ALN|NT2, dossier thématique, 2010

Jeux vidéo à dominante herméneutique

Gabriel Tremblay-Gaudette
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Définition

Ce dossier porte sur des jeux vidéo à dominante herméneutique, c’est-à-dire des jeux qui cherchent, par différentes stratégies, à faire entrer le joueur dans un rapport herméneutique, distinct du plaisir vidéoludique de divertissement. Certaines des oeuvres abordées dans ce dossier conjuguent vidéoludisme et herméneutique alors que d’autres entravent le premier pour accentuer le second.

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La notion d’interprétation, fondamentale dans l’étude de productions culturelles et artistiques, doit être comprise dans un sens spécifique lorsqu’il est question de jeux vidéo. En effet, il importe de distinguer entre l‘interprétation d’une situation de jeu et l’interprétation d’un jeu. Si la première est indispensable à l’activité vidéoludique, la seconde est complémentaire, voire facultative, et peut même paraître une entreprise ridicule ou excessive, surtout pour les personnes entretenant des préjugés quant à l’absence de propriétés artistiques inhérentes  au médium du jeu vidéo comme Roger Ebert1L’influent critique de films Roger Ebert avait déclaré en avril 2010 qu’à son humble avis, les jeux vidéo ne pourraient jamais être considérés comme une forme d’art. Voir le texte original dans son blogue, Video Games Can Never Be Art: http://blogs.suntimes.com/ebert/2010/04/video_games_can_never_be_art.html. Jason Rohrer a écrit une réponse intéressante, en forme de discussion imaginaire entre Ebert, Clive Barker (écrivain et réalisateur qui a pris à parti Ebert pour ses commentaires) et Rohrer lui-même, que l’on peut lire à l’adresse suivante : http://northcountrynotes.org/jason-rohrer/arthouseGames/seedBlogs.php?action=display_post&post_id=jcr13_1185605234_0&show_author=1&show_date=1.

Dans la plupart des oeuvres hypermédiatiques, l’interactivité entre l’utilisateur et la machine s’effectue à partir de scripts préprogrammés, ce qui fait en sorte qu’une même action dans l’oeuvre ne se traduira que par un nombre fini (et souvent limité) de réactions potentielles. Malgré les apparences, cette forme d’interactivité, où l’oeuvre a absolument besoin d’une forme d’apport de l’utilisateur pour se mettre en marche, repose sur des processus statiques qui prendront fin à partir du moment où l’internaute cessera d’agir sur le programme de l’oeuvre2Il existe de nombreuses exceptions à cette règle, notamment l’ensemble des oeuvres d’art génératives hypermédiatiques. À ce sujet, consulter le dossier thématique de Simon Brousseau: http://nt2.uqam.ca/fr/dossiers-thematiques/lart-generatif

L’interactivité du jeu vidéo se caractérise plutôt par un processus dynamique entre le joueur et le programme. Plus spécifiquement, l’algorithme du jeu n’attend pas toujours que le joueur pose une action avant de se mettre en marche : à plus forte raison, un immobilisme du joueur causera une absence d’activité vidéoludique, ou encore le mènera à sa perte. Perron et Arsenault proposent le terme inter(ré)activité afin de décrire la spécificité dynamique du processus d’échange entre le jeu vidéo et le joueur3Arsenault, Dominic et Perron, Bernard (2009) «In the Frame of the Magic Cycle. The Circle(s) of Gameplay» dans The Video Game Theory Reader 2 (Perron, Bernard et Wolf, Mark J.P., éd.) New York: Routledge, p. 120..

L’interréactivité au coeur du jeu vidéo nécessite donc du joueur qu’il interprète constamment les informations du jeu afin de composer avec une situation en changement continu, et qu’il pose les actions en vue de la réussite d’un objectif donné. Ces actes interprétatifs immédiats, qui se concentrent sur la mécanique et les règles du jeu, sont d’ordre sémiotique. Les stratégies sémiotiques sont donc dérivées du fonctionnement de chaque jeu : il faut que le joueur assimile les règlements et les objectifs d’un jeu donné puis en interprète les signes pour produire des signes à son tour, le tout dans un mouvement constant primordial à l’accomplissement de l’activité vidéoludique.

