Cahiers ReMix, numéro 10, 2019

Figurer la vie littéraire

Mathilde Barraband
Anthony Glinoer
Marie-Pier Luneau
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Dans Le Figaro Magazine du 2 février 2018, Frédéric Beigbeder consacre sa chronique à BettieBook de Frédéric Ciriez, roman qui narre les difficultés pour un critique littéraire d’exercer son métier à l’heure de YouTube. Voilà donc un écrivain et journaliste, auteur lui-même d’un roman où la vie littéraire rencontre la vie amoureuse (L’amour dure trois ans, dont il a fait également un long-métrage), chroniquant un roman de la vie littéraire écrit par un romancier lui-même critique à ses heures. Il y a là un exemple de renvoi d’ascenseur typiquement germanopratin, pratique aussi fréquemment dénoncée que relancée. Il y a là aussi, plus profondément, la manifestation d’une tendance du monde littéraire à la réflexivité, à l’auto-socio-ethnologie sarcastique, voire sardonique.

Chez Beigbeder, chez Ciriez, chez tant d’autres avant et après eux, il s’agit d’éclairer les coulisses du monde des lettres, de révéler le dessous des cartes: des cartes qui n’ont cessé d’être montrées depuis au moins deux siècles (on pourrait remonter jusqu’aux Précieuses ridicules de Molière) mais qui semblent toujours face cachée. Le corpus des récits de la vie littéraire se révèle incroyablement redondant et ne cesse pas, pour autant, d’exercer un pouvoir de fascination sur le lectorat curieux d’en découvrir les coulisses.

Ce corpus numériquement considérable, le Groupe de recherche sur les médiations littéraires et les institutions (Gremlin) l’a étudié pendant une dizaine d’années, grâce à deux subventions successives du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Le Gremlin a pu recenser près de 500 récits français et 200 récits québécois publiés entre 1800 et 2015 répondant aux critères suivants. Pour être prise en considération, chaque œuvre devait contenir au moins un des personnages lié à la production et à la diffusion littéraires (écrivain, libraire, éditeur, bibliothécaire, critique littéraire) et au moins un autre personnage lié soit à la production littéraire soit à la production culturelle au sens large (professeurs, musiciens, artistes, etc.). Un récit était donc exclu s’il ne mettait en scène qu’un personnage-narrateur écrivain sans le montrer dans sa socialisation culturelle. En un mot: le roman du futur écrivain qui n’écrit jamais ou de l’écrivain solitaire ne cadraient pas avec le projet, faute de configuration les reliant à d’autres figures du monde culturel. Si les spécialisations des animateurs du projet de recherche les ont conduits à écarter toute œuvre antérieure à 1800, il a fallu s’adapter aux transformations du corpus lui-même. Le modèle balzacien, celui d’Illusions perdues en particulier, a longtemps été déterminant. Toutefois, le roman de la vie littéraire a trouvé des expressions dans le roman naturaliste, dans le roman-chronique, dans le Nouveau Roman et jusque dans l’autofiction. Il a fallu modifier jusqu’au critère générique: au départ réservée au roman, notre enquête s’est ensuite ouverte aux récits fictionnels non-romanesques et aux textes qui rendent ambiguës les distinctions entre fictionnalité et référentialité. En particulier, le groupe a repensé certains aspects de la base de données pour intégrer la multiplication, après 1970, de textes qui déconcertent la poétique romanesque réaliste à partir de laquelle la base avait été conçue à l’origine, telles les autofictions, les biofictions et autres exofictions1Rares ont été les cas où les expérimentations formelles et l’implosion de la diégèse ont rendu la mise en fiche impossible. C’est arrivé avec Louve basse: ce n’est pas le mot qui fait la guerre, c’est la mort de Denis Roche (1976) et avec La Vie en prose de Yolande Villemaire (1980). De la même façon, on peut observer que certains personnages du monde littéraire ont eu tendance à disparaître du corpus (l’imprimeur, le bohème), que d’autres sont apparus (l’agent d’écrivain, la relationniste), que le monde littéraire a eu tendance à rencontrer dans l’espace fictif ceux de l’enseignement et du cinéma, alors que les milieux du journalisme, du théâtre, des arts visuels y sont moins représentés. On peut voir en revanche une grande constante dans la pratique de la satire et dans celle du cryptage (des noms, des situations, des lieux, des groupes).

Le projet de recherche sur les figurations de la vie littéraire a donné naissance à de nombreuses publications collectives (dont on trouvera le détail sur le site du GREMLIN), à une dizaine d’événements scientifiques (124 communications dont un tiers par des étudiant.e.s) et a informé plusieurs monographies, notamment L’imaginaire médiatique de Guillaume Pinson (2013). Dans le présent dossier, nous avons laissé prioritairement la parole aux étudiantes et étudiants qui ont travaillé sur les fiches de la base de données. Il nous a également semblé judicieux de rééditer quelques contributions écrites par des membres de l’équipe au cours des dernières années.

