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L’amour avant la plume: l’écriture comme prétexte à l’intrigue amoureuse dans «Le Secret de l’orpheline» d’Andrée Jarret

Marielle Trottier
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Article paru dans Figurer la vie littéraire, sous la responsabilité de Mathilde Barraband, Anthony Glinoer et Marie-Pier Luneau (2019)

Illustration d’Albert Fournier pour “Le secret de l’orpheline” d’Andrée Jarret (1928)

Illustration d’Albert Fournier pour “Le secret de l’orpheline” d’Andrée Jarret (1928)
(Credit : Fournier, Albert.)

Le Secret de l’orpheline d’Andrée Jarret, roman sentimental, paraît aux Éditions Édouard Garand en 1928. L’héroïne, Georgine, écrit des chroniques pour la Page des Dames du journal où elle travaille en tant que secrétaire et rencontre son futur mari grâce à cette pratique d’écriture. À la lecture du roman, il est évident que l’intrigue amoureuse y est centrale. Mais à la suite de plusieurs chercheurs s’étant intéressés au roman sentimental et à la chick lit, notamment Marie-Pier Luneau dans son article «Talons aiguilles, best-sellers et milieu de l’édition: figurations du personnel littéraire en chick lit», nous pouvons nous interroger sur la fonction de la représentation du milieu de travail, en l’occurrence, ici, le milieu journalistique, pour l’héroïne. N’est-il qu’un simple décor servant de prétexte à la rencontre entre elle et lui ou remplit-il, pour le cheminement identitaire de l’héroïne, des fonctions symboliques? Est-ce que la pratique d’écriture du personnage féminin est liée à une quête d’autonomie? Quel rôle occupe la quête amoureuse par rapport à cette pratique d’écriture féminine?

Nous pouvons lire sur le site du Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec que Le secret de l’orpheline, roman écrit par Andrée Jarret et publié en 1928 aux Éditions Édouard Garand, est «un roman sentimental qui serait approuvé par le plus sévère censeur». (L. Amprimoz, 1980) Le roman met en scène Georgine Favreau, une jolie jeune femme aux origines nobles et qui excelle dans toutes les sphères de sa vie. Populaire et adulée sur son lieu de travail, un journal anglophone où elle occupe le poste de secrétaire pour le patron, M. Hannett, tout va pour le mieux pour l’héroïne. Elle devient chroniqueuse pour le journal et, grâce à cette nouvelle opportunité, fait la rencontre de Jacques Mailiez, un journaliste français. Ils tombent amoureux. Puis, Georgine apprend ce fameux secret qu’annonce le titre du roman: elle vient en fait des couches populaires et n’est donc pas la descendante d’aristocrates français. Elle n’est pas non plus un prodige comme tout le monde le croit depuis sa tendre enfance, puisqu’elle est en fait trois ans plus vieille que ce qu’elle a toujours cru. Honteuse, elle démissionne du journal, rompt avec Jacques et décide de refaire sa vie, s’enfermant dans la solitude. Cependant, Jacques ne l’a pas oubliée et réussit à la retrouver. Elle lui avoue son terrible secret, lequel n’est évidemment pas suffisant pour mettre un frein à l’incommensurable amour que lui porte Jacques. Ils se marient et fondent une famille.

Il faut d’abord présenter rapidement les Éditions Édouard Garand. Le Secret de l’orpheline y paraît en 1928, dans la collection «Le Roman canadien». L’Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle, dirigée par Jacques Michon, nous apprend que les romans de cette collection, publiés mensuellement sous la forme de fascicules illustrés et vendus 0.25$ (315), obtiennent un succès considérable à l’époque, constituant «40% de toutes les nouveautés romanesques publiées au Québec au cours de cette période.» (317) La mission de la collection se résume dans ces mots: «Il s’agit surtout de divertir et de plaire tout en exaltant les vertus patriotiques.» (Michon: 326) Dans L’Histoire de la littérature québécoise, Biron, Dumont et Nardout-Lafarge ajoutent que c’est une collection

