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Le végétal et le virtuel. Corps et sensibilités dans l’espace du jardin vidéoludique

Megan Bédard
couverture
Article paru dans Paroles d’arbres. Histoires de jardins, sous la responsabilité de Rachel Bouvet, Marine Bochaton et Roxane Maiorana (2020)

(Credit : Capture d’écran de Stardew Valley par l’autrice)

Qui dit jardin dit perspectives. Pas seulement dans le sens du point de vue, des lignes de fuite, des impressions (qui sont souvent des illusions) optiques, ou de la douce euphorie que font naître les infinis pastoraux à la Capability Brown, mais dans le sens d’expectative, de prévision, de probabilité. La démarche jardinière la plus humble, la plus triviale, est déjà prédiction: tout jardinier est un prophète.

Didier Decoin, Je vois des jardins partout.

Au moment où j’écris ces lignes, le vent chaud réveille les timides bourgeons des buissons qui occupent ma fenêtre. Si je lève un peu les yeux, malgré le soleil aveuglant, je peux apercevoir des points flamboyants au bout des branches de l’érable rouge qui grandit dans la cour du voisin. Les semis que j’ai plantés au début du mois de mars sont prêts à prendre place dans mon jardin ―si seulement le climat incertain du Québec pouvait garantir que les sols ne gèleront plus. Malgré tout, les choses sont parfois bien faites: le commencement de ce projet de création d’un jeu de jardin a coïncidé avec l’automne qui nous poussait, mes plants et moi, à nous réfugier à l’intérieur de l’appartement pour affronter l’hiver. J’ai décidé alors d’investir l’espace des jardins virtuels qui ont été une source d’apaisement, de curiosité et de créativité botanique. Moment de méditation et de réflexion, l’hiver a été le décor de ma recherche sur ces jardins virtuels, d’une déconstruction de leurs discours, d’une expérience de leurs espaces. Le retour du printemps inspire, à son tour, une impulsion créatrice, constructive: j’avais décortiqué tous ces jeux déjà existants, c’était à mon tour de créer un jardin virtuel ―au moment où je tente de faire revivre mon jardin réel. La cyclicité du temps végétal aura pris racine dans ma routine de travail.

Pourquoi créer un jardin virtuel si le jardin réel m’attend dans ma cour? Un jardin virtuel qui m’accompagnerait six mois par année, peut-être; un jardin qui est, semble-t-il, une version appauvrie d’un jardin réel qui stimule mes sens comme aucune application technologique ne pourra jamais le faire; un jardin virtuel, donc, qui viendrait avec les limitations d’une telle entreprise. J’ai entrepris ce projet dans l’espoir peut-être de cultiver la sensibilité de mon regard au végétal (pour lequel j’ai tout de même toujours entretenu une certaine fascination), pour tenter de contrer ce que Francis Hallé nomme «le maléfice de l’omniprésence» et qui demande:

Comment les admirer alors qu’on les voit chaque jour, à la même place, année après année? Comment puis-je continuer à m’étonner devant les platanes de l’avenue, les ronces du talus, les mousses entre les pavés, le marronnier de la cour? Leur omniprésence et leur ubiquité les desservent; on ne les aime vraiment que lorsqu’ils ont disparu et c’est la raison pour laquelle les citadins en raffolent. (1999: 29)

On s’étonne tout de même encore aujourd’hui des couleurs violacées ou des formes extraterrestres d’une fleur exotique. On s’étonne des contrastes, de l’unique, de ce qui frappe notre regard parce qu’il se détache de l’ordinaire. On reste aveugle aux haies qui entourent les maisons et aux plants de camomille qui poussent le long des sentiers. Avec l’idée d’un jardin virtuel, j’espère redynamiser ce regard devenu aveugle au végétal. Il ne faut plus considérer les plantes comme un simple décor, mais comme étant des êtres à part entière ayant leurs histoires et leurs savoirs propres. Les théories de l’artialisation témoignent de la construction du regard esthétisant sur la nature ―transformée en paysage― et de la création de modèles qui permettent de modeler à leur tour ce regard (Alain Roger, 1997: 15-26). Les jardins vidéoludiques participent de la création de ces modèles qui travaillent notre regard sur le végétal. C’est pourquoi la création d’un jeu de jardin qui s’accompagnerait de ces préoccupations et d’une curiosité envers le végétal permettrait, à mon avis, de faire place, par le biais du virtuel et du numérique qui façonnent aujourd’hui nos univers socioculturels, à de plus grandes considérations pour ces êtres qui cohabitent avec nous dans nos espaces.

