt d’assumer un héritage fragilisé par les secousses, voire les ressacs, d’une modernité dont on accueille et réévalue à la fois le désir de rupture» (Lapointe et Demanze, 2009: 7).

Combien plus précaires encore, l’héritage et la filiation au féminin. Disparues sous le nom du mari1Au Québec, les femmes mariées gardent leur nom depuis plus de trente ans. En revanche, des enfants nés au Québec en 2002, 74,9 pour cent ont reçu le nom de leur père seul et 4,9 pour cent, celui de leur mère seule (les autres portaient une combinaison des deux noms). Autrement dit, 95 pour cent d’entre eux portent le nom de leur père, seul ou en combinaison. Voir Tahon 2004, 29. dans les arbres généalogiques, exclues traditionnellement de la transmission du patrimoine et, partant, des réélaborations littéraires de cette grande question2Par exemple, le roman du terroir, au Québec, a pour motif central la transmission de la terre ancestrale de père en fils et les personnages féminins y occupent une place restreinte., tenues à distance des débats sociaux, marginalisées ou effacées de l’histoire littéraire, les femmes souffrent d’une filiation au pire absente, au mieux trouée. Si les créateurs ont cru, selon Harold Bloom (1973), avoir trop de pères littéraires, figures puissantes contre lesquelles il leur fallait s’insurger, les créatrices, elles, ont manqué cruellement de mères. Voilà pourquoi la filiation, si elle touche tous les êtres, est aussi une brûlante question féministe.

Avec des textes d’Adeline Caute, Ariane Gibeau, Jessica Hamel-Akré, Marie-Noëlle Huet, Lucie Joubert, Lori Saint-Martin, Patricia Smart et Chantal Savoie.

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    Au Québec, les femmes mariées gardent leur nom depuis plus de trente ans. En revanche, des enfants nés au Québec en 2002, 74,9 pour cent ont reçu le nom de leur père seul et 4,9 pour cent, celui de leur mère seule (les autres portaient une combinaison des deux noms). Autrement dit, 95 pour cent d’entre eux portent le nom de leur père, seul ou en combinaison. Voir Tahon 2004, 29.
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    Par exemple, le roman du terroir, au Québec, a pour motif central la transmission de la terre ancestrale de père en fils et les personnages féminins y occupent une place restreinte.

Articles de la publication

Ariane Gibeau & Lori Saint-Martin

Introduction: Filiations du féminin

Par son sujet, mais aussi par sa composition, le présent livre s’inscrit dans la mouvance que décrit Collin. De fait, le choix des collaboratrices est également placé sous le signe de la filiation: pionnières de la critique au féminin, chercheures établies ou voix émergentes, les huit auteures, quatre professeures, une enseignante au collégial et chargée de cours, et trois étudiantes au doctorat, ont des âges et des parcours différents. L’ensemble permet de constater le chemin parcouru, de voir quelles barrières sont tombées et quels territoires méritent d’être maintenant explorés.

Patricia Smart

Les filles de Marie de l’Incarnation: l’éducation au couvent telle qu’évoquée dans les écrits personnels de jeunes filles et de femmes au Québec

S’il y a une expérience qui relie les femmes du Québec entre elles, de génération en génération, surtout pendant le siècle qui a précédé la Révolution tranquille, c’est bien celle de leur éducation au couvent. Filiation au féminin obligatoire et souvent négative, l’expérience du couvent se transmet de mère en fille par les effets durables qu’elle exerce sur les jeunes filles, préparées pendant leurs années d’études à assumer le rôle d’épouses parfaites et de mères dévouées.

Lucie Joubert

Les groupes de filles comiques au Québec: filiation en folies

Il reste que, par le seul fait de se constituer en équipes pour faire rire, ces femmes établissent entre elles une filiation dans la comédie, filiation qu’on abordera à partir de certaines questions générales: comment se sont positionnées ces femmes par rapport au féminisme? Quels sont les thèmes privilégiés, les cibles visées, par les groupes? Peut-on voir une inter-influence entre leur vision du monde et leur vision de l’humour? Que nous apprennent ces groupes quand on les inscrit dans un continuum historique, discursif et social?

Ariane Gibeau

L’amour, le deuil et le fracas. D’«Angéline de Montbrun» de Laure Conan à «Désespoir de vieille fille» de Thérèse Tardif

En 1984, dans Quand je lis je m’invente, Suzanne Lamy affirme que lire les femmes, c’est construire une filiation et faire en sorte que leurs œuvres ne soient plus «des enfants uniques, nés de père et de mère inconnus» (Lamy, 1984: 43). Pour quiconque s’intéresse aux auteures marginalisées par l’histoire littéraire québécoise, une telle formule soulève d’importantes questions: comment inscrire ces créatrices aujourd’hui oubliées dans une lignée d’œuvres, dans une tradition d’écriture au féminin? Comment étudier le rapport qu’elles ont entretenu, consciemment ou non, avec leurs prédécesseures? La création d’une filiation constitue-t-elle la manière idéale de leur redonner justice, de légitimer leurs œuvres?