Or, bien que les processus sémiotiques essentiels à la compréhension des signes dans un contexte ludique puissent à juste titre être désignés comme « interprétatifs », il nous est nécessaire de distinguer une autre opération d’interprétation qui peut également être effectuée à partir d’un jeu vidéo. C’est une interprétation dans un sens plus traditionnel, comprise comme une pratique herméneutique, visant à élaborer un discours rendant compte de l’ensemble d’une oeuvre. Cette interprétation peut chercher à mettre à jour le message de l’artiste, à décoder les symboliques qui y sont déployées, à en dévoiler la vision du monde ou encore à en démontrer les idéologies (latentes comme manifestes). Cet acte interprétatif est effectué de manière rétrospective, porte sur la globalité d’un jeu et s’appuie sur une expérience de son fonctionnement, de ses règles, de son interface et de son récit, dans certains cas.

De manière à distinguer ces deux formes d’interprétation vidéoludique, nous proposons donc de référer aux actes interprétatifs internes et immédiats qui permettent l’accomplissement d’une activité vidéoludique comme des actes  sémio-ludiques, et à l’interprétation générale, rétroactive, comme à une démarche herméneutique. Évidemment, la première précède la seconde puisque, pour se pencher sur l’herméneutique d’un jeu, il faut minimalement en connaître le début, le milieu et la fin4La question de l’expérience complète d’un jeu vidéo est toutefois ambiguë et complexe. En effet, il est plus aisé de mesurer si nous avons parcouru l’entièreté d’une oeuvre dans le cas d’un médium non interactif et linéaire (par exemple un livre qu’on a lu d’une couverture à l’autre, ou un film qu’on a regardé de la séquence d’ouverture jusqu’à la fin du générique). Comme l’expérience vidéoludique repose sur la combinatoire des actions du joueur et de l’algorithme dans un contexte donné, les possibilités de jeu à expérimenter, sans être mathématiquement infinies, peuvent paraître illimitées. La situation est d’autant plus compliquée que certains jeux vidéo proposent un parcours multilinéaire, pour lesquels il est souvent difficile de déterminer si toutes les trajectoire narratives ont été relevées. et donc avoir fait une expérience de jeu soutenue et profonde, ce qui s’appuie immanquablement sur des actes sémio-ludiques.