 

Modèles et modélisations du jardin

Ma recherche sur le sujet s’est développée en deux temps, aux niveaux macro et micro. Une première vue d’ensemble des jardins vidéoludiques m’a permis d’identifier trois genres vidéoludiques dominants dans les représentations virtuelles du végétal, donc trois manières de manipuler, de connaître et d’approcher le jardin:

1. Le jeu de simulation agricole, dans un premier temps, met de l’avant un pan de l’imaginaire du jardin: le jardin utilitaire. Il situe le jardin au centre de sa jouabilité à travers un rapport pragmatique au végétal et une mécanique de jeu transactionnelle. Les objectifs vidéoludiques de ces jeux visent l’expansion du jardin et l’accumulation de richesses monétaires. Enfin, les règles de ces jeux sont créées afin d’émuler certaines conditions naturelles qui entrent en interaction avec le travail de la terre: cycle des jours et des saisons, changements météorologiques, temps de semence et de récolte, etc.

2. Le dating simulator (ou jeu de simulation de rencontres amoureuses), dans un deuxième temps, met de l’avant l’autre pan de l’imaginaire botanique1Si l’on se fie à la bipartition paradoxale développée par Anne Cauquelin dans son Petit traité du jardin ordinaire (2005 [2003]).: le jardin esthétique. Ces jeux à fortes composantes textuelles et narratives utilisent le jardin comme un décor facilitant les rencontres amoureuses ―faisant écho aux littératures des XVIIIe et XIXe siècles.

3. Le jeu de méditation, dans un troisième temps, rassemble les jeux d’entretien de bonsaï, de jardin chinois, ou de plants comme Viridi (2015) qui mettent de l’avant une certaine contemplation minimale de la nature à travers une ritualité quotidienne (arroser, enlever les mauvaises herbes). Ce qui les distingue des jeux de simulation agricole est l’absence de mécanique de jeu transactionnelle (où la récolte et la vente du plant permettent d’accumuler des richesses).

Ces genres vidéoludiques dominants reproduisent la tension entre le beau et l’utile, identifiée par Anne Cauquelin comme étant l’une des composantes principales du jardin. Or, plutôt que d’interroger cette tension en la réunissant dans un seul et même espace, les deux aspects sont divisés et distribués dans des œuvres dont les objectifs et les expériences qu’elles proposent sont diamétralement opposés. Mon projet débute donc avec l’ambition de créer un jeu qui se distinguerait de ces cadres dominants. Plus spécifiquement, je voulais créer un jeu qui intègrerait le rapport esthétique au jardin à même sa jouabilité et qui pourrait dépasser la nécessité d’intégrer une mécanique transactionnelle (qui réitère les dynamiques économiques d’une société capitaliste) en tant que motivation pour interagir avec le végétal.

Il s’agit alors de créer un jeu qui mette de l’avant cette relation intime et sensible qu’on entretient avec le végétal, son pouvoir d’évocation et sa capacité à stimuler nos imaginaires. Les plantes, les herbes et les arbres suggèrent dans leur forme même et par leurs origines des lieux et des cultures. Chaque espèce a son histoire symbolique, son lieu indigène, son imaginaire et ses fictions, et parfois même, une place spéciale dans notre histoire personnelle. Cette ambition soulève à son tour un certain nombre de difficultés qui font émerger des réflexions multiples sur le végétal et sur le virtuel, sur les interfaces que les dispositifs vidéoludiques mettent à notre disposition et, enfin, sur la possibilité de réconcilier les environnements virtuels et matériels en créant une rétroaction entre jardins virtuels et actuels. Pour répondre à ces difficultés, je me suis basée sur une série de questions qui me sont apparues lors de la seconde partie de ma recherche ―au niveau micro―, c’est-à-dire lors de mon expérience documentée de l’univers de jeu Stardew Valley (2016).

En notant mes impressions, mes questionnements, mes espoirs et mes déceptions au cours de mon expérience de jeu, j’ai pu réfléchir au design en fonction de l’utilisateur qui décide de s’immerger momentanément dans un univers virtuel. Je me suis interrogée en ce sens sur la manière d’intégrer au jeu un aspect plus intime, subjectif et sensible propre au rapport avec le végétal. Je me suis penchée sur les questions de traduction du rapport au végétal du matériel au virtuel, notamment à partir de considérations sur la médiation et la modélisation cartographique. Le travail de création et de design, quant à lui, nécessite le processus inverse et pose alors la question suivante: comment modéliser un jardin virtuel qui permettrait de construire un regard plus attentif envers le végétal réel?

