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La ménagère désespérée (1/5): quelques réflexions préliminaires

Marie Parent
couverture
Article paru dans Suburbia: L’Amérique des banlieues, sous la responsabilité de Marie Parent (2011)

Pipamazine. 1959. «Mornidine» [Publicité] Source: Canadian Medical Association Journal, Vol. 81, No. 1, p. 59.

Pipamazine. 1959. «Mornidine» [Publicité]
Source: Canadian Medical Association Journal, Vol. 81, No. 1, p. 59.
(Credit : Canadian Medical Association Journal)

Dans un ouvrage sur les fictions féministes intitulé Changing the Story1Gayle Greene, «Mad Housewives and Closed Circles», Changing the Story. Feminist Fiction and the Tradition, Bloomington, Indiana University Press, 1991, p. 58-85., Gayle Greene recense une douzaine de romans parus entre 1962 et 1977 aux États-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne regroupés sous l’étiquette du «roman de la mad housewife2Parmi les romans identifiés par Greene, on trouve The Pumpkin Eater (1962) de Penelope Mortimer, A Summer Bird Cage (1963) de Margaret Drabble, Martha Quest (1964) de Doris Lessing, The Diary of a Mad Housewife (1967) de Sue Kaufman, The Fat Woman’s Joke (1967) de Fay Weldon, The Fire-Dwellers (1969) de Margaret Laurence, Memoirs of an Ex-Prom Queen (1969) de Alix Kates Shulman, The Edible Woman (1969) de Margaret Atwood, Up the Sandbox (1970) de Anne Richardson Roiphe, Ella Price’s Journal (1972) de Dorothy Bryant, Life Signs (1972) de Johanna Davis, Loose Ends (1973) de Barbara Raskin, Norma Jean the Termite Queen (1975) de Sheila Ballantyne, et finalement, un des plus célèbres, The Women’s Room (1977) de Marilyn French.»
De tous ces romans se dégage un personnage pratiquement interchangeable: une ménagère au bord de la crise de nerfs, qui boit trop, qui fume trop, qui finit par partager son temps entre son mari, son amant trop jeune pour elle et son psychiatre. Cette femme qui n’arrive pas à nommer son mal-être croule sous le poids de la culpabilité et du ressentiment. Les critiques féministes des années 1980-90, dont Greene, ont souligné l’habileté de ces romans à mettre en récit la vie quotidienne des femmes, mais on leur a aussi reproché d’être trop conventionnels, trop « réalistes » même, de ne pas proposer d’alternatives valables à des formes sociales et littéraires convenues. Ces ménagères désespérées, folles de colère, sont finalement érigées en victime par excellence, piégées, enterrées vivantes, condamnées à un cercle vicieux. Et condamnées à faire de la plus ou moins mauvaise littérature.
La résurgence de cette figure dans plusieurs productions contemporaines m’a poussée à me demander ce qu’on pouvait en tirer de nouveau aujourd’hui. Sa réapparition semble liée à une certaine fascination pour les années 1950-60, voire à une fétichisation de cet âge d’or de la société de consommation, qu’une série télévisée comme Mad Men entretient malgré la critique féroce qu’elle en livre. Mais sa présence n’est pas seulement un indice de notre nostalgie. La ménagère désespérée, il me semble, n’est pas un accessoire vintage parmi d’autres. Je suis retournée aux sources de cette figure pour essayer de voir comment de victime refermée sur elle-même, on pouvait en faire un témoin du malaise de son temps, et même, un témoin à la parole prophétique, qui nous renseigne aujourd’hui sur notre propre rapport au monde et à l’Histoire.
La ménagère désespérée n’est pas un accessoire vintage parmi d’autres. Il s’agit de voir comment de victime refermée sur elle-même, on peut en faire un témoin du malaise de son temps, et même, un témoin à la parole prophétique, qui nous renseigne aujourd’hui sur notre propre rapport au monde et à l’Histoire.
En 1963, Betty Friedan publiait The Feminine Mystique, le premier essai tentant de théoriser le malaise de la ménagère, «the problem that has no name». Friedan repère dès 1960 plusieurs articles dans les grands journaux américains (The New York Times, Newsweek, Harper’s Bazaar) qui soulèvent ce problème, sur un ton variant du tragique à l’ironique. Friedan explique qu’«on a beaucoup de compassion pour la ménagère “cultivée”», citant une manchette du New York Times en 1960 : «Le chemin qui conduit de Freud au Frigidaire, de Sophocle à Spock se révèle un chemin malaisé3Betty Friedan, La femme mystifiée, trad. de l’anglais par Yvette Roudy, Paris, Denoël/Gonthier, 1964 [1963], p. 16.». Dans son ouvrage, l’auteure tente elle-même de décortiquer les symptômes et les causes du désespoir de la ménagère américaine. Pour elle, si les femmes et les enfants issus des banlieues sont devenus, pour reprendre ses mots, des adultes «dépendants, passifs, puériles», «infantiles», c’est que le bungalow se compare à «un camp de concentration confortable4Ibid., p. 349.». Les femmes et leurs enfants sont décrits comme ces prisonniers des camps, dont les structures du moi se sont effondrées:
On peut dire sans exagération que l’état de stagnation de millions de ménagères américaines n’est pas autre chose qu’une véritable maladie des structures de la personnalité, qu’elles transmettent à leurs enfants au moment même où l’aspect déshumanisant de la culture moderne de masse réclame, chez les deux sexes, des structures fondamentales assez fortes pour protéger l’individu contre la pression effrayante et menaçante de notre monde en évolution5Ibid., p. 347..
L’analogie entre banlieue et univers concentrationnaire est évidemment démesurée, même un peu déplacée, mais l’image est toutefois révélatrice d’une rhétorique qui contamine à cette époque le discours sur l’univers domestique, et sur la banlieue en particulier: on en fait un espace inhabitable, déshumanisant, terre stérile où les banlieusards deviennent l’équivalent de zombies.
L’autre aspect qui m’intéresse dans cette comparaison est cette idée qui parcourt l’ouvrage de Friedan que la ménagère peut passer du statut de prisonnière à celui de rescapé en prenant la parole, en nommant le malaise qui l’habite. C’est ainsi que Friedan fonde elle-même la légitimité de son énonciation: en se positionnant comme ménagère de banlieue qui s’est échappée des murs de sa maison pour se faire porte-parole, témoin.
Elizabeth A. Wheeler affirme que la littérature américaine de l’après-guerre est caractérisée par une «philosophie du témoin»: «From noir to the fifties short story to the Beats, the protagonist of postwar fiction is a social watcher, calling readers to witness what others cannot see6Elizabeth A. Wheeler, Uncontained. Urban Fiction in Postwar America, New Brunswick (NJ), Rutgers University Press, 2001, p. 15..» Le discours de la ménagère, «ni innocent ni ignorant7Ibid., p. 53.», se situe aussi dans cette perspective: «[…] the smooth surface of postwar decor covers up continued problems. […] the housewife is not complicit with this cover-up, even when she speaks in soothing tones. Rather, she is the one who sees the problems when others can’t8Ibid., p. 92.
Cette posture du témoin me semble constitutive de la figure de la ménagère désespérée, on pourrait même affirmer qu’elle détermine les paramètres de sa narration. La ménagère semble toujours se mettre à raconter parce qu’elle a vu, quelque chose lui a été révélé et elle doit trouver les moyens pour exprimer ce savoir. On en a fait un témoin de l’expérience des femmes, bien sûr, mais je voudrais insister sur sa qualité de témoin d’un mode de vie, témoin d’un monde. Pour ce faire, je vais m’attarder dans les prochains billets à deux romans de la ménagère désespérée qui ont connu un certain succès à l’époque de leur publication : The Torontonians de Phyllis Brett Young publié en 1960, relativement oublié aujourd’hui, et The Fire-Dwellers de Margaret Laurence publié en 1969.
Bibliographie
Greene, Gayle. 1991. «Mad Housewives and Closed Circles», dans Changing the Story. Feminist Fiction and the Tradition. Bloomington: Indiana University Press, p. 58-85.

