Entrée de carnet

Des questions scientifiques indissociables du langage

Jean-François Chassay
couverture
Article paru dans Au milieu des arbres, sous la responsabilité de Rachel Bouvet et Jonathan Hope (2019)

QUESTION             Tu as mentionné que le succès du livre de Wohlleben a pu tenir (en partie) sur un certain flou dans les théories de la communication. Tu as fait un parallèle avec les théories cybernétiques. Veux-tu revenir là-dessus ? L’ambiguïté d’un savoir ou d’une théorie scientifique, peut-elle catalyser l’imaginaire ?

RÉPONSE                Dans son ouvrage Genèse et développement d’un fait scientifique, le médecin et sociologue polonais Ludwick Fleck[1]utilise les notions de « cercles ésotériques » et « exotériques » pour montrer comment des idées complexes et précises peuvent devenir vagues et floues à mesure qu’on s’éloigne du premier cercle, restreint, des fondateurs et/ou des spécialistes, que ce soit dans le cas d’une idée scientifique, d’une théorie artistique ou d’un dogme religieux. C’est ce qu’on a pu constater avec la cybernétique et, à travers celle-ci, avec des notions comme celles de communication et d’information[2]. On a vu un phénomène semblable se développer, à plus petite échelle, avec le succès planétaire du livre La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben. Bien des spécialistes des arbres et des plantes ont été gênés par son anthropomorphisation de la nature et agacés par certains raccourcis sur le plan botanique, mais pouvaient difficilement critiquer frontalement un homme qui a fait autant de publicité aux forêts et pour la défense des espaces naturels.

Cela pose des questions fort intéressantes au plan philosophique, mais également au plan de l’analyse discursive. Les sciences appartenant depuis toujours à la culture et à ses discours, il est normal qu’elles jouent un rôle primordial dans l’imaginaire contemporain. Elles produisent des images (icônes, tropes) qui construisent nos représentations de la réalité. Cependant, la complexité des sciences contemporaines rend difficile leur compréhension. Il en résulte une mythification de certaines découvertes provoquant dans certains cas d’importantes dérives, sinon de graves simplifications. On pourrait résumer le problème ainsi : on peut faire dire beaucoup de chosesà une notion empruntée à un vocabulaire scientifique, technique et précis, mais on ne peut pas lui faire dire n’importe quoinon plus. La frontière n’est pas nécessairement facile à déterminer.

J’ajouterais ceci : du point de vue très formel des sciences pures, les « dérives » ne peuvent qu’apparaître déplorables. Néanmoins, elles rendent compte de tout un espace de la pensée où s’engouffre l’imaginaire scientifique, espace de rêve qui comble des besoins, instruit les fictions, les textes et les images : que retient-on de la science? Comment la met-on en scène? Quel pouvoir lui accorde-t-on? Comment certaines « fictions scientifiques », que je nommerais « fictions cognitives » renversent-elles les clichés produits par la doxa sociale pour interroger la réalité scientifique à travers l’imaginaire? On se souviendra du livre de Sokal et Bricmont, Impostures intellectuelles, qui s’en prenait à l’utilisation frauduleuse selon les auteurs de théories scientifiques par des philosophes et des théoriciens de la littérature. Je ne veux pas revenir sur ce débat qui a fait couler beaucoup d’encre (c’était une partie de son intérêt). Il est assurément vrai qu’il y a eu des excès. De manière assez évidente, je crois qu’on peut douter de la compétence de Jacques Lacan ou de Julia Kristeva quand ils utilisent les mathématiques, par exemple… Mais j’aimerais surtout souligner que les principales bêtises concernant l’utilisation de théorie scientifique viennent… de scientifiques patentés! Ainsi du « principe d’incertitude » en physique quantique qui n’a rien d’incertain, du « big bang » qui n’a rien d’une explosion et qui ne détermine pas un temps zéro, de « l’effet papillon » qui ne fonctionne que si le reste de l’univers s’immobilise pendant un temps X, pour ne prendre que quelques exemples. Images, métaphores plus ou moins déplacées selon les cas. Mais nous sommes des êtres de langage et il n’est pas toujours facile de trouver les mots exacts pour exprimer ce que la science a mise au jour depuis le début du XXsiècle. C’est bien un défi majeur des sciences : comment être juste, précis et compréhensible? Jusqu’à quel point peut-on les narrativiser pour les rendre « attrayantes » pour un public de non-spécialistes? Et il est pourtant très important de comprendre, au moins minimalement, ce que la science nous dit du monde qui nous entoure. À une époque où, aux États-Unis notamment, beaucoup de gens croient encore (avec acharnement!) que la terre est plate, c’est un enjeu majeur. Comment ne pas être happé par les niaiseries démagogiques de Trump si on n’a jamais entendu parler de l’attraction terrestre?!?