[d]épourvue de l’esprit de sérieux qui anime les écrivains de l’École littéraire de Montréal, par exemple, [et que] la littérature romanesque publiée aux Éditions Garand ne renvoie pas à un programme et ne prétend nullement à la réussite esthétique. (211)

L’auteure du Secret de l’orpheline Andrée Jarret, pseudonyme de Cécile Beauregard, publie d’ailleurs la majorité de ses romans chez Garand dans la collection «Le Roman canadien». (Savoie, 2014: 205) Dans Les femmes de lettres canadiennes-françaises au tournant du XXe siècle, Chantal Savoie précise que Cécile Beauregard vient probablement de La Prairie, mais que ses dates de naissance et de décès sont inconnues (195). La première publication de Cécile Beauregard, les Contes d’hier, remonte à 1918, et paraît chez Daoust & Tremblay. Elle publie par la suite cinq romans, dont quatre dans la collection «Le Roman canadien» chez Édouard Garand. (Savoie, 2014: 205) Le Secret de l’orpheline est son dernier roman. Selon Chantal Savoie, Cécile Beauregard se positionne «au pôle régionaliste de la querelle qui divise le champ littéraire au début des années 1920.» (Savoie, 2014: 64) Le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec abonde en soulignant que l’œuvre de l’écrivaine propose une «esthétique soumise au code religieux de son temps.» (L.Amprimoz, 1980)

L’intrigue amoureuse est centrale dans Le Secret de l’orpheline. Mais à la suite de plusieurs chercheurs s’étant intéressés au roman sentimental et à la chick lit, notamment Marie-Pier Luneau dans son article «Talons aiguilles, best-sellers et milieu de l’édition: figurations du personnel littéraire en chick lit», nous pouvons nous interroger sur la fonction de la représentation du milieu de travail, en l’occurrence, ici, le milieu journalistique, pour l’héroïne. N’est-il qu’un simple décor servant de prétexte à la rencontre entre Elle et Lui ou remplit-il, pour le cheminement identitaire de l’héroïne, des fonctions symboliques? Est-ce que la pratique d’écriture du personnage féminin est liée à une quête d’autonomie? Quel rôle occupe la quête amoureuse par rapport à cette pratique d’écriture féminine? Puisque Le Secret de l’orpheline fait partie du sous-genre du roman sentimental, nous croyons que la pratique d’écriture de l’héroïne, bien que présentant jusqu’à un certain point des vertus initiatiques, servira en effet de façade à l’intrigue amoureuse. Avec l’étude des caractéristiques de la pratique d’écriture de l’héroïne, ainsi que des adjuvants et des opposants à cette pratique, nous tenterons de donner un sens à cette relation entre pratique d’écriture et intrigue amoureuse dans Le Secret de l’orpheline.

Principales caractéristiques de l’écriture de l’héroïne

Au début du roman, Georgine travaille en tant que secrétaire dans un journal anglophone dont on ne révèle jamais le nom. Elle et Charlotte, sa collègue et amie, sont «les seules Françaises [au sens de francophones] employées au journal.» (Jarret: 13) On rencontre aussi brièvement Katie, «la petite téléphoniste […] qui profess[e] une grande admiration pour Mlle Favreau» (Jarret: 12), «l’intelligente Miss Munroe» (Jarret: 21) qui est la directrice de la Page des Dames et M. Hannett, le «rédacteur en second» (Jarret: 23) et patron de Georgine. Lorsque ce dernier crée la Page des Dames, sur laquelle il fonde «les meilleurs espoirs financiers» (Jarret: 9), il propose derechef à Georgine d’y publier une chronique hebdomadaire. Cela est prévisible parce qu’au bureau la jeune secrétaire est adulée «comme l’Enfant prodigue de l’évangile.» (Jarret: 9) Cependant, jusque-là, l’héroïne n’a émis aucun désir de se lancer dans l’écriture journalistique, elle n’a pour seule velléité que la rédaction d’un journal intime. Elle hésite même à accepter le poste parce qu’elle craint de ne pas «manie[r] assez bien l’anglais pour signer des articles littéraires.» (Jarret: 10) À ses yeux, ce nouvel emploi de chroniqueuse, accordé par le personnage masculin, représente avant tout un avantage économique. En effet, c’est le «petit relèvement de salaire» (Jarret: 11) qui lui est octroyé, après qu’elle en a fait elle-même la demande, qui la convainc d’accepter l’offre de son patron. Georgine signe donc sa première chronique, qu’elle intitule «Être seul», sous le pseudonyme de «Faverol». Ce premier billet est le seul qui est directement nommé dans le texte. Cependant, on peut présumer qu’elle en rédige d’autres, puisqu’ «Être seul» est écrit «au début de septembre» (Jarret: 10) et qu’en décembre, «Georgine chroniquait toujours à la Page des Dames». (Jarret: 11) Aussi, Faverol semble être populaire auprès des lecteurs du journal. En effet, lorsqu’elle annonce sa démission à son patron, il tente de la convaincre d’au moins continuer la rédaction des chroniques car «Faverol était déjà connue et aimée». (Jarret: 23)