 

La carte et le paysage: choisir un lieu pour planter un jardin

La première étape de la construction d’un jardin est le choix du lieu à investir. Qu’il s’agisse d’une grande cour derrière la maison ou d’un petit carré de terre devant l’appartement, chaque espace nous parle d’un jardin possible. Pour mon jardin vidéoludique, je devais imaginer quel décor allait accueillir ces potentialités jardinières: sa forme, ses parcours, ses contraintes et le point de vue à partir duquel il sera regardé. La plupart des jeux de simulation agricole utilisent une perspective surplombante ou isométrique sur l’espace travaillé. Ce choix esthétique instaure une approche du jardin et du végétal qui est axée davantage sur le paysage et l’organisation de l’espace de manière optimale pour la production. Ces représentations hégémoniques surplombantes du jardin entrent en intersection avec les réflexions sur la place accordée au végétal en cartographie2Je me réfère ici aux réflexions présentées par Stephanie Posthumus, «La cartographie du végétal dans les récits», conférence présentée dans le cadre du séminaire «Groupe de recherche―L’imaginaire botanique: herbiers, champs, jardins» le 3 avril 2019.. Il s’agirait donc de passer de la vue à vol d’oiseau, qui relaie le végétal à une iconographie ne faisant pas ressortir la diversité des espèces, à la vue de profil qui émule le regard que nous avons de ces espaces. Anne Cauquelin écrit que «[l]e prospect, de prospicio, voir au loin, s’oppose en effet au perspect, de perspicio, voir avec attention, en détail, ce qui est à côté de soi» (2005 [2003]: 21). Il y aurait «[d]eux régimes, donc, pour ce jardin modèle où s’opposent l’ensemble et le détail, la vue étendue et la marche pas à pas» (2005 [2003]: 23). C’est en rapprochant l’œil près du détail végétal qu’on pourra alors sensibiliser ce regard.

La vue de profil de mon jardin virtuel sera aussi statique. Ce choix esthétique est d’abord le résultat d’une contrainte provoqué par mes compétences restreintes en programmation, mais il soulève tout de même certains enjeux. La vue statique du jardin imite le point de vue de la cartographie: malgré l’impossibilité de se mouvoir dans l’espace du jardin, la carte est déjà source de parcours potentiels. Elle stimule l’imaginaire et amène à se projeter dans cet espace représenté. Cet espace restreint du jardin statique rappelle par ailleurs les jardins citadins, les petits jardins ordinaires. La maison et la grande cour sont des privilèges appréciés par une plus petite parcelle de la population. Les jardins de ville personnels sont ces petits carrés de terre placés devant ou derrière les immeubles ou ces enchevêtrements de bacs et de treillis aménagés sur les balcons. Ces espaces exigent une certaine négociation entre béton, bois et végétal, mais permettent d’autre part d’imaginer l’accessibilité d’un jardin chez soi et d’entraîner le regard, lors des promenades en ville, à s’arrêter sur ces espaces verts déjà existants. L’objectif est aussi de créer un univers virtuel qui n’absorbe pas entièrement le regard dans l’écran, mais qui serait plutôt une vue de l’extérieur. La carte permet de s’orienter dans le territoire, de projeter un parcours à venir qui ne s’effectue pas sur la surface du papier. Il est tout de même possible d’imaginer un parcours dans l’espace du jardin virtuel, un parcours qui s’actualise non plus par le mouvement des pieds, mais à travers l’usage d’un journal.

 

L’espace et le temps végétal

Ce qui m’apparaissait important, par la suite, c’était la création d’un espace intime et personnel, d’un jeu qui permettrait de créer un jardin à l’image de celui ou celle qui déciderait de s’y plonger. L’appropriation des espaces dans les jardins vidéoludiques de type bac à sable, monde ouvert (et même RPG), s’actualise dans l’espace virtuel grâce aux traces que nos actions et nos interactions avec l’univers laissent sur l’écosystème du jeu. Dans Stardew Valley, par exemple, le récit est plutôt déterminé par l’exploration et la transformation de l’espace du monde virtuel. Chaque trace laissée sur la terre de ma ferme ou chaque conversation avec les villageois témoigne de mon passage dans le monde du jeu et du récit unique que j’y ai créé. L’essentiel de mon agentivité se résume à laisser ma marque sur cet espace, à me l’approprier et créer un lieu personnel, intime. Anne Cauquelin écrit en ce sens que «[s]ans doute peut-on établir des correspondances entre jardin et jardinier, et juger de l’un en regardant l’autre, tant il est vrai qu’il y a continuité entre les deux. Montrant son jardin, le jardinier se montre lui-même, mais de manière détournée, sans désir affiché de se dévoiler» (2005 [2003]: 47). Le jardinier s’apparente alors à un auteur comme le jardin s’apparente au texte autobiographique:

Ainsi la promenade dans le jardin instaure-t-elle un mode particulier de description, que l’implication de l’auteur gouverne. Mode qui s’apparente à l’autobiographie et à l’autoportrait. Autobiographie à deux voix, où alternent les désirs exprimés du jardinier, ses faits et gestes, et, en regard, la réponse du jardin, toujours décalée. Journal des refus et des rejets comme des bonheurs et des surprises. […] Espace privé mais livre ouvert, le jardin s’expose dans le récit de son auteur. (48)

De cette manière, «l’auteur s’expose ingénument à travers ses choix, ses plantations, ses manies» (49). Créer un jardin virtuel unique dans un univers qui nous laisse la liberté (surtout la liberté matérielle) de le faire c’est un premier pas vers la création de cet idéal de jardin intime, de jardin secret.

Les plateformes mobiles offrent une avenue particulièrement intéressante pour favoriser l’aspect intime et personnel du jardin virtuel. Contrairement aux œuvres vidéoludiques sur ordinateurs ou consoles, les jeux mobiles (sur téléphones et intelligents et tablettes) n’exigent pas une présence constante dans l’espace de jeu (comme le jardin réel). Ils offrent en ce sens une accessibilité occasionnelle qui permet d’effectuer ces gestes quotidiens et répétitifs (comme l’arrosage quotidien). Le support mobile évoque aussi l’idée du carnet qu’on conserve sur soi, dans sa poche, à proximité favorisant une intimité que l’ordinateur ne permet pas. On peut alors amener notre petit jardin virtuel partout avec nous. Ainsi, le corps interagit différemment en fonction du dispositif utilisé; le contact entre le doigt et l’écran (grâce à l’écran tactile) favorise un rapport sensible avec le contenu interactif représenté, j’y reviendrai.

Pour l’instant, la question de l’appropriation de l’espace, pour créer un jardin à mon image, m’apparait essentielle dans le rapport au végétal puisque ce processus s’accompagne nécessairement des gestes inhérents au travail du jardin: le corps humain, la conception du temps humain doit se modeler sur le temps et les besoins du végétal. Ce processus se manifeste à travers des gestes comme l’arrosage quotidien, le besoin de lumière, la routine, la cyclicité, l’attention, le care. Les exemples de jardins vidéoludiques comme Stardew Valley ludifient déjà le rapport cyclique au végétal en systématisant une série de variables qui permettent à la plante de pousser si tous ses besoins sont comblés (eau, lumière, protection, puis passage du temps). Les jours s’enchaînent toutefois grâce à une mécanique de sauvegarde manuelle diégétisée par l’avatar allant dormir et motivée par une représentation du temps accélérée par rapport au temps réel. Les plateformes mobiles, quant à elle, permettent au jeu de se synchroniser directement avec l’horloge du téléphone et de la tablette et de mesurer le temps passé à l’extérieur du jardin virtuel. Ainsi, il s’agit de plateformes privilégiées pour simuler la temporalité végétale lente ―plutôt qu’un enchaînement frénétique des jours et des saisons au gré du joueur ou de la joueuse.

 

Jardin de poche et journal intime

Or, cette «promenade» dont parle Cauquelin reste tout de même absente: le rapport au végétal reste utilitaire et se mesure quantitativement ―plutôt que qualitativement. En abolissant la mécanique transactionnelle et en mettant de l’avant un rapport plus intime par l’intermédiaire d’un journal, par exemple, on arrive à déplacer l’objectif vidéoludique de la vente à la collection (à la manière d’un herbier).