Ce projet de recherche repose également sur la conviction partagée par ses animateurs que les «résultats de recherche» peuvent prendre de multiples formes. Trois voies principales ont été suivies dans les humanités numériques au cours des dernières années: soit fournir du matériau brut (numérisations de documents, avec ou sans reconnaissance optique des caractères, sur le modèle de Gallica), soit fournir une voie de diffusion des recherches (revues en ligne, plateformes de diffusion, blogues), soit encore fournir des outils intermédiaires, du matériau déjà transformé ou trié mais qui peut servir aux étudiant.e.s et aux chercheur.e.s. C’est la direction que nous avons suivie: offrir une matière pré-traitée et des outils pour la travailler, en l’occurrence, une base de données2 Voir http://legremlin.org/index.php/figurationsprojet/figurationslesfiches. de 112 fiches, dont 16 en littérature québécoise. Chaque fiche traite une œuvre et peut compter jusqu’à une cinquantaine de pages de texte (analyses et extraits). Cet outil, nous l’avons élaboré, maintenu à jour, bichonné, protégé contre les agressions informatiques et les erreurs d’encodage. S’il a aujourd’hui sa pertinence et son ampleur, c’est d’abord grâce à la présence dans le Gremlin de Björn-Olav Dozo et d’Olivier Lapointe, qui ont conçu la base de données. C’est ensuite grâce au travail de pas moins d’une cinquantaine d’auxiliaires de recherche (à l’Université Laval, l’Université du Québec à Trois-Rivières, l’Université du Québec à Montréal, l’Université de Sherbrooke et l’Université McGill) qui ont encodé les données. C’est enfin grâce au travail de deux assistantes de recherche, Charline C. Lessard et Camille Durand-Plourde, qui ont relu et corrigé les fiches pendant plusieurs années. Que les uns et les autres reçoivent ici l’expression de notre reconnaissance.

Dans certains articles de ce dossier, une balise a été introduite chaque fois que des données de la base «Figurations» étaient utilisées.On pourra cliquer sur cette balise pour en avoir le résumé et cliquer sur «Pour accéder à la fiche» pour ouvrir la base de données elle-même.

Nous remercions le CRSH, Camille Durand-Plourde, Olivier Lapointe, Charline C. Lessard et la cinquantaine d’auxiliaires de recherche de l’Université Laval, l’Université du Québec à Trois-Rivières, l’Université du Québec à Montréal, l’Université de Sherbrooke et l’Université McGill qui ont encodé les données.

Crédits de ce numéro

Comité scientifique: Mathilde Barraband, Anthony Glinoer, Marie-Pier Luneau

Révision du contenu: Mathilde Barraband, Anthony Glinoer, Marie-Pier Luneau, Camélia Paquette

Intégration du contenu: Camélia Paquette, Olivier Lapointe

Crédits de l’image: Chabas, Paul. 1895. «Chez Alphonse Lemerre, à Ville d’Avray» © Art Gallery of Hamilton.

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    Rares ont été les cas où les expérimentations formelles et l’implosion de la diégèse ont rendu la mise en fiche impossible. C’est arrivé avec Louve basse: ce n’est pas le mot qui fait la guerre, c’est la mort de Denis Roche (1976) et avec La Vie en prose de Yolande Villemaire (1980)
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    Voir http://legremlin.org/index.php/figurationsprojet/figurationslesfiches.

Articles de la publication

Michel Murat

Préface par Michel Murat

Il n’est pas toujours facile de mesurer les effets et la portée de travaux collectifs, car ceux-ci ne se réduisent pas à leurs résultats immédiatement affichables. La conception, l’animation et l’encadrement de ces travaux collectifs demandent un investissement considérable et presque continu de la part de leurs promoteurs, de la recherche de fonds à la publication, si bien que l’on imagine le mélange de soulagement, de frustration et d’inquiétude qu’ils doivent éprouver au moment, forcément prématuré, de la clôture d’un programme.

Frédérick Bertrand & Guillaume Pinson

Le journaliste du Gremlin, de Mme de Genlis à Hélène Ling

S’il est une chose que la base de données du Gremlin (Groupe de recherche sur les médiations littéraires et les institutions) aura d’ores et déjà permis de confirmer, c’est l’importance de la figure du journaliste dans les fictions de la vie littéraire, du début du XIXe siècle à nos jours.

Olivier Lapointe

Fictions et (con)figurations: réflexions sur la constitution de bases de données pour les études littéraires

Nous présentons dans cet article le bilan de la constitution de la base de données Figurations, une infrastructure de recherche numérique créée par le Groupe de recherche sur les médiations littéraires et les institutions (Gremlin). Nous cherchons à atteindre, par la publication de ce bilan, deux objectifs: bien faire ressortir la valeur et, surtout, l’originalité de Figurations et éclairer les décisions de chercheurs qui songent à concevoir eux aussi une base de données pour mener à bien des projets de recherche en études littéraires.