Revenons à la rédaction de ce premier billet. La journée même où elle accepte ce nouveau poste, Georgine écrit sa première chronique «dans sa chambre, assise devant la fenêtre.» (Jarret: 10) En sécurité dans son espace féminin, elle rédige «Être seul»: «Elle venait d’écrire là, un petit chef d’œuvre de billet parfumé. C’était net, à la fois crâne, et gracieux, bien féminin surtout, et teinté d’une mélancolie très fine, si légère qu’un souffle l’eut fait s’envoler». (Jarret: 10) Lorsqu’elle remet le billet à son patron, il est «littéralement enchanté.» (Jarret: 11) Qui plus est, après la publication du billet, Jacques Mailiez, futur époux de Georgine, tombe sous le charme de cette écriture et vient à la rencontre de l’héroïne pour lui proposer de traduire ses chroniques en français et de les publier dans son propre journal, déclarant:

J’eus l’impression d’une jolie main féminine chassant de devant mes yeux les papillons noirs. Qu’il était donc gentiment tourné ce billet, mélancolique, juste assez pour s’infiltrer jusqu’aux replis de l’âme […] Des expériences de style me portaient à croire que j’avais affaire à une personne jeune, tout au moins, à une débutante des lettres. (Jarret: 12)

 En rappelant qu’en paralittérature «chaque détail est signifiant» (Couégnas: 155), nous pouvons avancer ici que l’écriture de l’héroïne corrobore avec son portrait de jeune femme naïve, sensible et féminine. «Parfumé», «gracieux», «bien féminin», «mélancolie», «légère», «jolie», «féminine», «chassant […] les papillons noirs», «gentiment», «mélancolique», «personne jeune», «débutante»… les caractéristiques associées à la plume de l’héroïne «confirm[ent] répétitivement les traits de la fiche signalétique initiale» (Couégnas: 156) du personnage féminin et appuient son aspect enfantin. Si Jacques considère l’écriture de Georgine comme étant «jeune» et «débutante», il déclare tout de même «que certains traits frappés si justes  la maturité du jugement.» (Jarret: 12) En d’autres mots, l’héroïne ne maîtrise pas vraiment la plume et ses compétences en tant qu’auteure sont remises en question. En revanche, Jacques, qui est lui aussi journaliste, reconnait la justesse des sentiments décrits par la chroniqueuse. Le talent de Georgine ne réside donc pas dans son écriture, mais dans sa capacité à brosser le «portrait de son âme». (Jarret: 10) Qui plus est, si Jacques est venu à la rencontre de la chroniqueuse, c’est pour lui proposer de traduire ses billets en français afin de les publier dans le Quotidien. Dans un court passage, nous pouvons d’ailleurs voir les deux futurs amants en plein travail de traduction:

Lorsqu’ils eurent ensemble revu ce dernier billet de Faverol, qu’ils eurent discuté, puis transposé, biffé, reconstruit et que Georgine eût reçu les conseils que son expérience permettait à M. Mailliez de lui donner, celui-ci remit en rouleau le manuscrit et l’on parla d’autre chose. (Jarret: 15)

En fait, Jacques ne fait pas que traduire les chroniques de Georgine, il les «biffe» et les «reconstruit». Il participe par le fait même à l’acte d’écriture. La parole féminine ne reste donc pas autonome bien longtemps.