Exemple de carnet tel qu’il sera modélisé dans l’espace du jeu

Exemple de carnet tel qu’il sera modélisé dans l’espace du jeu
(Credit : Capture d’écran de Stardew Valley par l’autrice)

Le carnet rassemblerait des éléments témoins du passage des jours et des saisons dans l’espace du jardin, transformant la promenade en parcours qui réunit à la fois plusieurs temps et lieux du jardin alors créé. Il y aurait donc la possibilité de prendre ses plants en photo, d’intégrer des informations botaniques ou des citations littéraires à côté de l’image. À défaut de ne pouvoir, à proprement parler, intégrer le parcours à même la géographie de l’espace du jardin, je préférais imaginer encore une fois la trace de ce parcours par le biais du carnet qui témoigne à la fois d’un parcours spatial (des plantes, de l’œil sur l’écran) et d’un parcours temporel, une trace du temps passé dans l’espace du jardin et des différentes étapes de pousse des plants. Anne Cauquelin écrit en ce sens que

[n]ous pensons souvent que le jardin est fait pour flatter la vue, qu’il est ornement avant tout esthétique. […] Nous tirons le jardin vers le tableau de paysage, nous le pensons peint, alors qu’il est surtout planté. En somme, nous le transformons trop facilement en paysage. Or, ce qui prend en compte la plantation, le travail effectué, le projet, c’est la narration, le récit. Les plantations se font dans le temps et réclament, pour être décrites, le temps du récit qui déroule ses séquences dans une succession datée, séquences dont l’enchaînement tient davantage au fil du récit qu’à une composition visuelle. (2005 [2003]: 37)

Elle ajoute un peu plus loin que, «[s]équence après séquence, le “je” du narrateur, le “je” de l’auteur, celui qui prend la parole et vous emmène sur la ligne de son récit, est bien le “je” du jardinier, celui qui vous promène de proposition en proposition et qui instaure le récit de promenade comme mode de communication» 38).

Ce parcours intime s’accompagnera, comme je l’ai mentionné, de citations et d’informations en rapport avec le végétal cultivé. Parcours végétal et parcours littéraire permettront autant de capter l’image d’un plant à un moment donné que de cueillir des mots et des expériences du jardin vécues par d’autres. Le carnet du jeu deviendra alors un espace de convergence intertextuelle polyphonique sur les expériences du jardin. Nommer le végétal, par ailleurs, en apprendre plus sur ses usages (scientifiques), sur son histoire, sur ses origines folklorique ou symbolique transforme le lien qu’on peut avoir avec le végétal: reconnaitre une plante, partager aussi cette connaissance avec les autres. Je veux instaurer un va-et-vient entre le monde virtuel du jeu où l’on reconnait l’image d’une fleur, le monde virtuel d’internet où l’on cherche une photographie, par exemple, ou une page d’informations et le monde réel, matériel, où se trouve la plante elle-même, où on peut la toucher, la sentir. Il s’agit de stimuler la curiosité vers le végétal; le jeu doit servir de tremplin au-delà du monde virtuel. Joanne Lalonde rappelle que «les technologies de l’information et de la communication ne construisent pas un espace coupé du monde tangible, celui dans lequel nous vivons et que nous transformons. Elles sont dans ce monde, elles y participent et l’alimentent. Le numérique est non pas virtuel, mais matériel» (2018: 175). En pensant le jardin virtuel comme une extension possible du jardin réel, il est possible de construire une rétroaction entre ces univers habituellement distincts.

 

Le sens et les sens: les rapports entre végétal, corps et sensibilité

L’idée du carnet vient aussi d’une difficulté majeure liée aux environnements virtuels, c’est-à-dire la difficulté à rejoindre toutes les perceptions sensorielles qui sont d’abord intrinsèques à l’expérience du jardin réel. Ce qui m’amène à un autre aspect qui, à mon avis, est essentiel dans la sensibilisation au végétal, c’est sa capacité à évoquer des sensations autant en puisant dans la poésie et les récits intimes pour créer un imaginaire qu’en éveillant les sens humains. Le jardin dépasse la simple saisie par le regard: il stimule et demande l’attention de tous les sens. Ainsi, le végétal en environnement vidéoludique fait émerger des questions entourant la place du corps et le rôle de la perception sensible en environnement virtuel. Les jardins sont des lieux où la perception synesthésique domine: la vue, l’odorat, le toucher, l’ouïe et parfois même le goût (dans un jardin-potager, par exemple) sont sollicités tout à la fois. Les environnements vidéoludiques donnent une place dominante à la vue et à l’ouïe, une place marginale au toucher (à travers la manipulation médiatisée par le clavier et la souris), mais laissent de côté l’odorat et le goût. Sans nécessairement créer l’appareillage qui imiterait ces sensations, je crois plutôt que la médiation et des procédés rhétoriques comme l’écomimésis possèdent un pouvoir évocateur plus grand que l’odoramat ou la réalité virtuelle.