Je me consacrerai surtout à l’interprétation herméneutique des jeux vidéo. Pour ce faire, je m’attarderai sur certains jeux qui sont programmés de sorte que l’herméneutique soit fortement suggérée au joueur comme rapport donnant une fonction ou un sens à l’expérience de ces jeux. Cela peut aller jusqu’au jeu vidéo conçu de manière à ce que l’activité herméneutique en devienne la modalité d’appréhension dominante5Dans la dernière section de leur article «In the Frame of the Magic Cycle. The Circle(s) of Gameplay», Perron et Arsenault expliquent que l’activité vidéoludique peut être comprise comme un cycle possédant trois niveaux (représentés comme des spirales, afin de faire un contrepoint au concept de «cercle magique» de Johan Huizenga, employant une métaphore spatiale,alors que la spirale est une métaphore temporelle). Ces trois niveaux sont, dans l’ordre, la spirale heuristique du jeu (Heuristic Spiral of Gameplay), la spirale heuristique de la narrativité (Heuristic Spiral of Narrativity) et la spirale herméneutique (Hermeneutic Spiral) (Op. cit., p. 117). En toute logique, la progression du joueur ira du premier au troisième niveau, mais précisons que le joueur peut ne jamais se rendre jusqu’à la spirale herméneutique, dans le cas où il se contente de jouer au jeu et de suivre le développement narratif au cours de sa partie, et qu’il existe également des jeux ne présentant pas explicitement une forme de contexte narratif; Perron et Arsenault fournissent comme exemples de tels jeu le classique Tetris et les jeux de simulation sportive.. Le but de cet article est de démontrer par quelles stratégies certains jeux vidéo en viennent à mettre de l’avant une portée herméneutique dominante dans leur conceptualisation6Il est toutefois important de préciser que ce n’est pas parce que le présent texte identifie certains jeux où l’acte herméneutique semble déterminant à l’expérience de jeu que je considère de facto que seuls ces jeux «méritent» une interprétation. En effet, même des jeux dont la portée ludique est grande et où la portée herméneutique semble mince peuvent être analysés. Par exemple, rien ne m’empêche d’affirmer que Super Mario Bros. est un jeu très amusant mais fondamentalement sexiste, puisque la princesse Toad est à la merci d’un monstre que seul un sauveur mâle peut contrecarrer (le deuxième titre de la série pallie à ce machisme en proposant au joueur d’incarner la princesse). Un autre exemple canonique d’interprétation d’un jeu vidéo qui, en apparence, ne semble pas pouvoir être investi herméneutiquement, se trouve dans l’influent essai de littérature hypermédiatique Hamlet on the Holodeck de Janet Murray, où elle offre l’explication suivante à propos de Tetris: «Instead of keeping what you build, as you would in a conventional jigsaw puzzle, in Tetris everything you bring to a shapely completion is swept away from you. Success means just being able to keep up with the flow. This game is a perfect enactment of the overtasked lives of Americans in the 1990s – of the constant bombardment of tasks that demand our attention and that we must somehow fit into our overcrowed schedules and clear off our desks in order to make room for the next onslaught. – Murray, Janet. (1997) Hamlet on the Holodeck. Cambridge : MIT Press, p. 144»Ces deux brefs exemples visent à démontrer que tout jeu vidéo peut faire l’objet d’un investissement herméneutique; toutefois, notre intention est de circonscrire un corpus précis où des jeux travaillent à ce que cet investissement s’impose comme modalité d’appréhension déterminante.

Infléchir l’interprétation du joueur par la mécanique de jeu

Une manière très directe de faire réfléchir le joueur à son expérience de jeu est d’en contrôler les paramètres de telle manière que celui-ci n’ait d’autre choix, au bout du compte, que de faire un retour herméneutique sur son expérience afin d’en tirer  satisfaction. Un exemple très contraignant de cette stratégie est One Chance, de l’utilisateur Awkward Silence Games sur le site Newgrounds. La particularité de ce jeu vidéo est de proposer une expérience singulative, c’est-à-dire qu’il n’est possible d’y jouer qu’une seule fois. La prémisse du jeu est la suivante : la race humaine disparaîtra de la terre dans une semaine. Une équipe de scientifiques a créé un remède au cancer, qui a été dispensé par voie aérienne sur toute la surface de la terre. Or, son efficacité se révèle excessive, puisqu’elle élimine toute forme de vie de la planète. Le joueur contrôle les actions du chef de l’équipe des chercheurs, qui dispose d’une semaine pendant laquelle il doit choisir entre travailler à la découverte d’une solution à ce désastre ou profiter de ses derniers jours de vie pour passer du temps avec sa famille, commettre un adultère, et autres options. Au terme de la partie, le joueur n’a pas la possibilité de relancer une nouvelle fois le jeu vidéo et d’explorer d’autres options: l’écran présentant la fin de partie à laquelle le joueur est arrivé au terme de ses choix réapparaît systématiquement lorsque le joueur revient sur le site. En éliminant la possibilité de tenter plusieurs parcours, One Chance transgresse une des propriétés du jeu vidéo, soit la possibilité d’apprendre de ses erreurs ou encore revenir sur les gestes posés pour réussir un jeu, ce qui, après tout, est également le cas dans la vraie vie, où on ne peut revenir dans le temps pour corriger ses décisions.

