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L’amour, le deuil et le fracas. D’«Angéline de Montbrun» de Laure Conan à «Désespoir de vieille fille» de Thérèse Tardif

Ariane Gibeau
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Article paru dans Filiations du féminin, sous la responsabilité de Ariane Gibeau et Lori Saint-Martin (2014)

En 1984, dans Quand je lis je m’invente, Suzanne Lamy affirme que lire les femmes, c’est construire une filiation et faire en sorte que leurs œuvres ne soient plus «des enfants uniques, nés de père et de mère inconnus» (Lamy, 1984: 43). Pour quiconque s’intéresse aux auteures marginalisées par l’histoire littéraire québécoise, une telle formule soulève d’importantes questions: comment inscrire ces créatrices aujourd’hui oubliées dans une lignée d’œuvres, dans une tradition d’écriture au féminin? Comment étudier le rapport qu’elles ont entretenu, consciemment ou non, avec leurs prédécesseures? La création d’une filiation constitue-t-elle la manière idéale de leur redonner justice, de légitimer leurs œuvres?

Thérèse Tardif1Tardif naît à Ottawa en 1912. Elle fait des études à l’Université de Montréal et collabore, de 1936 à 1939, au Quartier latin. À l’invitation de Claude-Henri Grignon, elle signe également, à la même époque, quelques textes pour la revue En avant. Traductrice au Bureau de la Statistique du gouvernement canadien, elle est active pendant plusieurs années sur la scène littéraire d’Ottawa. Elle se joint à la section outaouaise de la Société des écrivains canadiens en 1946 (elle en devient la vice-présidente en 1954) et y côtoie plusieurs femmes de lettres de l’époque: Éva Senécal, Marie-Rose Turcot, Simone Routier, Laure Berthiaume-Denault et Lucie Clément., figure aujourd’hui méconnue de la littérature québécoise, et son premier livre, Désespoir de vieille fille, feront l’objet de la présente étude. À sa parution en 1943, aux Éditions de l’Arbre, Désespoir de vieille fille reçoit un accueil mitigé: tout en reconnaissant le caractère novateur de l’œuvre, plusieurs critiques disent mal comprendre «cette suite de cris désespérés» (Tanghe, 1944: 22), ou se déclarent dégoûtés par ce «flot de larmes brûlantes» (Dufresne, 1943: 219) et cette «extravagance de la pensée» (Lussier, 1944: 125). Si certains voient en Thérèse Tardif une grande écrivaine et la comparent même à Nelligan, d’autres parlent d’un livre «bien indigeste» (Sergerie, 1943: 4). Dans les années 1930, des œuvres comme Dans les ombres d’Eva Senécal, La Chair décevante de Jovette Bernier ou Chaque heure a son visage de Medjé Vézina font scandale en raison de leur écriture sensuelle et de leur mise en scène du désir féminin; chez Tardif, malgré la représentation d’un corps féminin désirant, c’est plutôt l’agressivité et le caractère belliqueux de la narration qui choquent, comme si s’était effectué un déplacement dans les interdits et les propos susceptibles d’offenser la critique littéraire. Désespoir de vieille fille reçoit même une réplique caustique: sous le pseudonyme de Marie de Villers, Simone Routier publie Réponse à «Désespoir de vieille fille», qui ridiculise, paragraphe par paragraphe et «avec pagination correspondante» (Routier, 1943: 9), les propos de Tardif. Le mépris est clair, la critique est acerbe: à propos de Tardif, de Villers/Routier dit qu’elle «a mal appris la vie» et que son «son livre est mauvais, mais point troublant» (Routier, 1943: 9 et 24). L’accueil réservé à La Vie quotidienne, roman que publie Tardif en 1951, est lui aussi polarisé, bien que certains, comme Gilles Marcotte, y voient «l’un des plus grands écrits de notre littérature». Ainsi, après un dernier entretien dans Le Droit du 19 mai 1962, dans lequel elle décrit son amertume face à une réception critique qu’elle juge inadéquate, Thérèse Tardif cesse d’écrire et sombre dans l’oubli: il faut attendre 1980 pour que paraisse une première étude de Désespoir de vieille fille, un article de Barbara Godard dans la revue torontoise Fireweed2Publié en français en 1992 dans l’anthologie L’Autre lecture. Dans Femme fictive, femme réelle, ouvrage publié en 1966, Suzanne Paradis consacre quelques lignes au personnage de la vieille fille, mais il ne s’agit pas d’une étude à proprement parler.. Encore aujourd’hui, l’intérêt que portent les critiques féministes et les spécialistes d’histoire littéraire à ses écrits est marginal. Cette absence de postérité paraît à la fois cruelle et ironique quand on sait que Tardif, convaincue de son talent et de son «audace téméraire», a maintes fois sommé la critique canadienne-française des années 1940 de se renouveler, de délaisser son «dilettantisme» et de faire preuve de courage dans la reconnaissance d’œuvres littéraires novatrices (Tardif, 1944: 258-259).

Il est vrai, en revanche, que Désespoir de vieille fille a de quoi surprendre. Petit livre «excentrique» au dire même de son auteure (Tardif, 1944: 258), il ne correspond à aucun genre précis. Roman pour les uns, long poème ou même essai3Dans l’article «La mémoire oubliée en Ontario français», Fernand Dorais se justifie ainsi: «Désespoir de vieille fille est un essai, et l’essai est toujours composé de fragments, puisqu’il est un questionnement infini de l’essence de la vie, dont on ne peut jamais recueillir que des réponses partielles» (Dorais, 1995: 389-390, l’auteur souligne). pour les autres, il se compose d’une série de réflexions et d’aphorismes cinglants sur l’amour, le désir charnel et l’abandon. Dans une forme proche du journal intime, une narratrice anonyme prend pour point de départ un deuil amoureux et le transforme en réquisitoire contre Dieu, les hommes, l’amitié et le monde littéraire. Aucune intrigue, aucun personnage autre que cette voix narrative féminine, aucune trame de fond définie : l’ensemble est opaque, voire cryptique.