C’est Timothy Morton (2007) qui définit l’écomimésis comme étant un procédé rhétorique visant à recréer un sentiment d’immersion au sein d’un environnement naturel. Ce procédé se base sur ce qu’il nomme une «poétique de l’ambiant» qui consiste (je résume grossièrement) en une série de figures, de tropes et de procédés stylistiques visant à créer une illusion d’immersion synesthésique au sein d’un environnement naturel. En littérature, par exemple, le sujet du texte prend soin de se situer temporellement et spatialement, d’évoquer les sensations qu’il ressent. En intégrant des citations de ces textes, en plus d’informations botaniques et d’images, on peut favoriser, à mon avis, une sensibilisation au végétal. Sensibiliser autant dans son sens subjectif, émotionnel, sensibiliser pour créer un lien affectif et attentionnel envers le végétal, mais aussi dans son sens physique et perceptif: une plus grande attention et une plus grande curiosité envers le végétal poussent à nous arrêter un moment pour sentir les fleurs, essayer d’identifier un arbre, goûter une fraise qui essaie de se cacher sous le feuillage.

Comme je l’ai mentionné précédemment, les plateformes mobiles transforment le rapport au corps avec les univers virtuels. Dans une étude sur le rôle affectif des dispositifs techniques, Aubrey Anable avance que le contact tactile avec l’image d’un jeu mobile permet un plus fort attachement et un investissement affectif plus grand avec le récit et les objets représentés:

Through technological, aesthetic, and historical affordances, video games offer us ways of being with and feeling machines. A phone resting in the palm of the hand beneath a hovering thumb is a different bodily comportment than shoulders hunched forward, eyes moving across text and images on the screen, a hand gently resting on a mouse. […] Being touched, in the sense of being moved emotionally, signals the very real experience of something immaterial pressing itself on our emotional state and changing it, and the capacity for us to touch someone or something else in a similar way. (2018: 39)

La chercheuse explore le double sens du mot «toucher» ―qui signifie à la fois l’acte tactile et le fait d’être touché émotionnellement par quelque chose― pour comprendre les liens entre affects et représentations, corps et écrans. Lorsqu’il est question de plateformes tactiles, l’écran devient une zone de contact qui met en relation tous ces aspects: interagir avec un environnement virtuel par le biais d’un avatar instaure une certaine distance d’action entre le joueur ou la joueuse et les éléments du jeu3Dans son étude sur l’esthétique du virtuel, Roberto Diodato (2011[2005]) écrit au sujet de l’avatar que «[l]es études de proxémiques des avatars sont très intéressantes, comme le sont en général les tentatives pour reproduire les limites du corps humain en une représentation digitale, qui par nature peut, dans son monde, (quasiment) tout faire (voir ou passer à travers les objets, se déplacer d’un lieu à un autre immédiatement, etc.). Par exemple: quel «sens» de l’espace peut avoir un avatar (ou puis-je avoir à travers mon avatar)? Le corps humain n’a pas un sens homogène ou simplement géométrique de l’espace, établi seulement par des distances mesurables; l’espace est pour nous non homogène, dense et, comme le temps, il est toujours qualitatif, ce qui pose problème pour les programmateurs».. Grâce à l’écran tactile, le doigt peut directement agir sur le jardin, favorisant une certaine intimité, par le biais du toucher et de la proximité:

Through design, such games make us feel as if our fingers have the capacity to attract and pull to the surface the ephemeral objects of programming, rendering them fully available to our sensual world, with some of the properties of physical game pieces but also with the will and obstinacy of autonomous animate objects. Game designers talk about “game feel” as a quality intentional in their designs. (Aubrey Anable, 2018: 44. L’autrice souligne.)