Une forme de choix encore plus pernicieuse est proposée par le jeu Lose/Lose de Zach Gage. Le lancement du logiciel de Lose/Lose déclenche le survol du disque dur du joueur pour en prélever au hasard des fichiers et les représenter graphiquement en «ennemis» dans un jeu ressemblant au classique Space Invaders. Chaque ennemi que le joueur abat entraîne la suppression irréversible du fichier qui lui était associé; une fois l’ennemi abattu, le nom du fichier se substitue à sa représentation graphique. Il va sans dire que la sélection aléatoire de fichiers par le programme de jeu peut entraîner des problèmes majeurs de fonctionnement de l’ordinateur du joueur, qui doit de la sorte choisir entre une partie au pointage élevée (mais qui endommagera son ordinateur) et une partie courte qui préservera ses fichiers (mais qui équivaudra à une performance vidéoludique pauvre). On comprend rapidement que seul un joueur très téméraire voudra tenter une partie de Lose/Lose, puisqu’il coure le risque de démolir un ordinateur dans le but de tirer du plaisir vidéoludique, ce qui paraît une récompense médiocre face au danger plus réel de détruire de précieux documents ou des programmes importants. De la sorte, ce que démontre le concept du jeu Lose/Lose est l’attachement bien réel et sérieux qui nous asservit à des informations virtuelles (des fichiers informatiques). Le jeu nous amène à prendre conscience de notre «matérialisme» excessif envers des données contenues dans une machine qui régit en bonne partie nos vies. Et en contrepartie, ceci met en lumière l’enjeu abstrait et difficilement quantifiable qui est au coeur même de la pratique du jeu vidéo, dans laquelle une victoire ou une défaite ne se traduit que par des manifestations émotives passagères.

Une autre oeuvre où la mécanique de jeu est centrale à son apport herméneutique est September 12th de Gonzalo Frasca. Conçu en réaction à l’invasion de pays du Moyen-Orient par les Américains aux lendemains des attaques du 11 septembre 2001, September 12th propose au joueur de prendre les commandes d’un bombardier de l’armée américaine qui cherche à éliminer des terroristes se promenant dans une zone urbaine densément peuplée d’un pays arabe. Le joueur contrôle une mire qui lui permet de guider l’envoi d’une bombe sur la ville, afin d’éliminer les terroristes par voie aérienne, grâce à des « frappes chirurgicales ». Or, la zone d’impact de la bombe est très large, et ne manque pas d’atteindre des civils situés à proximité des terroristes visés. La mort de ces civils entraîne les lamentations des proches, qui après avoir pleuré sur le corps des défunts, se transforment eux-mêmes en terroristes voulant venger cette injustice. De plus, le jeu prévoit une période de recharge entre l’envoi de deux bombes, amplement suffisante pour que la dernière bombe envoyée ait eu le temps d’entraîner le décuplement du nombre de terroristes. Il devient de la sorte impossible pour le joueur d’éliminer avec précision et rapidité les terroristes, puisque chaque bombe fait apparaître plus d’ennemis qu’elle parvient à en éliminer. Force est de constater que ce que September 12th propose comme mécaniques de jeu au travers d’une interface pixelisée à l’apparence quasi-caricaturale est très près de la réalité : jamais l’armée américaine ne pourra espérer atteindre ses ennemis en envoyant des bombes à partir du ciel; cette tactique aura plutôt comme effets d’engendrer la colère de la population et d’accroître le nombre de terroristes. C’est en programmant le jeu de manière à ce qu’il ne puisse être gagné que Frasca suggère au joueur de tout simplement refuser d’envoyer maladroitement des missiles sur une population formée en grande partie de non-combattants, et par conséquent de ne pas encourager la guerre américaine au Moyen-Orient7D’ailleurs, le texte présentant les instructions du jeu est très didactique: «This is not a game. / You can’t win and you can’t lose. / This is a simulation. / It has no ending. It has already begun and / The rules are deadly simple. / You can shoot. Or not / This is a simple model you can use to explore some aspects of the war on terror». Ce texte énonce implicitement la leçon au coeur de l’expérience vidéoludique qui suivra de manière si transparente qu’on peut même ne pas joueur au jeu et en comprendre la portée herméneutique avant même d’avoir dirigé un seul missile vers sa cible..  