Si la question de la filiation apparaît si importante à la lecture de ce livre, c’est qu’il se situe entre nouveauté et continuité. Au-delà de la simple pratique citationnelle et de la référence directe à plusieurs auteurs («Avec l’avènement des Mauriac, des Gide et des Colette, le roman français est devenu le dépotoir des excréments de l’âme» [Tardif, 1943: 25]), on observe d’importantes parentés avec Angéline de Montbrun, de Laure Conan, et plus particulièrement avec sa troisième partie. Les rares critiques contemporaines qui se sont penchées sur Désespoir de vieille fille n’ont d’ailleurs pas manqué de soulever ce parallèle, bien que de manière rapide: dans un article sur les figures de «religieuses ratées» dans la fiction d’avant 1960, Annette Hayward affirme «[qu’] il serait possible d’envisager Désespoir de vieille fille comme une version moderne, voire postmoderne (dans le sens d’éclatée), du journal d’Angéline» (Hayward, 2000: 59). Barbara Godard s’intéresse, dans un court paragraphe de l’article «Transgressions», à la trajectoire de Conan et de Tardif, toutes deux maltraitées par l’institution littéraire de leur époque. Alors que la première écrira des romans historiques après avoir publié son œuvre maîtresse, la seconde «change[ra] d’orientation pour son deuxième roman» (Godard, 1992: 87) et préférera une narration moins révoltée. Dans son mémoire de maîtrise, Véronique Ostiguy postule quant à elle au passage que Tardif a sans doute ressenti le besoin de s’identifier à une pionnière de l’écriture au féminin et d’exprimer «les mêmes envies et les mêmes déceptions»4Si elles ont été brièvement relevées, les parentés entre Angéline de Montbrun et Désespoir de vieille fille n’ont mérité aucune démonstration de fond. (Ostiguy, 2010: 64). Ces affirmations méritent réflexion, d’autant que le nom de Conan n’est mentionné d’aucune façon au cours des 124 pages que forme Désespoir de vieille fille. De plus, dans un texte écrit dans La Nouvelle Relève en juillet 1944, Tardif revient sur ses sources d’inspiration et sa démarche d’écriture sans jamais signaler l’influence d’Angéline de Montbrun. Pourrait-elle ne jamais avoir lu ce roman? Voilà qui n’aurait rien d’étonnant quand on sait qu’Angéline de Montbrun, publié pour la première fois en volume en 18845La première édition, en feuilleton, paraît dans La Revue canadienne en 1881-1882., est oublié par la critique et le grand public de 1920 à 1950, faute de nouvelle réédition. Au moment où Thérèse Tardif publie son œuvre, Angéline de Montbrun est devenu presque introuvable et «l’attention des critiques se tourne vers des œuvres nouvelles qui proposent des thèmes adaptés à la sensibilité moderne et reflètent l’évolution des mentalités» (Bourbonnais, 2007: 87).

Que faire alors de ces échos et effets de lecture qui, conscients ou non, sont nombreux? Comment penser cet «air de famille» entre les deux œuvres sans savoir si celle de Tardif constitue une réécriture volontaire de celle de Conan? Comment situer cette problématique dans une réflexion plus large sur les pratiques d’écriture au féminin et sur l’importance de la filiation dans l’histoire littéraire des femmes? Autant de questions auxquelles la présente étude souhaite répondre en se penchant sur certains éléments thématiques et formels qui unissent Désespoir de vieille fille à Angéline de Montbrun dont, surtout, la forme fragmentaire des deux textes et leur écriture mystique. Il ne s’agira évidemment pas d’affirmer que les deux œuvres sont identiques: au contraire, l’analyse relèvera des différences qui permettent de constater, de 1884 à 1943, d’importantes transformations dans la fiction au féminin. Au final, il s’agira de montrer que Thérèse Tardif, si elle est héritière de la tradition qu’ouvre Laure Conan, se fait également précurseure des grands écrits féministes des années 1970: s’inscrivant dans un mouvement, les années 1923-1947, où pour la première fois «plusieurs femmes partagent les mêmes sensibilités littéraires et construisent un corpus cohérent d’œuvres romanesques et poétiques» (Boisclair, 2004: 90), elle contribue, avec Désespoir de vieille fille, à marquer une étape dans l’émergence de la modernité littéraire du Québec. La filiation se joue alors à la fois en amont et en aval: son livre sert de pivot entre différentes générations d’écrivaines.

LES JEUNES FEMMES ET L’ENFER : PREMIERS ÉCHOS ENTRE LES DEUX ŒUVRES

Rappelons d’abord brièvement l’intrigue d’Angéline de Montbrun. À la fin du 19e siècle, Maurice Darville est amoureux de la fille de Charles de Montbrun, Angéline. Montbrun accepte de donner sa fille en mariage malgré un attachement peu commun pour elle. Les fiancés sont promis à une existence idyllique, mais les choses tournent mal. Montbrun meurt subitement, victime d’un accident de chasse; inconsolable, Angéline fait une mystérieuse chute qui la laisse défigurée. Persuadée que Maurice ne l’aime plus, elle rompt ses fiançailles, se réfugie dans la maison paternelle et y reste seule, en deuil à jamais des deux hommes. Le roman est composé de trois parties qui ne laissent pas d’étonner la critique: une première partie épistolaire, durant laquelle est annoncé le mariage entre Angéline et Maurice; une seconde, narrée à la troisième personne, où se produit en quelques pages l’essentiel de l’action (mort de Charles de Montbrun, chute d’Angéline, séparation d’avec Maurice); une troisième, sous forme de journal intime, durant laquelle Angéline prend enfin la parole pour pleurer et crier son désespoir. C’est évidemment cette troisième partie qui appelle de nombreux rapprochements avec Désespoir de vieille fille.