L’exemple de Stardew Valley est révélateur ici des dynamiques entre l’utilisation de l’avatar et l’acte tactile du jeu mobile. Le jeu initialement paru sur ordinateur, puis sur la console Switch (Nintendo) ―qui est à la fois une console de salon et un dispositif portable qui nécessite la manipulation de joysticks pour interagir avec l’espace de jeu― a été adapté dans la dernière année sur les appareils mobiles (octobre 2018 pour les plateformes OS et mars 2019 pour android). Le jeu reste exactement le même à la différence près que le mouvement de l’avatar est contrôlé par un toucher du doigt directement sur l’écran. Alors qu’auparavant l’avatar ―personnalisé à l’image du joueur ou de la joueuse― servait d’intermédiaire pour interagir avec les objets du jeu, il est possible d’intervenir plus directement sur le dispositif tactile. Or, ce toucher du doigt sert tout de même à activer l’animation de l’avatar qui effectue l’action demandée. Malgré tout, il s’en dégage un sentiment plus grand d’agentivité et de connexion envers les éléments avec lesquels j’interagis. Pour Aubrey Anable, ce contact de la peau avec l’écran et l’impression que le corps, par le mouvement des doigts qui tapent, glissent, pressent, se rapprochent ou s’éloignent de l’image, intervient directement sur l’environnement représenté font la force affective des jeux mobiles. Elle écrit en ce sens:

While I do not want to collapse the skin into the screen, or vice versa, I do want to say that the touchscreen as interface is where it’s at in terms of what is made available to us as sensible— and therefore perceptible— beyond the binaries of surface/depth, representation/computation, hidden/revealed. The interface is where it’s at, if by it we mean the everyday intimate encounter where code, images, and subjectivity collide in ordinary but important ways. (2018: 62. L’autrice souligne)

 

Du jardin de poche au jardin planétaire

Enfin, je voulais que le jardin vidéoludique permette de penser le végétal dans son écosystème, ce qui amène aussi à réfléchir à la circulation du végétal ainsi qu’à la temporalité et à l’espace spécifique des plantes. Je voulais intégrer de cette manière une mécanique de jeu qui reproduirait à la fois la surprise, l’étonnement qui émerge dans notre rapport d’altérité envers les plantes tout en sensibilisant à l’importance des écosystèmes dans lesquels ces plantes grandissent et évoluent. L’altérité du végétal peut provoquer, comme le dit Francis Hallé, l’indifférence, certes, mais lorsqu’on lui prête attention, cette altérité peut aussi fasciner, étonner. Si Timothy Morton critique l’usage de l’écomimésis comme procédé rhétorique faisant écran à la nature réelle, je crois plutôt qu’un usage sensible de l’écomimésis ―qui s’incarnerait dans l’espace du jeu par ces citations littéraires sur le jardin― peut amener à construire un regard plus attentif et curieux envers le végétal. La médiation de l’expérience sensible du jardin, à travers l’évocation littéraire des sens humains et des significations qui leur sont associées, crée un réseau d’expériences partagées.

Enfin, dans le but de recréer la surprise et l’étonnement inhérents au végétal, j’ai tenté de développer une jouabilité qui ferait interagir le végétal avec son environnement. Chaque plante est associée à un type (fruit/fleur/herbe) qui conditionne, à l’aide d’un algorithme prenant en compte le lieu, la floraison et la fréquence des plants, l’apparition d’abeilles ou d’oiseaux. Ces derniers favorisent en retour la floraison et l’arrivée (non contrôlée) de graines dans les terres meubles du jardin. Parallèlement, les plantes pourront investir l’espace en largeur et en hauteur: les plantes de type «haie» ou les plantes grimpantes sur les treillis ou les clôtures protègent les plantes plus fragiles aux grands vents (comme le rhododendron). De la même manière, la capucine ou la menthe empêchent l’arrivée de pucerons qui sont particulièrement dommageables pour les roses. Le soleil, la pluie et l’arrosage deviennent des facteurs qui influencent la manière dont se développera le jardin tout comme le passage des saisons qui détermine la floraison ou la renaissance des plantes vivaces après le passage de l’hiver, par exemple (alors que les annuelles devront être replantées). De cette manière, le jeu force à penser le végétal dans sa relation avec son environnement et avec les autres plantes de manière à élargir la conception du jardin à l’extérieur de la clôture. Pour Gilles Clément,

Ecology destroys the notion of the “enclosed” garden. The word garden comes from the German garten, which means enclosure, an enclosed place. With the advent of ecology, people realized that this enclosure, though essentially under our control, is an illusion. Butterflies, wind, birds, seeds, even people: everything communicates. (2015: 79)

La notion de jardin planétaire invite à repenser la Terre comme un jardin, l’humanité jardinière devant alors s’adapter et travailler avec la nature. Gilles Clément remet l’humain dans l’écosystème naturel, comme l’une de ses composantes.

