Entrée de carnet

Flânerie en banlieue. Neuf photos de Josée Pellerin

Marie Parent
couverture
Article paru dans Suburbia: L’Amérique des banlieues, sous la responsabilité de Marie Parent (2011)

La série photographique de Josée Pellerin, intitulée «Une histoire à soi», met en scène une banlieue grise, déserte, d’où se dégagent solitude, inquiétude et tristesse. Et pourtant, son travail combinant l’image et le texte propose quelque chose de beaucoup plus subtil et complexe.

Pellerin, Josée. 2005. «La maîtresse» [Photographie] Tirée de la série intitulée «Une histoire à soi».  

Pellerin, Josée. 2005. «La maîtresse» [Photographie]
Tirée de la série intitulée «Une histoire à soi».

(Credit : Pellerin, Josée)

 

Les photographies de Pellerin ont été prises de jour, puis retravaillées pour favoriser les jeux de clair-obscur. L’artiste cherche à montrer une banlieue à la fois mystérieuse et familière, ce qui évoque un imaginaire assez répandu: d’une part, la banlieue serait transparente (il n’y a rien à voir, rien à interpréter, rien à découvrir), et d’autre part, la banlieue serait le lieu du secret (décor par excellence d’un «retour du refoulé» collectif). Le choix du sujet (la maison photographiée individuellement, les autres maisons et le reste du quartier étant exclus du cadre) insiste aussi sur la structure de l’espace banlieusard, dont la maison unifamiliale est le centre. L’appareil de la photographe se fait presque indiscret, pointé ainsi vers des lieux privés. Les fenêtres et leurs rideaux, mis en évidence dans presque toutes les photos, nous rappellent la spécificité de l’architecture du bungalow et le rapport complexe induit par cette architecture entre espace privé et espace public: les larges baies vitrées attirent le regard du promeneur sur les intérieurs décorés et leurs habitants, mais ses lourds rideaux bloquent la vue, formulant implicitement un reproche à celui qui a osé regarder.

La lumière et le texte viennent dynamiser la composition des photos: on les remarque souvent quelques secondes plus tard (surtout dans «La maîtresse», où le point lumineux dans la voiture n’est pas au centre de la photo et le texte est en bordure). On est alors forcé de «relire» la photo en fonction de ces nouvelles informations. Pellerin animent ses images par des mots, des débuts d’histoires, qui permettent au spectateur d’entrer en contact avec ces paysages nocturnes, de leur donner un relief qu’ils n’ont pas de prime abord.
Dans «La maîtresse», le texte dépeint un moment intime que la photo ne montre pas: «Une couverture de laine bleue sur son corps en chien de fusil allongé sur la banquette arrière de cuir froide le plaid qui tend à glisser elle le replace dans son sommeil agité». On peut imaginer une femme couchée dans la voiture; peut-être attend-elle son amant, le propriétaire de la maison?

Pellerin, Josée. 2005. «La jeune fille» [Photographie] Tirée de la série «Une histoire à soi».

Pellerin, Josée. 2005. «La jeune fille» [Photographie]
Tirée de la série «Une histoire à soi».
(Credit : Pellerin, Josée)

Le titre de la série, «Une histoire à soi1Josée Pellerin, Heureusement qu’il y avait le monde autour de moi, Québec, Éditions J’ai vu, coll. « Livres d’artistes », 2006, p. 6-15.», indique clairement une intention: ces maisons sont habitées, les histoires qu’elles abritent méritent d’être racontées. Les photos ne montrent que des façades, mais le texte nous fait passer derrière cette façade, déconstruit l’image de surface qui agit en trompe-l’œil. Le titre de la photo et l’amorce de récit nous invitent à faire fonctionner notre imagination, à peupler nous-même l’espace, à faire de la banlieue si ordinaire un espace de jeu, de mise en fiction. Le texte joue un peu le rôle d’une brèche: il permet au spectateur de pénétrer dans ces lieux en apparence clos et de reconnaître l’existence de ceux qui y vivent.
Dans «La jeune fille», le texte occupe l’image, la traverse de part en part, créant une surface à deux niveaux. Nos yeux veulent à la fois lire les mots et observer l’image, mais on ne peut pas séparer les deux actions. Texte et image entrent en relation, se brouillant l’un l’autre. Ici, Pellerin se joue de nos propres attentes: nous qui pensions que la banlieue était un territoire immédiatement «lisible», prévisible, banal, ces montages texte-photo nous déstabilisent.
 Une chanson de Billie Holiday un tableau d’un paysage d’automne un mur en planches de pin la porte d’une chambre à coucher le rayon de lune sur le lit le robinet qui coule dans la cuisine le feu qui crépite une jeune fille qui se laisse embrasser le divan de velours roux un sachet de poudre blanche le cendrier plein la table à café la bouteille de scotch renversée le tapis persan le chien qui se renifle entre les pattes un classeur abandonné
Cette énumération d’éléments évocateurs ne permet pas de dégager un fil narratif clair, il s’agit plutôt d’«objets» langagiers avec lesquels on peut jouer, à partir desquels on pourrait écrire différentes scènes.
Une unique question nous taraude face à chacune de ces photos: que se passe-t-il derrière ces rideaux fermés? Qui vit dans ces maisons, comment y vit-on, leur vie ressemble-t-elle à la nôtre? Les titres des photos désignent tous des individus générique : «Le neveu», «Le père, le fils», «La voisine», «L’actrice», «La gouvernante», qui tendent à humaniser ces portraits de maisons tout en ne les personnalisant pas complètement. Ainsi, on est invité à s’approcher et en même temps on est tenu à distance. Ceux qui s’y terrent ne sont que très partiellement révélés.
C’est peut-être en cela que le travail de Pellerin nous renseigne sur la particularité de l’espace banlieusard: contrairement à la ville, le promeneur y est toujours «déplacé» (c’est-à-dire qu’il n’y a pas vraiment de place, pas de raison d’y être, ce pourquoi sa présence est importune, presque indécente). Son regard est nécessairement voyeur, puisque le territoire qui s’offre à lui n’a rien de public. Il se pourrait bien qu’il y connaisse quelqu’un, mais il a peu de chance de le rencontrer, puisque la rue en banlieue ne constitue pas un espace d’échange et de rencontre comme la rue en ville (entre autres parce que les gens s’y déplacent moins à pied). Pellerin, en rapprochant sa pratique artistique de la flânerie baudelairienne dans l’introduction au livre, initie là une tout autre sorte de flânerie, déambulation banlieusarde qui remet en question le statut même du créateur-promeneur.
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    Josée Pellerin, Heureusement qu’il y avait le monde autour de moi, Québec, Éditions J’ai vu, coll. « Livres d’artistes », 2006, p. 6-15.
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