Le ton est donné dès les premières pages: alors que Tardif dédie Désespoir «à ceux qui [l]’ont aimée» (Tardif, 1943: 8), Conan conclut la deuxième partie de son roman et amorce la transition vers le journal d’Angéline de la façon suivante: «Ces pages intimes intéresseront peut-être ceux qui ont aimé et souffert» (Conan, 1990: 80). C’est sans compter, évidemment, le titre de ce journal, «Feuilles détachées», que Tardif reprend en mettant la lectrice en garde au début de son livre: «Ceci n’est pas un journal. Ce sont des feuillets détachés où il est beaucoup parlé du péché» (Tardif, 1943: 9, je souligne). Ces parentés permettent de déceler un même objectif d’écriture: faire surgir un «je» féminin doté d’une psychologie complexe et le faire évoluer dans un espace textuel antiréaliste exempt d’intrigue définie. Pourtant, dans le dernier exemple, la notion d’éclatement évoquée plus haut par Annette Hayward se voit parfaitement illustrée: tout en se rapprochant du journal par une écriture fragmentaire, une écriture de l’intériorité, Thérèse Tardif revendique une forme libre de toute contrainte. En effet, contrairement à Conan, qui respecte les normes du genre diaristique, elle refuse de dater les entrées, d’identifier sa narratrice et de la situer dans un cadre spatio-temporel défini, voire de créer des effets de cohérence entre les différents fragments: l’absence d’intrigue se conjugue à un important désordre textuel. Ces choix narratifs, novateurs dans les années 1940, rappellent en quelque sorte l’audace encore plus grande de Conan face aux conventions littéraires de son époque: la forme tripartite d’Angéline de Montbrun, inédite à la fin du 19e siècle canadien-français, suggère elle aussi une volonté de déjouer les attentes de la critique. Force est donc d’admettre qu’entre Angéline de Montbrun et Désespoir de vieille fille, échos et divergences s’entremêlent.

Difficile, de même, de ne pas remarquer d’importantes similitudes entre Angéline et la vieille fille de Tardif: deux jeunes femmes en deuil, pleureuses inconsolables, seules avec leur détresse et leur révolte. À l’image d’Angéline, la vieille fille, amoureuse déçue et déchue, fait de l’écrit intime un espace d’épanchement de sa douleur:

La vie ne peut plus être pour moi qu’une solitude affreuse, qu’un désert effroyable. Que me fait le monde entier puisque je ne le verrai plus jamais? (Conan, 1990: 126)  

Le monde est maudit. Et j’habite ce monde-là. Comment ne pas avoir sans cesse cette atmosphère de damnation dans l’âme (Tardif, 1943: 73). 

Émerge ainsi des deux œuvres une même blessure irrémédiable. Tout y est plainte, accablement et noirceur, comme si les narratrices, coupées du monde, étaient projetées dans un ailleurs mortifère:

N’arrache pas qui veut le passé dans son cœur. On ne dépouille pas ses souvenirs comme un vêtement fané. Non, c’est la robe sanglante de Déjanire, qui s’attache à la chair et qui brûle (Conan, 1990: 131).  

Je suis dans un état statique de coups de matraque et d’os brisés. Tout s’écrabouille en moi. Il n’y a plus qu’à mentionner en ma présence une date, un nom, un événement prévu, pour que les anciennes plaies suppurent (Tardif, 1943: 33).

Chair brûlée ou plaie suppurante, le deuil amoureux ne peut être dépassé, ne peut être guéri. En collant au corps, la douleur abolit la temporalité: elle réactive constamment le passé. Entre les deux extraits se produit un mouvement inverse: chez Conan, le souvenir envahit le corps, comme si la blessure était extérieure à lui et le contaminait jusqu’à la destruction totale; chez Tardif, la plaie est intérieure et ne demande qu’à s’exposer et à se déverser dans l’espace textuel. Pourtant, le traumatisme marque les corps et le texte d’une même façon: les images liées au feu, à la cendre, au sang et à la laideur prolifèrent. L’expulsion du paradis perdu, motif maintes fois abordé par la critique conanienne, devient chez Tardif une réelle descente aux enfers.

De quoi, en somme, faire un parallèle avec le Journal (1855) d’Eugénie de Guérin, dont Laure Conan s’est largement inspirée lors de l’écriture d’Angéline de Montbrun. À ce sujet, Nicole Bourbonnais affirme qu’il se dégage de ces deux dernières œuvres une même vision du monde, «celle du néant des choses humaines, de la fragilité de l’amour et de la tristesse permanente de l’âme» (Bourbonnais, 1996: 87). Ce sont ce même néant, cette même fragilité et cette même tristesse qui apparaissent à la lecture de Désespoir de vieille fille, comme s’ils étaient transmis d’une œuvre à l’autre. Comme si, du journal de Guérin à celui de Tardif, s’exprimait une même tourmente, une même plainte infinie. Et pourtant, on sent chez Tardif une volonté de transformation: la plainte, bien présente, s’accompagne d’un sentiment de colère et d’une revendication plus affirmée.