Notons que la chambre, «signe de l’espace féminin» (Bettinotti: 66), lieu «familier et douillet» (Bettinotti: 65) pour l’héroïne, est l’endroit où écrire devient possible pour l’héroïne du Secret de l’orpheline. C’est là qu’elle rédige ses chroniques et son journal intime. L’espace féminin libère l’imagination, permet la créativité, contrairement au bureau du patron, «espace emblématique du héros». (Bettinotti: 67) En effet, lorsque Georgine tente de rédiger une chronique dans le bureau de M. Hannett, elle n’y parvient pas: «Cet après-midi-là, la jeune fille se trouvait seule dans le bureau de son patron et elle cherchait justement un nouveau sujet de chronique, son imagination commençant à demander grâce.» (Jarret: 11) Fait intéressant, il y a une adéquation entre le bureau du patron et le patron lui-même, puisque, chez ce dernier «l’imagination [fait] défaut.» (Jarret: 10) Malheureusement, nous ne retrouvons aucune description plus précise du lieu de travail de Georgine dans le texte. Cependant, il est intéressant d’ajouter que l’arrivée de Jacques vient sauver la jeune femme du syndrome de la page blanche. En effet, lors de la panne d’inspiration de Georgine dans le bureau de son patron, les deux futurs époux se rencontrent pour la première fois. Nous pourrions voir ici le motif typique, évoqué par Julia Bettinotti, de l’héroïne qui, en quittant sa chambre ou le lieu familier «pour s’aventurer au dehors, […] tombe invariablement dans les filets du héros.» (Bettinotti: 68)

De plus, après sa rupture avec Jacques, sa démission du journal et la mystérieuse lettre qu’elle reçoit qui lui apprend la vérité sur son passé, Georgine déménage pour repartir à neuf. L’héroïne passe alors de cette chambre protectrice qui permet la création à une chambre étouffante et sombre, où l’imagination est tarie. Sa chambre qui la faisait se sentir «comme dans un refuge» (Jarret: 26) est remplacée par une chambre aux «proportions plus exiguës, moins confortablement meublée» (Jarret: 31) et où elle «grelotte». (Jarret: 31) Cet espace est désormais connoté négativement dans le récit. Dépourvue de sa noblesse et de son intelligence, l’héroïne se voit désormais privée «d’une chambre à soi» où s’épanouir. D’ailleurs, Georgine ne prendra jamais la plume dans cette nouvelle chambre, que ce soit pour rédiger son journal intime ou des chroniques. Le billet «Être seul» revêt donc une aura prophétique parce qu’il annonce cette claustration dans laquelle s’enferme l’héroïne pour la deuxième partie du roman. La pratique d’écriture ne survit pas au déclassement social de l’héroïne et à son passage de jeune fille à femme, sur lequel nous reviendrons un peu plus loin.

Ce qui encourage la pratique d’écriture

L’écriture diariste, chez Georgine, s’érige sur un désir d’explorer et de dire son intimité, sans souci d’être lue et reconnue:

Mlle Favreau est prête pour la rédaction de son journal. Celui-ci n’aura pas l’importance ni surtout le tirage de celui auquel ses jours sont voués, mais c’est égal: Georgine espère de lui des jouissances d’un ordre tout intime et qu’elle s’étonne de n’avoir pas désirées plus tôt.  (Jarret: 8)

Elle y inscrit «l’histoire de ses jeunes années» (Jarret: 7), permettant ainsi du lecteur du roman d’en apprendre plus sur l’enfance de l’héroïne. Qui plus est, elle l’utilise comme un confident et y relate son histoire d’amour avec Jacques.