Léa Tilkens

Du crépuscule au ridicule: Défigurations du littéraire en régime contemporain

L’existence d’une pensée désabusée, voire alarmiste, formulée à l’endroit de l’univers littéraire par ses propres acteurs n’est bien sûr pas chose neuve. Nombreux sont les protagonistes du monde des lettres ayant tenu un discours défaitiste sur leur pratique, regrettant un âge d’or de la littérature en regard d’une production contemporaine jugée forcément médiocre.

Denis Saint-Amand

Fictions de l’œuvre: projets et textes possibles dans les romans de la vie littéraire

Le monde des études littéraires a vu se développer, au cours de ces dernières années, une théorie des textes possibles qui confronte la réception traditionnelle des œuvres (c’est-à-dire la façon dont leur lecture se concrétise la plupart du temps et le commentaire qu’on en livre habituellement) à une réinvention de leur signification, tirant parti des impensés de la fiction, des non-dits, des interactions interrompues, des blancs, des inférences labiles et autres zones creuses du récit qui offrent des prises pour une renégociation herméneutique.

Marielle Trottier

L’amour avant la plume: l’écriture comme prétexte à l’intrigue amoureuse dans «Le Secret de l’orpheline» d’Andrée Jarret

Le Secret de l’orpheline d’Andrée Jarret, roman sentimental, paraît aux Éditions Édouard Garand en 1928. L’héroïne, Georgine, écrit des chroniques pour la Page des Dames du journal où elle travaille en tant que secrétaire et rencontre son futur mari grâce à cette pratique d’écriture. À la lecture du roman, il est évident que l’intrigue amoureuse y est centrale.

Karol'Ann Boivin & Marie-Pier Luneau

Figures d’étudiant.e.s dans les romans de la vie littéraire au Québec. Étudier en littérature: qu’ossa donne?

La figure estudiantine est certes digne d’intérêt, d’abord de manière diachronique: Charles Guérin (1852-1853), Jean Rivard le défricheur (1874), Le débutant (1914) et même Au cap Blomidon (1932), sans doute parce qu’ils se rattachent au roman d’apprentissage, appellent ce motif du collégien qui, avant d’entrer de plain-pied dans les aventures de la vie, fait le bilan de ses années d’études, au début du récit.

Anthony Glinoer

Les imaginaires du livre et de la vie littéraire. Un projet historique, sociologique et sociocritique

[Réédition] Qu’est-ce que les fictions de la vie littéraire ont à nous apprendre sur le livre, l’édition, la lecture et sur les acteurs qui animent toute la chaîne du livre? Fruits des représentations que se font les écrivains du milieu où ils évoluent, les romans qui mettent en scène la vie littéraire possèdent un savoir réflexif particulier sur l’univers du livre. C’est à ce corpus étonnamment vaste des romans de la vie littéraire du XIXe au XXIe siècle que le Gremlin (Groupe de recherche sur les médiations littéraires et les institutions) a dédié l’essentiel de ses recherches.

Pascal Brissette & Michel Lacroix

Un «couple» sous tension: le romancier et le livre dans les romans de la vie littéraire

[Réédition] Si le sens commun n’imagine guère d’écrivain sans livre, rien n’est moins évident dans la fiction. Ce constat, effectué à partir des recherches menées sur les romans de la vie littéraire publiés en France entre 1800 et 1940, nous a amenés à nous interroger sur cet étrange statut du livre dans les fictions. Quand et pourquoi le livre est-il montré? Quand et pourquoi ne l’est-il pas, dans un corpus où l’on s’attend pourtant à l’y trouver?

Mathilde Barraband

Organisations secrètes: la Gauche prolétarienne dans la littérature française contemporaine

[Réédition] Au tournant de l’an 2000 plusieurs romans sont revenus sur l’histoire de la Gauche prolétarienne et le destin de ses militants, mettant notamment en scène la conversion à la littérature des anciens contempteurs du «culte du livre». L’article propose une lecture de trois de ces romans: L’organisation de Jean Rolin, qui ouvre la marche, Tigre en papier d’Olivier Rolin, le plus connu et le plus commenté, et Maos de Morgan Sportès, réécriture au vitriol de Tigre en papier.

Mathilde Barraband, Pascal Brissette, Anthony Glinoer, Groupe de recherche sur les médiations littéraires et les institutions GREMLIN, Michel Lacroix, Olivier Lapointe & Marie-Pier Luneau

Imaginaires de la vie littéraire. Retours sur un projet collectif [Table ronde]

Dans la cadre de la journée d’étude du GREMLIN (Groupe de recherche sur les médiations littéraires et les institutions), intitulée Figurations du personnel littéraire: quels bilans?, s’est déroulée la table ronde «Imaginaires de la vie littéraire. Retours sur un projet collectif», animée par Anthony Glinoer et rassemblant plusieurs chercheur.e.s.

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