Évidemment, comme le rappelle Bourbonnais, le Journal est motivé par le deuil d’un seul homme: le frère d’Eugénie, Maurice. Dans la troisième partie d’Angéline de Montbrun, la perte du père et celle du fiancé s’entrecroisent, «l’écriture oscill[ant] sans cesse entre l’expression des regrets de la fille en deuil et celle de l’amoureuse délaissée» (Bourbonnais, 1996: 93). On note ici une indétermination pronominale qui a énormément fait réagir la critique conanienne dans la mesure où elle appuie l’idée d’un rapport incestueux entre Angéline et son père: «Et pourtant, qu’il m’a aimée! Il avait des mots vivants, souverains, que j’entends encore, que j’entendrai toujours» (Conan, 1990: 81-82). Ce «il» indistinct trouve un écho particulier dans Désespoir de vieille fille, alors qu’il est difficile de savoir qui sont les hommes pleurés par la narratrice. Si on devine qu’il s’agit d’amants ou d’amoureux convoités, sensualité et allusions au désir charnel aidant, impossible de les identifier, voire de les compter. Deux hommes, celui qui «offre la vie» et celui qui «[la] croit capable de sacrifice» (87), puis un seul, un certain «R.» puis un certain «J.», puis enfin un passage au «vous»: l’adresse est indéterminée, voire universelle, comme si tous les hommes, au fond, étaient concernés par le désespoir de la vieille fille. Encore une fois, la notion d’éclatement est au rendez-vous: la voix singulière de la narratrice tranche avec ces hommes pluriels et obscurs mis à distance. Disparus, morts ou partis, ils forment une masse indistincte qui renforce la puissance et l’originalité du discours de Thérèse Tardif.

FORME FRAGMENTAIRE ET CORPS MONSTRUEUX

L’air de famille qui unit Désespoir de vieille fille à Angéline de Montbrun passe également par l’écriture et le tissu textuel. La forme fragmentaire, très importante par ailleurs dans la quête de modernité des auteurs occidentaux en général (Susini-Anastopoulos, 1997), attire évidemment l’attention. Le fragment, dans les cas qui nous intéressent, révèle «l’idée d’une défaillance, d’une faiblesse, voire d’une véritable pathologie de l’être»; par son caractère discontinu, il «projette un déchirement intime» (Susini-Anastopoulos, 1997 : 60,62). On constate ainsi chez les deux auteures une utilisation récurrente de l’aphorisme, ce qui, dans la forme du journal, surprend: l’aphorisme délaisse l’émotion et l’intime au profit de la réflexion, de la rationalité et de la synthèse. À propos de la fugacité de l’amour et des malheurs de l’existence, Laure Conan écrit par exemple: «L’amour chez l’homme est comme ces feux de paille qui jettent d’abord beaucoup de flammes, mais qui bientôt n’offrent plus qu’une cendre légère que le vent emporte et disperse sans retour» (Conan, 1990: 93). La formule est audacieuse: malgré la mélancolie, une femme juge et condamne les hommes, les transforme en objet de discours, s’élève au-dessus d’eux pour philosopher, voire pour pontifier. Cette audace se retrouve également chez Tardif: l’aphorisme y est incendiaire et scandaleux. En effet, la narratrice de Désespoir de vieille fille n’hésite jamais à faire intervenir des images insolentes, voire répugnantes: «Les flammes qui s’échappent du cœur et des sens sont comme une fumée d’engrais» (Tardif, 1943: 51). Du feu de paille à la fumée d’engrais, le ton du testament amoureux change assurément: le deuil devient prétexte à l’hostilité. La vieille fille s’autorise le ruminement, la parole vitriolique et caustique. Elle figure un féminin agressif, presque sauvage. Pourtant, les deux œuvres donnent à lire une même assurance dans la dénonciation des rapports malheureux avec les hommes: le jugement et la condamnation d’Angéline se transforment chez Tardif en hargne viscérale.

Dans Angéline de Montbrun, le fragment mérite également l’attention dans la mesure où il opère sur deux niveaux. À l’intérieur même des multiples entrées du journal d’Angéline, lesquelles supposent de facto une brisure dans la narration, émerge une suite de déclarations brèves et véhémentes qui se détachent des longues séquences gémissantes. Dans la plainte de la jeune femme, ces courts passages, ces «Que volonté soit faite!», «Pauvre folle que je suis!», «Non! La consolation n’est pas là!» et «Qu’on me laisse en paix!» (Conan, 1990: 100, 108 et 117), créent une seconde série de disjonctions, comme autant de cris furtifs. Angéline s’exprime avec colère, avec fracas, créant un désordre dans son discours. Ce sont ces passages lapidaires, ces lambeaux d’écriture qui constituent l’essentiel de Désespoir de vieille fille: dans l’œuvre de Tardif, les cris ne sont plus isolés, ils se succèdent et se multiplient. Si une «bombe» est posée dans Angéline de Montbrun, pour reprendre les célèbres mots de Patricia Smart (1988: 44), Désespoir de vieille fille se compose de ses éclats… Voilà qui a peut-être contribué, d’ailleurs, à effaroucher certains critiques. Dans une langue à vif, provocatrice, voire arrogante, la vieille fille explose contre tout et tout le monde. Sa colère paraît totale, sans source précise: «J’ai passé ma vie à jeter de la viande faisandée à des chiens mal nourris. Que la faim me terrasse, ils me prendront comme pâture avant que je n’expire» (Tardif, 1943: 22). Ce «ils» indéfini contribue à faire de Désespoir de vieille fille un texte déchaîné dans son contenu et ses adresses au lectorat. Mais plus encore, cette révolte et cette agitation ne passent plus par une structure littéraire attendue : contrairement à Medjé Vézina qui, dans Chaque heure a son visage (1934), surprend par l’audace de son discours mais use d’une forme «en accord avec la production de l’époque» (David dans Vézina, 1999: 7), Tardif refuse de se réfugier dans les conventions: le fragment inscrit un propos et une forme qui surprennent, qui dérangent6Ici, le fragment rappelle plutôt le journal «télégraphique» de Didi Lantagne dans La Chair décevante de Jovette Bernier..