Friedan, Betty. 1963. La femme mystifiée. Paris: Denoël/Gonthier, 450 p.

  • 1
    Gayle Greene, «Mad Housewives and Closed Circles», Changing the Story. Feminist Fiction and the Tradition, Bloomington, Indiana University Press, 1991, p. 58-85.
  • 2
    Parmi les romans identifiés par Greene, on trouve The Pumpkin Eater (1962) de Penelope Mortimer, A Summer Bird Cage (1963) de Margaret Drabble, Martha Quest (1964) de Doris Lessing, The Diary of a Mad Housewife (1967) de Sue Kaufman, The Fat Woman’s Joke (1967) de Fay Weldon, The Fire-Dwellers (1969) de Margaret Laurence, Memoirs of an Ex-Prom Queen (1969) de Alix Kates Shulman, The Edible Woman (1969) de Margaret Atwood, Up the Sandbox (1970) de Anne Richardson Roiphe, Ella Price’s Journal (1972) de Dorothy Bryant, Life Signs (1972) de Johanna Davis, Loose Ends (1973) de Barbara Raskin, Norma Jean the Termite Queen (1975) de Sheila Ballantyne, et finalement, un des plus célèbres, The Women’s Room (1977) de Marilyn French.
  • 3
    Betty Friedan, La femme mystifiée, trad. de l’anglais par Yvette Roudy, Paris, Denoël/Gonthier, 1964 [1963], p. 16.
  • 4
    Ibid., p. 349.
  • 5
    Ibid., p. 347.
  • 6
    Elizabeth A. Wheeler, Uncontained. Urban Fiction in Postwar America, New Brunswick (NJ), Rutgers University Press, 2001, p. 15.
  • 7
    Ibid., p. 53.
  • 8
    Ibid., p. 92.
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