À l’opposé, Georgine s’inquiète de la réception que recevra sa première chronique. Elle se questionne: «Qu’allait-on dire en lisant cet article? Qu’allait-on penser de son auteur inconnu?» (Jarret: 10) L’héroïne a donc conscience qu’elle écrit désormais pour des lecteurs. De plus, la rédaction des chroniques pour la Page des Dames ressemble beaucoup, en matière d’inspiration, à l’écriture du journal intime. Lors de la scène d’écriture du billet «Être seul», Georgine utilise la nature comme point de départ pour faire naître sa créativité:

Georgine ayant regardé par sa fenêtre les arbres extrêmement immobilisés dans l’ombre naissante éprouve une petite contraction au cœur. Machinalement, au haut de la feuille blanche étoilée sur son secrétaire, elle écrivit: «Être seul». (Jarret: 10)

La nature crée une «petite contraction au cœur» chez l’héroïne et c’est dans cette émotion que Georgine puise pour rédiger son billet. La chronique se révèle le reflet de son intérieur, ou, comme elle le dit elle-même, «c’est le portrait de son âme qu’elle venait d’esquisser là, avec des mots.» (Jarret: 10) Ce passage peut être mis en parallèle avec l’article «Femmes, chroniques et billets dans les années 1930» de Chantal Savoie, où l’auteure dresse les caractéristiques thématiques de la chronique féminine des décennies 1920 et 1930. Tout d’abord, l’introspection occupe une place centrale dans ce type de production de l’entre-deux-guerres. (64) Ensuite, c’est une écriture attentive à la sensation intime de la chroniqueuse (60) et où l’écrivaine réfléchit à la place qu’elle occupe dans un monde de plus en plus fébrile et qui s’accélère. (60) On y voit aussi une volonté de de suspendre le cours du temps (64), de même qu’une interrogation sur la condition humaine (64) et une quête du bonheur (64):

Ces billets incarnent ainsi parfaitement l’air du temps et formalisent un rapport au monde, celui qui met en valeur la volonté des individus de ménager un espace, un moment à soi, marqué par l’idée que la rationalité et la course au progrès n’expliquent pas tout. Arrimées à cette tension fondatrice, les allusions au geste d’écrire incarnent dans le présent de l’écriture cette soustraction à la course du monde et justifient, dans la poétique même du genre, les petits exercices de style, descriptions de la nature ou humbles tentatives de suggérer en quelques mots l’énigme de la condition humaine. (61)

La pratique d’écriture de Georgine, dans Le Secret de l’orpheline, s’inscrit dans cette esthétique de la chronique féminine. En effet, l’héroïne y révèle son intimité et raconte la solitude qu’elle ressent face à un monde qui s’accélère. Les arbres qu’elle contemple sont immobilisés et ne participent pas à cette accélération, à ce progrès, ils sont «soustra[its] à la course du monde». (Savoie, 2014: 61) Qui plus est, cette solitude relatée par la chroniqueuse fait écho à celle qu’éprouve Jacques en tant que Français habitant au Canada:

Enfin, quelle est au juste ma patrie? J’ai depuis longtemps opté pour le Canada, mais je n’y suis pas né. Pour ceux d’ici, je serai toujours un Français. Retourner à ma terre d’origine? Je m’y sentirais dépaysé.  (Jarret: 11)

Le billet de Faverol permet ainsi à deux êtres, Jacques et Georgine, de se retrouver parmi la foule des êtres humains et de se sentir moins seuls. À la manière du mythe des androgynes, si précieux pour le roman sentimental, les deux futurs époux se reconnaissent mutuellement. S’ils étaient deux moitiés isolées, ils forment maintenant un seul et même être humain. La scène finale, où nous voyons les jeunes mariés assis sur un banc de parc, illustre parfaitement l’aspect fusionnel de leur relation:

Si visible est leur entente qu’on s’étonne presque de les voir astreints à prononcer des mots pour se révéler leur pensée; il semblerait qu’une simple pression des mains, un regard échangé dussent suffire. (Jarret: 50)

L’écriture de Georgine permet donc l’union de deux êtres faits l’un pour l’autre.