Tant chez Conan que chez Tardif, du reste, le fragment semble appuyer la représentation d’un «corps brisé» (Ostiguy, 2010: 48). Si la défiguration est bien réelle chez Angéline, elle est métaphorique chez la vieille fille. Le corps féminin, chez Tardif, est synonyme de destruction, de morcellement. Ainsi, les images de lacération, d’amputation et mutilation abondent: «Je suis postée devant les hommes comme une Vénus sans bras; et ils ne pourront se libérer de moi qu’en m’émiettant, qu’en me rendant méprisable»; «Je suis épuisée dans mon corps des sacrifices qui n’en coûteront pas à mon âme. / La Providence me taille des sentiers étroits à coups de hache»; «Mon Dieu, il ne se passe pas de jour que Vous ne me frappiez vingt fois au visage» (Tardif, 1943: 26, 85 et 96). La figure difforme de Véronique Désileux7Véronique Désileux, femme repoussante, si laide qu’elle a «vécu sans amitié, sans amour» (Conan, 1990 : 98), a pu compter sur la charité de monsieur de Montbrun. À sa mort, Angéline rêve d’elle dans sa fosse, «invinciblement attirée par le calme de la tombe» (Conan, 1990 : 99). comme double d’Angéline et les lamentations de cette dernière au sujet de sa défiguration («Mon Dieu, qu’il est horrible de se savoir repoussante!» [Conan, 1990: 82]) trouvent leur écho dans la description monstrueuse que fait la vieille fille d’elle-même: «Mon Dieu, vous m’avez libérée dans le monde, avec une tête d’homme, un corps de femme, et un cœur de bête sauvage» (Tardif, 1943: 34). On constate dans les deux œuvres la présence d’un corps féminin blessé, reclus, qui trouve son existence et sa subjectivité dans la forme discontinue du journal. Mais le corps qui s’inscrit dans le texte de Tardif est un corps désirant, sensuel, agissant malgré ses blessures, dépourvu de délicatesse et de retenue: «L’amitié. Ou l’amour. Je ne suis pas vide d’âme, moi: je ne suis pas vide de ventre» (Tardif, 1943: 50). Si la mort du père et la mise à distance du fiancé entraînent chez Angéline un point de non-retour et l’impossibilité d’un amour ultérieur («Quand je vivrais encore longtemps, jamais je ne laisserai mon deuil» [Conan, 1990: 110]), la solitude se transforme chez Tardif, malgré tout, en attente: «Celui qui viendra, si tard, il faudra qu’il m’aime nue, hagarde, échevelée» (Tardif, 1943: 63). Ici, le mot «nue» mérite l’attention: à l’image du corps dénudé, la forme fragmentaire et la brièveté des phrases suggèrent un important dépouillement dans la structure de l’œuvre. En somme, chez Tardif, le corps féminin fait irruption dans l’écriture: sa monstruosité lui permet de s’inscrire dans le texte. Ce sont sa laideur et sa blessure qui, paradoxalement, lui donnent toute sa puissance.

ÉCRITURE MYSTIQUE, COLÈRE ET LAMENTATIONS

Les corps fragilisés et blessés des deux narratrices s’agitent dans l’espace textuel par le recours à une écriture mystique. Si Angéline convoque Marie de l’Incarnation, la vieille fille affirme ceci: «Je suis engagée dans les voies de Thérèse d’Avila, et mon humiliation devant Dieu est égale à la sienne» (Tardif, 1943: 80). De plus, alors que la critique a reconnu l’influence des livres de piété français sur le roman de Conan (Beaudet, 2007: 60), Tardif elle-même a déclaré, dans la Nouvelle Relève, que son «œuvre proprement dite [était] basée sur les grands mystiques» (Tardif, 1944: 261). Voilà qui n’a rien de surprenant: plusieurs critiques, dont Lucie Robert, ont déjà analysé l’importance du mysticisme dans les recueils de poésie au féminin publiés jusqu’au tournant des années 1940. Dans ces œuvres, l’écriture permet l’union avec Dieu et «Jésus-Christ devient la figure de l’amant recherché» (Robert, 1987: 105). Même son de cloche chez Daniel Vaillancourt, qui rappelle, dans un article sur les liens entre les écrits de Marie de l’Incarnation et Angéline de Montbrun, que la figure de la religieuse énonce généralement un discours de femme amoureuse. C’est d’ailleurs là tout son drame: elle se voit prise dans «une relation à un amoureux absent dont la particularité est d’être maintenu et de se maintenir dans le phatique de la parole» (Vaillancourt, 2006: 401-402). Tant chez Conan que chez Tardif, les adresses à Dieu, récurrentes, sont motivées par la perte d’un homme aimé. Et de part et d’autre, elles sont décousues, convulsives, parfois inintelligibles. Le mysticisme entraîne une série de symptômes corporels (cris, larmes, soupirs) qui s’inscrivent dans le texte et qui contribuent, paradoxalement, à le rendre excessif, débordant, comme pour masquer les brisures et les trous laissés par l’écriture fragmentaire: «Là où la parole défaille, le corps surgit» (Hakam, 2005: 81). La fièvre des deux narratrices trouve son écho dans une écriture chaotique, faite d’un rythme syncopé et d’une abondance de litanies. Pour Suzanne Lamy, «on répète quand la conscience critique est en veilleuse, quand l’affectivité l’emporte sur la lucidité» (1979: 71): la litanie donne la parole au corps et à sa colère. Ainsi, on lit dans Angéline de Montbrun un discours délirant qui n’est pas étranger à certains passages de Désespoir de vieille fille

Ô mon Dieu! Pardonnez-moi. Ces regrets passionnés, ces dévorantes tristesses, ce sont les plaintes folles de la terre d’épreuve […] Ô mon Dieu, arrachez et brûlez, je vous en conjure. Ô Seigneur Jésus, vous le savez, ce n’est pas vous que je veux, ce n’est pas votre amour dont j’ai soif, et même en votre adorable présence, mes pensées s’égarent (Conan, 1990: 123). 