Chantal Savoie

Le voyage, la danse et la représentation des femmes dans la culture de grande consommation (1936-1947)

Dans la foulée de nos travaux antérieurs sur la culture de grande consommation au cours de la première moitié du 20e siècle, nous nous intéressons ici à la façon dont ces corpus peuvent permettre de mieux saisir les transformations de l’imaginaire en les abordant du point de vue du public auquel ils sont destinés. À partir d’un échantillon de chansons sentimentales populaires et par la considération d’un magazine féminin, La Revue populaire, nous avons tenté de voir dans quelle mesure, au sein du vaste processus de transformation culturelle qui s’embraye autour de la Seconde Guerre mondiale, certaines figures de l’imaginaire permettaient de cerner un double mouvement de transmission et de rupture dans l’imaginaire populaire féminin. En mettant en lumière l’imaginaire du voyage et de la danse dans la culture de grande consommation, le présent article contribuera à mieux faire connaître la culture féminine de l’époque et à saisir la façon dont elle investit de sens différents fragments d’un vaste continuum médiatique dont il est plus facile de constater la diversité, voire la frivolité, que de repérer la mécanique.

Marie-Noëlle Huet

La filiation créatrice dans «Journal de la création» (1990) de Nancy Huston et «Le bébé» (2002) de Marie Darrieussecq

Trop longtemps, parce qu’elles étaient réduites à leurs fonctions maternelles et donc considérées comme inaptes à la création, les femmes ont eu à choisir entre la maternité et l’écriture. En raison de leur puissance procréatrice, elles «ont été confinées dans la sphère privée et exclues de la culture, tant de la vie de l’esprit et de la création que du monde socio-économique et politique» (Saint-Martin, 1999: 19). Si certaines ont réussi, avant l’époque contemporaine, à la fois à créer une œuvre littéraire devenue canonique et à avoir des enfants (on peut penser à Germaine de Staël, à George Sand et à Colette), l’histoire littéraire française n’a retenu que très peu de textes d’écrivaines qui étaient également mères. Prises dans une vision dichotomique opposant l’esprit et le corps, certaines, à l’instar de Simone de Beauvoir, ont refusé l’enfantement parce qu’elles n’étaient pas prêtes à renoncer au monde de l’esprit.

Jessica Hamel-Akré

Filiations croisées et autobiographie au féminin dans «Are You My Mother?» d’Alison Bechdel

La mise en rapport des conversations formant le «quotidien» du rapport mère-fille et la relation avec les écrivaines féministes est un thème cher à l’auteur. C’est cependant dans la quête de l’indépendance et l’affirmation de soi que semblent s’imbriquer les deux filiations: Bechdel s’autorise à les entremêler et à les faire dialoguer. C’est en nous appuyant sur cette perspective que nous tenterons de voir comment le besoin de s’affirmer comme individu de plein droit se réalise par un questionnement singulier des liens tant familiaux que littéraires.

Adeline Caute

Le sourire de la mère: faux sacrifice et matricide dans «Un barrage contre le Pacifique» de Marguerite Duras (1950)

C’est le sens de cette mort qui va m’occuper dans le présent article. Dans un premier temps, je vais étudier les circonstances et les enjeux de la prise de distance de chacun des enfants par rapport à la mère, une prise de distance qui s’opère à l’initiative du fils et qui apparaît comme un désir de rompre la filiation mère/enfant. Dans un second temps, je nuancerai ce premier tableau en tentant de montrer comment Duras présente paradoxalement le matricide symbolique que constitue l’autonomisation des enfants comme une tentative et un effort destinés non pas à rompre avec la mère, mais au contraire à resserrer et à recréer la filiation mère/enfant.

Lori Saint-Martin

Mixité et filiation: le rapport soeur-frère en littérature contemporaine

La présente étude, mi-théorique, mi-critique, interrogera d’abord la relation sœur-frère traditionnelle dans sa double dimension familiale et sociale, en mettant en lumière ses mécanismes de pouvoir dissimulés mais efficaces, d’autant plus efficaces justement qu’ils échappent à l’attention. Nous verrons dans un premier temps que la relation sœur-frère, au confluent du privé et du collectif, soulève des enjeux politiques: questions de voix, de représentation, de pouvoir. Dans un deuxième temps, nous nous tournerons vers les textes littéraires mettant en scène cette relation: après la présentation d’une série de pistes de lecture, il sera question de deux romans, Au diable vauvert de la Française Maryse Wolinski (2009) et Ce qu’il en reste de la Québécoise Julie Hivon (1999)

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