Les obstacles à la pratique d’écriture

Dans Le Secret de l’orpheline, l’amour est un obstacle à l’écriture féminine. Après avoir fait la connaissance de Jacques, Georgine n’arrive plus à prendre la plume:

Mais un démon malin entreprit la lutte avec sa volonté. Lorsqu’elle voulut chercher un sujet de chronique, l’inspiration s’obstina à la fuir. Elle se surprenait à errer, la plume au doigt, dans quelque nuage où se profilait la silhouette de [Jacques] […] Dans ces conditions, elle pensa qu’il lui serait plus facile d’ajouter quelques pages à son journal que de travailler à cette ingrate copie […] Malheureusement, le fait de s’être si complètement épanchée, tout à l’heure, avec Charlotte, lui enleva tout le plaisir qu’elle goûtait d’habitude à noircir les pages de son discret confident. Ces redites lui parurent bientôt de la dernière insipidité et, en proie à un énervement croissant, elle ferma brusquement le cahier. (Jarret: 14)

Après cette scène, qui se déroule au quart du récit, Georgine ne réécrira plus jamais de chroniques ou d’entrées dans son journal intime. Même lorsqu’elle reprend le crayon pour rédiger une lettre à sa marraine, écrire est devenu ardu:

Georgine s’installe à son secrétaire; elle place devant elle une feuille de papier, prend son stylographe et trace quelques lignes. Mais déjà, les mots lui manquent. Comment dire? Par quoi commencer? Quel travail ingrat. Tout est à la fois malaisé et ennuyeux, aujourd’hui. Si elle remettait à demain de finir cette lettre? …] Elle revient donc à sa lettre, s’y cramponne et après avoir copieusement raturé et repris, elle a la satisfaction de pouvoir glisser dans son enveloppe la missive terminée. (Jarret: 31)

Lors de la scène de la rédaction du billet «Être seul», au début du roman, écrire se faisait sans effort pour l’héroïne. Sa plume «cour[t] sur le papier» (Jarret: 10), elle était «absorbée au point de perdre conscience d’elle-même» (Jarret: 10), elle ne se lassait pas de «le polir et de le reprendre». (Jarret: 10) Après l’entrée de l’amour dans sa vie, «l’inspiration s’obstin[e] à la fuir», «les mots lui manquent», elle ne sait plus «par quoi commencer», écrire lui paraît maintenant «de la dernière insipidité» et un «travail ingrat» auquel elle doit se «cramponne[r]».

La rencontre amoureuse joue le rôle du premier obstacle, mais le passage du statut de jeune fille à celui de femme de Georgine achève la destruction de sa pratique d’écriture. Le titre du roman, Le Secret de l’orpheline, souligne d’ailleurs toute l’importance de ce passage dans le roman, puisque c’est ce secret révélé qui enferme Georgine dans la honte et la solitude. Il y aura désormais la Georgine d’avant, celle qui écrit et que Jacques considère comme une «personne jeune» et une «débutante», et la Georgine d’après, celle qui n’écrit plus. Si c’est la nature qui faisait naître l’inspiration chez cette Georgine d’autrefois, la nouvelle Georgine, elle, ne trouve plus aucun intérêt à regarder la pluie: «Autrefois, Georgine trouvait intéressante la pluie. Elle jugeait charmante la petite chanson de l’eau qui choit». (Jarret: 30, [nous soulignons]) Elle émet le désir de reprendre l’écriture de son journal intime «plus tard, lorsque le calme sera définitivement rentré dans son âme» (Jarret: 32), mais, bien qu’elle retrouve éventuellement le bonheur, son journal intime reste fermé.

Georgine délaisse donc l’écriture dans son passage de jeune fille naïve et imbue d’elle-même qui croit avoir des origines nobles à une femme passive, d’origine populaire et bonne à marier. Nous sentons la présence de cette épreuve à venir très tôt dans le récit. En effet, à la page 8, on peut lire qu’au couvent, les religieuses lui souhaitent «une bonne épreuve pour la briser enfin» (Jarret: 8) car avant d’apprendre la vérité sur son enfance, Georgine était une jeune fille possédée par le «démon de l’orgueil qu’elle portait dans son sein des proportions formidables». (Jarret: 7) Elle était qualifiée de «jeune prodige» (Jarret: 8), mais ce statut, qui lui montait à la tête, a été invalidé lorsque Georgine a appris la vérité sur ses origines:

Elle n’était pas l’enfant du pharmacien de Chicago, descendant de nobles français […] À Hull, on l’avait rajeunie pour la garder le plus longtemps possible à la maison, en sorte qu’elle comptait trois ans de plus que ce qu’elle avait toujours cru. Elle possédait donc qu’une intelligence fort ordinaire au lieu de la précocité qui avait fait l’émerveillement de tous. (Jarret: 50)

Le côté exceptionnel de l’héroïne est donc complètement discrédité. Son orgueil en prend un coup et, honteuse, elle efface complètement sa vie d’avant. À partir de ce moment, sa beauté se fane, tout comme la nature autour d’elle, motif récurrent dans le roman sentimental. Les premières phrases de la troisième partie donnent le ton pour ce qui suivra: «Il pleut sans miséricorde. Il pleut et il fait froid. C’est un triste dimanche d’automne.» (Jarret: 30) Le visage de Georgine s’assombrit comme le ciel. Avant le dévoilement du secret, l’héroïne est décrite comme une «jolie créature saine, fraîche et si gracieuse en ses mouvements» (Jarret: 8), tandis que la Georgine d’après a des «yeux […] abattus» (Jarret: 28) et des «traits, d’une pâleur mate [creusant] de façon si tragique». (Jarret: 29) Toutefois, il n’y a pas que le dévoilement du secret qui discrédite le personnage féminin. En effet, son patron au journal ne cesse de la complimenter sur ses compétences et elle retrouve sur son lieu de travail «les mêmes adulations qui avaient bercé sa petite enfance». (Jarret: 8) Il lui offre le poste de chroniqueuse et lui paie même un «billet de faveur pour la région des Grands Lacs.» (Jarret: 16) Si le récit laisse croire que toutes les attentions du patron envers sa secrétaire sont un moyen de célébrer le talent de cette dernière, on comprend rapidement la véritable raison de ce traitement privilégié. En effet, lorsqu’elle lui annonce qu’elle quitte le journal, M. Hannett lui avoue qu’il est amoureux d’elle et il la demande en mariage. Offre que Georgine refuse, puisqu’il est Anglais et qu’aux yeux de l’héroïne «se donner à l’autre race n’est rien moins qu’une trahison». (Jarret: 25) Cette révélation de la part de son supérieur annule complètement le statut d’employée extrêmement douée et compétente de Georgine: en fait, les encouragements de M. Hannett sont nourris par l’amour qu’il voue à sa secrétaire et non par les compétences professionnelles de cette dernière.

On voit donc de plus en plus que le véritable enjeu pour l’héroïne n’est pas de s’accomplir au sein du milieu journalistique, pas plus que de trouver l’amour. Le travail et l’amour apparaissent au contraire comme deux éléments qui lui sont donnés, puis retirés. La vraie quête pour elle sera de passer du statut de jeune fille à celui de femme, et l’instrument pour y parvenir n’est nullement son autonomie, mais au contraire, sa soumission. En effet, lors de leur première dispute, qui conduit d’ailleurs à leur rupture temporaire, Jacques déclare:

Il n’avait pas été sans discerner, dès le commencement, l’énorme dose d’amour-propre et même de prétention qui gâtait cette riche nature. […] Aussi était-il résolu à attendre que son caractère se fût amendé avant de prendre avec elle le moindre engagement. […] Car il entendait être chez lui le maitre, celui à qui sa femme ne se croirait pas trop supérieure. (Jarret: 22)

Déclassée socialement, moins intelligente que ce que l’on croyait et donc, beaucoup plus modeste, Georgine n’incarne plus une menace pour son futur époux qui est alors bien heureux d’en faire sa femme.