Je n’ai pas d’usage pour la charité, j’ai la politesse. Je ne suis pas patiente, j’ai l’habitude de supporter tout le jour les étrangers importuns.
Puisque Vous m’avez vouée à la négation de tout ce qui est humain, aidez-moi à ne plus penser. Puisque Vous m’avez enlevé ma bouche, et mes oreilles, et mes yeux, aidez-moi à ne plus sentir, à ne plus toucher à la vie, à ne plus la voir.
Vous avez lacéré ma chair qui ne réclamait rien; ma porte, Vous l’avez ouverte à l’étranger. Vous avez mis le glaive dans la main de mes amis et Vous avez permis que je les frappe (Tardif, 1943: 35).

On sent en effet, dans les deux textes, un épuisement, comme si la prosternation entraînait une forme de transe dans l’écriture même (Vaillancourt, 2006: 409). De part et d’autre, une forte agressivité transforme la crise intérieure de la narratrice en crise narrative. La supplication d’Angéline, «arrachez et brûlez», devient chez la vieille fille une autorisation à l’agression : si Dieu commande l’action («Vous avez mis»; «Vous avez permis»), la vieille fille dispose d’un pouvoir d’action étranger à Angéline. Tout en nourrissant un désir de violence, celle-ci demeure passive dans ses invocations. C’est à Dieu d’exécuter cette violence, de donner corps à ses fantasmes. Pourtant, l’adresse à celui-ci, réitérée, fait exploser dans chaque texte une émotivité et une fébrilité semblables: la multiplication des «Puisque Vous» et des «Ô mon Dieu» mime la secousse du sanglot, devient trace scripturale d’un cri. La vieille fille de Tardif, forte d’une certaine autonomie dans ses gestes et ses propos, n’en demeure pas moins liée à Angéline dans son discours agité.

Ainsi, entre les deux œuvres, continuité et transformations s’imbriquent une fois de plus. Il y a certainement chez Angéline une soumission à Dieu:

Ô maître du sacrifice sanglant! Je vous ai compris. Vous voulez que les idoles tombent en poudre devant vous. Mais ne suis-je pas assez malheureuse? N’ai-je pas assez souffert? Oh! laissez-moi l’aimer dans les larmes, dans la douleur. Ne commandez pas l’impossible sacrifice, ou plutôt Seigneur tout-puissant, Sauveur de l’homme tout entier, ce sentiment où j’avais tout mis, sanctifiez-le, qu’il s’élève en haut comme la flamme, et n’y laissez rien qui soit du domaine de la mort (Conan, 1990: 139, l’auteure souligne).

Malgré ses gémissements, Angéline reproduit le mysticisme de Marie de l’Incarnation: le plus souvent, son discours en est un de contrition. Néanmoins, une voix remarquable martèle, délire et s’essouffle. Derrière ses adresses en apparence inoffensives, Angéline semble portée par une importante colère contre Dieu. On peut déceler, dans ses supplications, une gradation: les fragments, d’abord mélancoliques, larmoyants, voire témoins d’un asservissement («Pardonnez-moi.»; «Je vous ai compris»), deviennent toujours plus agressifs au fil des lignes («Ne suis-je pas assez malheureuse?»). Dans Désespoir de vieille fille, le phénomène inverse se produit. Il est vrai que l’allusion à Thérèse d’Avila paraît quasiment ironique. En effet, sous la plume de Tardif, la supplication de la narratrice se double d’un vif sentiment de rébellion:

Et voilà qu’à nouveau je Vous parle; mais je ne sais que Vous dire […] Vous avez fait le chemin de votre Croix aussi rude que possible. Mon cœur écume et ma bouche vomit (Tardif, 1943: 50).

Si Tardif convoque Dieu, c’est souvent pour mieux l’attaquer: émerge de ce seul exemple un sentiment de dégoût qui rappelle le blasphème. Pourtant, certains passages laissent croire à un véritable désir de spiritualité et de rédemption, comme si l’agressivité de la narratrice, d’abord saisissante, allait chaque fois en décroissant: «Prenez-le mon néant humain, je le veux bien; mais remplissez-moi de Vous, car c’est intolérable ces espaces sans lumière» (Tardif, 1943: 75). Comme le montre l’exemple relevé plus haut, ce qui a toutes les allures d’un désir de confrontation («Je ne suis pas patiente») se transforme souvent en appel au secours («aidez-moi»).