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QUESTION            Un thème qui est revenu souvent au fil de notre discussion était celui de l’anthropomorphisation des plantes et la posture politique de l’auteur. Tu as aussi mentionné (en référence à Daniel Dennett ?) que la nature n’était ni bonne, ni mauvaise, mais amorale. Veux-tu revenir sur certains de ces éléments ?

RÉPONSE                Encore une fois, nous sommes piégés par le langage! Le terme « amoral » est sans doute trop connoté, déjà. Il faudrait simplement dire que la nature « est ». Nous projetons nos propres sentiments sur la nature. Il y a un très bon roman de William Boyd, Brazzaville Plage, qui soulève cette question. Je l’ai lu il y a longtemps, mais l’élément clé pour mon propos ici est le suivant : un primatologue célèbre, une sommité, découvre que les chimpanzés peuvent faire preuve d’une grande violence et même de sadisme. Cela va à l’encontre de ses valeurs, qui justifient sa défense des primates : pour lui, ils ne peuvent justement être violents. Dès lors, il est prêt à fausser les données et à tout faire pour que l’information ne circule pas, à l’encontre des règles de base de la déontologie scientifique. Faudrait-il rejeter la nature sous prétexte qu’elle apparaît violente à nos yeux? Je poserais la question ironiquement : qui sommes-nous pour juger la nature? Sur ce sujet, nous sommes un peu notre propre point aveugle. Et la question du langage se trouve nécessairement au centre de ces interrogations; donc, elles ne peuvent qu’intéresser un littéraire. Comme l’écrivait le biologiste Yves Christen dans L’animal est-il un philosophe?, dans notre rapport à la nature « les mots fonctionnent comme des pièges. Comment qualifier, par exemple, un comportement humainà l’égard des bêtes? » (2013, p. 11)

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QUESTION             Ce qui nous rassemble, autant que notre intérêt pour les plantes, ou notre sensibilité à leur endroit, c’est notre pratique d’enseignement. Utiliseriez-vous ce livre en classe ? Si oui, comment ? Sinon, pourquoi ?

RÉPONSE                Sans l’inclure dans le corpus à l’étude, j’en parlerais certainement dans mon cours « Littérature et savoirs », parce qu’il correspond au type de textes que j’aime présenter dans les premières séances de cours et dont le statut générique est ambivalent. Dans le livre de Wohlleben, sommes-nous dans la science? Sommes-nous dans une forme de présentation poétique et lyrique de la nature (l’anthropomorphisme irait alors dans le sens d’une appartenance à la nature, très romantique, finalement)? C’est un peu l’un et l’autre : un pied dans la science, un pied dans la fiction, une situation qui peut agacer scientifiques et littéraires ou ravir les uns ou les autres, c’est selon. Ce serait un peu pour moi le pendant d’un livre complètement différent qui m’intéresse beaucoup pour ce cours, dont le titre est Je suis complètement battud’Éléonore Mercier (P.O.L.). L’auteure est travailleuse sociale dans un organisme préoccupé par les violences conjugales. Elle a eu l’idée de transcrire en une longue suite la première, et uniquement la première phrase prononcée par les femmes qui téléphonent en situation d’urgence (ou les hommes : il paraît qu’ils constituent 2% des appels!). Cela forme une longue suite poétique, une litanie de la douleur des femmes d’aujourd’hui qui a parfois des aspects grotesques ou comiques malgré la dimension tragique. Ainsi, cette épopée tragique est en même temps une sorte d’ouvrage de « sociologie implicite », présentée de l’intérieur, en quelque sorte. D’une certaine manière, avec toutes les différences évidentes qui séparent les deux livres, on pourrait parler pour Wohlleben d’une science de la nature vécue de l’intérieur. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le sujet, la subjectivité qui passe au premier plan. Dès lors, on pourrait poser la question suivante : dans quelle mesure et jusqu’à quel point un ouvrage peut-il être perçu comme scientifique (ma question incluant les sciences humaines) quand la subjectivité est clairement assumée au départ?


[1]Ludwig Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique, Paris, Les Belles Lettres, 2005 [1935]. L’ouvrage est cité par Sara Touiza-Ambroggiani dans sa thèse Le paradigme communicationnel : de la cybernétique de Norbert Wiener à l’avènement du posthumain, p. 54-55, soutenance à Paris 8 le 10 novembre 2018.

[2]On notera d’ailleurs que le mot est plus flou en français qu’en anglais : « information » peut s’utiliser pour des mots qui ont un sens aussi différents en anglais que datanewsou knowledge.

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