Si le fait de créer un jardin virtuel peut être considéré comme futile devant l’entreprise de sensibiliser le regard humain envers le végétal, j’espère au moins planter une graine qui réussira à germer et faire son chemin. Pour Yildiz Aumeeruddy, les plantes sont

[a]vant tout, […] une source de paix. Du fait que les relations que j’ai avec elles ne sont pas rendues compliquées et tumultueuses par des émotions toujours susceptibles de se muer en douleur, leur simple présence est profondément réconfortante et apaisante ; observer les plantes, se laisser envahir par leur multiple esthétique ―formes, couleurs, parfums― est un moyen infaillible d’oublier les soucis, voire les malheurs. Les observer n’est pourtant pas facile: elles sont moins abordables que les animaux. Dans ce domaine, une formation est nécessaire, que certains moments privilégiés de l’enfance m’ont permis d’acquérir sans effort. S’intéresser aux plantes, c’est aussi se situer dans une tradition: on éprouve spontanément une attirance envers les animaux, mais on apprend à aimer les plantes. (citée par Francis Hallé, 1999: 27-28)

C’est un apprentissage qui ne va pas de soi, souvent inaccessible ou laborieux. Peut-être, enfin, qu’en offrant un espace intime pour que chacun cultive un jardin secret, collectionne les plants, prenne soin des fleurs, recueille des citations et le tout, à portée de main, pourrions-nous aider à répandre cet apprentissage. Tout commence par un jardin.

Au moment où j’écris ces lignes, j’ai éprouvé l’instant de quelques jours le temps végétal: les bourgeons dans les buissons devant ma fenêtre laissent aujourd’hui pointer de petites feuilles vertes, timides, frileuses. Une graine que j’ai plantée il y a maintenant deux semaines vient de germer. L’érable rougit un peu plus.

 

Bibliographie

Anable, Aubrey. 2018. Playing with Feelings. Minneapolis : University of Minnesota Press, 176 p.

Barone, Eric. 2016. Stardew Valley.

Cauquelin, Anne. 2003. Petit traité du jardin ordinaire.

Clément, Gilles. 2015. “The Planetary Garden” and other writings. Philadelphie : University of Pennsylvania Press.

Decoin, Didier. 2012. Je vois des jardins partout. Paris : JC Lattès, 230 p.

Diodato, Roberto. 2005. L’Esthétique du virtuel. Paris : VRIN, 176 p.

Hallé, Francis. 1999. Éloge de la plante. Pour une nouvelle biologie.

Ice Water Games,. 2015 [08/2015apr. J.-C.]. Viridi.

Lalonde, Joanne et Bertrand Gervais. 2018. « Le tournant matériel et corporel du numérique », dans Soif de réalité. Plongées dans l’imaginaire contemporain. Montréal : Nota Bene, p. 20.

Morton, Timothy. 2007. Ecology Without Nature: Rethinking Environmental Aesthetics.

Posthumus, Stéphanie. 2019 [3 avril 2019apr. J.-C.]. « La cartographie du végétal dans les récits ». Séminaire ”Groupe de recherche―L’imaginaire botanique: herbiers, champs, jardins”, Université du Québec à Montréal, Montréal, .

Roger, Alain. 1997. Court traité du paysage. Paris : Gallimard, 165 p.

  • 1
    Si l’on se fie à la bipartition paradoxale développée par Anne Cauquelin dans son Petit traité du jardin ordinaire (2005 [2003]).
  • 2
    Je me réfère ici aux réflexions présentées par Stephanie Posthumus, «La cartographie du végétal dans les récits», conférence présentée dans le cadre du séminaire «Groupe de recherche―L’imaginaire botanique: herbiers, champs, jardins» le 3 avril 2019.
  • 3
    Dans son étude sur l’esthétique du virtuel, Roberto Diodato (2011[2005]) écrit au sujet de l’avatar que «[l]es études de proxémiques des avatars sont très intéressantes, comme le sont en général les tentatives pour reproduire les limites du corps humain en une représentation digitale, qui par nature peut, dans son monde, (quasiment) tout faire (voir ou passer à travers les objets, se déplacer d’un lieu à un autre immédiatement, etc.). Par exemple: quel «sens» de l’espace peut avoir un avatar (ou puis-je avoir à travers mon avatar)? Le corps humain n’a pas un sens homogène ou simplement géométrique de l’espace, établi seulement par des distances mesurables; l’espace est pour nous non homogène, dense et, comme le temps, il est toujours qualitatif, ce qui pose problème pour les programmateurs».
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