Évidemment, si Dieu existe, il n’en est pas moins encombrant, voire indésirable à certains moments: «Je pratique des vertus auxquelles je ne crois pas, sous prétexte de Dieu» (Tardif, 1943: 73). Pour la lectrice d’aujourd’hui, ce fragment saute aux yeux tant il résume à lui seul une partie du discours qu’ont porté les analystes contemporains sur Angéline de Montbrun: Laure Conan, selon eux, aurait dissimulé la révolte de sa protagoniste derrière les prières et les implorations religieuses. Le fragment s’impose comme un commentaire critique de la part de Tardif, comme un jugement posé a posteriori sur le personnage d’Angéline et sur sa résignation. Mais plus encore, la déclaration de la vieille fille étonne en raison de son désabusement. Comme si la vieille fille, plus qu’Angéline (ou même contrairement à elle), savait que Dieu, malgré toutes les plaintes du monde, ne pouvait rien pour elle. L’écriture mystique, dès lors, perd de sa force ou plutôt acquiert un certain pouvoir de subversion. Le désir d’union à Dieu, «la dévotion intense» (James, 2005: 4) se transforme en dénonciations, voire en revendications. La narratrice n’hésite pas à adresser des reproches à Dieu, comme si elle se posait sur un pied d’égalité avec lui:

Mon Dieu, je suis plus près du péché que de Vous.
Il y a tous ces péchés-de-bonheur qui se massent sur la route de l’avenir. Et il faut passer à travers, sans souillure autant que possible.
L’Homme a droit au péché. À moi seule il est refusé (Tardif, 1943: 44).

Cette posture n’est pas sans rappeler la voix amoureuse des Masques déchirés de Jovette Bernier et de Chaque heure a son visage: «Mon Dieu, c’est toi qui mets dans notre chair, hélas! / L’ardent désir que tu ne permets pas» (Vézina, 1999: 41). Il s’opère tant chez Tardif que chez Bernier et Vézina une volonté de rupture avec les diktats religieux, lesquels constituent une entrave à la jouissance, à «l’expression et [à] l’épanouissement personnel des femmes» (Boisclair, 2004: 90). S’il y a adresse à Dieu, s’il y a demande de pardon, il y a également insoumission. Ainsi, malgré une colère commune aux deux œuvres, c’est dans ce rapport d’égale à égal, dans cette contestation de l’autorité religieuse, que se joue la transformation entre Angéline de Montbrun et Désespoir de vieille fille. Le délire d’Angéline, déjà annonciateur, devient ici un lieu de réelle résistance: la narratrice de Tardif reprend les larmes et les cris pour transformer la plainte en dénonciation de la soumission des femmes.

PARCOURS DE PRÉCURSEURES ET D’HÉRITIÈRES

Les critiques féministes ont déjà beaucoup glosé sur la révolte qui se manifeste dans Angéline de Montbrun. Dans une lecture faisant écho à celles de Madeleine Gagnon et de Maïr Verthuy, Patricia Smart affirme que les événements invraisemblables de la deuxième partie du roman permettent de faire exploser la violence latente dans l’intrigue et de donner, dans la dernière partie, une voix à Angéline: «l’objet d’échange –Angéline– se met à parler, et, secouée par cette voix émergeant du silence, toute la structure de la représentation éclate» (Smart, 1988: 47). Les stratégies textuelles employées par Laure Conan dans la troisième partie de son roman en disent également long sur cette colère. Au-delà des multiples adresses à Dieu, une énergie trouble semble guider, motiver l’écriture. Cette énergie, voilà qui était prévisible, devient beaucoup plus affirmée chez Thérèse Tardif: plus besoin de lire entre les lignes pour la déceler. Dans Désespoir de vieille fille, on sent désormais une prise de position féministe: rejet de la religion, inscription du corps féminin et du désir charnel dans la fiction. Qui plus est, la structure linéaire est remise en question au profit de personnages indéfinis et d’une absence d’intrigue. Dans un texte (ni vraiment roman, ni vraiment poème, ni vraiment essai) colérique, fielleux, où prime un «je» féminin complexe, tout semble en place pour annoncer la théorie-fiction féministe des années 1970. Évidemment, Tardif ne fait pas cavalière seule: l’entre-deux-guerres et la première moitié des années 1940 voient surgir plusieurs autres auteures dont la fiction bousculera les codes et les attentes; Medjé Vézina et Jovette Bernier n’en sont que deux exemples. Ces voix, si elles ne font pas encore transiter le texte féministe «de l’implicite à l’explicite» (Boisclair, 2004: 118), permettent au moins de dévoiler des enjeux, des préoccupations qui définiront les œuvres de celles qui viendront à l’écriture trois décennies plus tard.

Ainsi, si la lecture croisée d’Angéline de Montbrun et de Désespoir de vieille fille permet de voir naître une riche filiation, il faut également voir comment le petit livre de Tardif alimente notre interprétation de celui de Conan. Analysant les propos de l’abbé Casgrain, mentor de Laure Conan et premier critique d’Angéline de Montbrun, Lori Saint-Martin suggère que le purgatoire critique que traverse le roman entre 1920 et 1950 aurait peut-être à voir, en partie du moins, avec une interprétation où prime la valeur morale du personnage principal:

Chose certaine, [Casgrain] a édulcoré la protagoniste en la transformant en quasi-sainte; son Angéline est inoffensive, incolore et, pour tout dire, ennuyeuse à périr. Propre à assurer un premier succès au roman, cette vision lénifiante, qui propage le stéréotype de la femme comme ange du foyer, ne pouvait en assurer la pérennité (Saint-Martin, 2002: 221).