*  *  *

Pour récapituler, Le Secret de l’orpheline est un roman très moralisateur qui définit les limites acceptables de la pratique d’écriture pour une femme. En confinant Georgine à son rôle d’épouse et de mère, l’auteure, Andrée Jarret, s’inscrit dans la veine régionaliste et nationaliste à la manière de son éditeur, Édouard Garand, et du «Roman canadien». En effet, la collection au sein de laquelle paraît Le Secret de l’orpheline «conjugue divertissement et patriotisme» (Michon: 333), tout comme son éditeur qui «affiche également de façon péremptoire ses principes patriotiques qui exaltent les vertus du peuple et glorifient les hauts faits du Canada français.» (Michon: 333) Les éditions Édouard Garand sont teintées de clérico-nationalisme et les romans sentimentaux qui y sont publiés attribuent un rôle rigide au personnage féminin, en le confinant à la sphère privée. Il est vrai que dans le roman d’Andrée Jarret, les chroniques écrites pour la Page des Dames et l’emploi de secrétaire permettent à Faverol une brève incursion dans la sphère publique. Cependant, il faut rappeler que sa présence dans le milieu journalistique est simplement un prétexte pour la rencontre du futur mari. L’écriture féminine reste donc une pratique plutôt intime, un lieu d’introspection, qui est abandonné lors du passage de jeune fille à femme à marier puisque, conformément aux impératifs du sous-genre et aux valeurs du «Roman canadien», ce sont le mariage, la maternité et les travaux ménagers la finalité de l’héroïne.

L’essence du personnage principal féminin du «Roman canadien» est résumé à la perfection dans le passage suivant, tiré du roman L’Enjôleuse de Madame Elphège Croff, publié chez Garand la même année que Le Secret de l’orpheline, passage où Marc, le futur époux, déclare à Marielle, sa bien-aimée:

Je n’aime pas une femme qui danse et je ne marierai jamais une fille qui court les soirées, c’est un bonheur pour toi de faire partie de la Congrégation des Enfants de Marie, et si tu étais comme les autres, je ne t’aurais pas choisie, j’aime une fille sage qui sait réfléchir et garder sa maison… (Croff: 39)

Bibliographie

Bettinotti, Julia. 1990. La corrida de l’amour: le roman Harlequin. Montréal : XYZ, 151 p.
Biron, Michel, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge. 2010. « Troisième partie: Le conflit entre l’ici et l’ailleurs (1895-1945) », dans Histoire de la littérature québécoise. Montréal : Boréal, p. 149-217.
Couégnas, Daniel. 1992. Introduction à la paralittérature. Paris : Seuil, 200 p.
Croff, Elphège. 1928. L’Enjôleuse. Roman canadien. La Bibliothèque électronique du Québec. Textes d’auteurs appartenant au domaine public, « Littérature québécoise ». <https://beq.ebooksgratuits.com/pdf/Perreault-enjoleuse.pdf >.
Jarret, Andrée. 1928. Le Secret de l’orpheline. Roman canadien. Montréal : Éditions Édouard Garand, « Le roman canadien », t. 52, 52 p.
Amprimoz, Alexandre L. 1980. « Le médaillon fatal et autres romans d’Andrée Jarret ». Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec. Montréal : Bibliothèques et archives nationales du Québec. <http://services.banq.qc.ca/sdx/DOLQ/document.xsp?id=01382&col=**.Auteurs&qid=sdx_q0&f=nom_recherche&v=JARRET,%20Andr%C3%A9e>.
Lebrun, Rita. 1955. Le roman d’une garde-malade. Montréal : Éditions Police Journal, 32 p.
Luneau, Marie-Pier. 2012. « Talons aiguilles, best-sellers et milieu de l’édition: figurations du personnel littéraire en chick lit », dans Anthony Glinoer, Dozo, Björn-Olav et Lacroix, Michel (dir.), Imaginaires de la vie littéraire: fiction, figuration, configuration. Rennes : Presses universitaires de Rennes, « Interférences », p. 75-89.
Michon, Jacques. 1999. Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle: la naissance de l’éditeur 1900-1939. Anjou : Fides, 485 p.
Savoie, Chantal. 2014. Femmes de lettres canadiennes-françaises au tournant du XXe siècle. Montréal : Nota Bene, « Essais critiques », 243 p.
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