En 1943, alors que le roman a sombré dans l’oubli, qu’aucune réédition n’est encore envisagée, que la critique conanienne est au point mort, il faut une Angéline nouveau genre, plus désirante, plus contestataire, plus révoltée. Pour la lectrice d’aujourd’hui, le projet présumé de Tardif semble fort pertinent: il redonne voix à cette protagoniste et dévoile un peu plus l’étendue de sa subversion. Sous la plume de Tardif, Angéline se métamorphose: elle possède, donne8Je reprends ici la formule de Madeleine Gagnon à propos d’Angéline: «Et enfin, héroïne, elle possède et donne» (Gagnon, 2006: 40).… et lègue. En effet, si l’œuvre de Tardif «annonce» la fiction féministe des années 1970, elle permet également d’établir des ponts entre Angéline de Montbrun et ces mêmes écrits. Mais évidemment, quelle portée donner à un rapport intertextuel qui n’est ni confirmé ni assumé par l’œuvre d’arrivée? Pourquoi se réclamer de nombreux écrivains et laisser Laure Conan de côté, pourquoi lui tourner le dos? À supposer que Tardif aurait bel et bien lu Angéline de Montbrun, pourquoi un tel silence? On pourrait en définitive croire à la coïncidence. Comme l’affirme Mary Jean Green à propos des nombreuses parentés entre Angéline de Montbrun et La Princesse de Clèves, lesquelles pourraient donner l’impression d’une imitation,

[i]l semble donc probable que la ressemblance structurelle frappante entre ces deux romans écrits par des femmes soit le résultat non pas d’une répétition consciente d’une tradition féminine, mais plutôt d’une réécriture féminine inconsciente d’une intrigue féminine (Green, 2006: 204).

Le même phénomène pourrait bien être à l’œuvre chez Tardif. Pourtant, en un sens, cette «réécriture féminine inconsciente» est peut-être plus intéressante encore qu’une filiation assumée et revendiquée: elle suggère des réseaux de pensée semblables, des façons récurrentes mais toujours renouvelées de concevoir le féminin. D’une époque à l’autre, de la fin du 19e siècle au milieu du 20e, les choses changent et annoncent pourtant des continuités. Plainte, colère, fragmentation de l’écriture, inscription conflictuelle du corps dans la fiction : les œuvres de Conan et de Tardif sont liées par des enjeux communs, lesquels sont néanmoins traités de manière chaque fois singulière et novatrice. La perspective est séduisante : les femmes n’empruntent pas, elles réinventent9Je remercie Lori Saint-Martin pour cette idée de «réinvention». Nos discussions ont énormément nourri ma réflexion..

***

Thérèse Tardif rejoint alors Laure Conan: héritière, elle fait aussi figure de pionnière. Elle mérite une place bien à elle parmi les premières voix féministes de notre littérature. Difficile de savoir si les France Théoret, Marie Savard, Jovette Marchessault et autres Louky Bersianik ont été en contact avec son œuvre. Mais elles ont à tout le moins, elles aussi, réinventé. Par ses thèmes, sa structure, son écriture, Désespoir de vieille fille met en mots quelque chose de neuf. Pour la lectrice d’aujourd’hui, il réitère également la nouveauté d’Angéline de Montbrun, faisant de Tardif une passeuse. De quoi nuancer cette affirmation de Patricia Smart: «Les femmes écrivant après Laure Conan hériteront [d’un] legs négatif. Angéline dans sa défaite sera devenue pour elles une sorte de mère monstrueuse qui les aura trahies au nom de Dieu et de la patrie» (Smart, 1988: 84). On pourrait au contraire croire que Laure Conan a eu nombre d’héritières innovatrices, qui se sont, consciemment ou non, inspirées de son œuvre. Découvrir ce que ces héritières ont transmis aux générations suivantes: l’entreprise est riche, vaste et prometteuse.

 

Bibliographie

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VÉZINA, Medjé. 1999 (1934). Chaque heure a son visage, avec présentation de Carole David, Montréal: Les Herbes rouges, 108 p.

  • 1
    Tardif naît à Ottawa en 1912. Elle fait des études à l’Université de Montréal et collabore, de 1936 à 1939, au Quartier latin. À l’invitation de Claude-Henri Grignon, elle signe également, à la même époque, quelques textes pour la revue En avant. Traductrice au Bureau de la Statistique du gouvernement canadien, elle est active pendant plusieurs années sur la scène littéraire d’Ottawa. Elle se joint à la section outaouaise de la Société des écrivains canadiens en 1946 (elle en devient la vice-présidente en 1954) et y côtoie plusieurs femmes de lettres de l’époque: Éva Senécal, Marie-Rose Turcot, Simone Routier, Laure Berthiaume-Denault et Lucie Clément.
  • 2
    Publié en français en 1992 dans l’anthologie L’Autre lecture. Dans Femme fictive, femme réelle, ouvrage publié en 1966, Suzanne Paradis consacre quelques lignes au personnage de la vieille fille, mais il ne s’agit pas d’une étude à proprement parler.
  • 3
    Dans l’article «La mémoire oubliée en Ontario français», Fernand Dorais se justifie ainsi: «Désespoir de vieille fille est un essai, et l’essai est toujours composé de fragments, puisqu’il est un questionnement infini de l’essence de la vie, dont on ne peut jamais recueillir que des réponses partielles» (Dorais, 1995: 389-390, l’auteur souligne).
  • 4
    Si elles ont été brièvement relevées, les parentés entre Angéline de Montbrun et Désespoir de vieille fille n’ont mérité aucune démonstration de fond.
  • 5
    La première édition, en feuilleton, paraît dans La Revue canadienne en 1881-1882.
  • 6
    Ici, le fragment rappelle plutôt le journal «télégraphique» de Didi Lantagne dans La Chair décevante de Jovette Bernier.
  • 7
    Véronique Désileux, femme repoussante, si laide qu’elle a «vécu sans amitié, sans amour» (Conan, 1990 : 98), a pu compter sur la charité de monsieur de Montbrun. À sa mort, Angéline rêve d’elle dans sa fosse, «invinciblement attirée par le calme de la tombe» (Conan, 1990 : 99).
  • 8
    Je reprends ici la formule de Madeleine Gagnon à propos d’Angéline: «Et enfin, héroïne, elle possède et donne» (Gagnon, 2006: 40).
  • 9
    Je remercie Lori Saint-Martin pour cette idée de «réinvention». Nos discussions ont énormément nourri ma réflexion.
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