C’est également de cette manière que procède Vigilance 1.0 de Martin Le Chevallier afin d’instaurer un rapport heméneutique dans l’expérience de jeu. Ce jeu demande au joueur d’agir à titre d’agent de surveillance; posté devant une interface présentant 16 écrans diffusant des images captées par des caméras de surveillance à la grandeur d’une ville imaginaire, le joueur doit cliquer sur l’un des écrans lorsqu’il soupçonne avoir vu un délit être commis par un citoyen. Ce qui pose problème, c’est que l’interface présente des images pixélisées, où il devient très difficile de discerner les actions exactes des humains peuplant la cité, et que le grand nombre d’écrans empêche de porter une attention soutenue à toutes les actions se déroulant simultanément. Le joueur procède donc au hasard et clique sur un des écrans, ce qui a comme conséquence de faire apparaître un message indiquant si un méfait a bel et bien lieu à cet endroit. Si c’est le cas, un certain nombre de points, proportionnel au délit signalé, sera accordé au joueur; dans le cas contraire, le joueur sera pénalisé pour sa suspicion non fondée. La durée d’une partie est fixe, et le joueur n’a d’autre choix que de surveiller et d’accuser au hasard les citoyens de crimes divers, puisqu’une passivité devant les écrans entraînera non seulement une déduction de points mais aussi une hausse graduelle de la criminalité. La surveillance de la société urbaine mise en scène dans Vigilance 1.0 prône donc une forme de contrôle social paranoïaque qui entraverait la propagation du vice, mais celle-ci ne peut avoir cours que par des excès de zèle et une observation de tous les moments, au travers de moniteurs retransmettant des images floues et imprécises, captées par des caméras de mauvaise qualité. Or, le joueur veut gagner des points, en fonction des règles et objectifs du jeu, et il accomplit son action de supervision judiciaire en dépit des moyens techniques limités qui lui sont offerts. Si ce jeu peut paraître contraignant et didactique dans sa manière d’amener le joueur à réfléchir sur la forme de suspicion à tout acabit et l’observation omnisciente qui sont prônées comme formes de contrôle et d’assainissement des moeurs sociales, il n’en reste pas moins que c’est un reflet de la réalité dans certaines villes occidentales, notamment Londres : des agents de sécurité sont bel et bien payés  pour observer les faits et gestes de badauds à l’aide de dispositifs techniques inadéquats, qui ne garantissent pas la qualité de leur travail. Pour brossés à grands traits que puisse paraître le fonctionnement et l’interface de ce jeu vidéo, ils se révèlent au final reconduire avec justesse la problématique des caméras de surveillance en milieu urbain.

Par le contexte narratif

Certains jeux vidéo ne cherchent pas à influencer l’interprétation du joueur par leur mécanique, et voudront plutôt baliser la réception du joueur par le concept même du jeu. Par exemple, Corporate Climber, de Rich Grilloti et Miles Tillman, a comme principe de base l’ascension dans une grande compagnie d’un avatar qui passe de sous-fifre assigné à des tâches hygiéniques répugnantes jusqu’à occuper des postes plus importants et éthiquement douteux : déjouer les enquêtes des agents du revenu américain, manipuler les chiffres des résultats économiques, renvoyer les employés de l’étage inférieur par une note bureaucratique plutôt que par un contact direct, etc. S’il est vrai que c’est au cours de sa progression que le joueur découvrira les différentes tâches qu’il doit remplir tour à tour, le simple titre du jeu et des passages de son texte de présentation (« Make your way to the very top of the corporate ladder, jumping, dodging and stomping your way past surly co-workers, performing the type of menial tasks that will soon be beneath you ») laissent clairement entendre que l’ascension du joueur, motivée par une ambition aveugle, sera rendue possible grâce à un manque de considération pour autrui moralement douteux.

De la même manière, le jeu TURBO TURBO TURBO de Messhof (pseudonyme de Mark Essen) est introduit comme un jeu de course automobile où un gérant semi-lettré encourage le joueur à envoyer dans le décor les véhicules de ses adversaires, et lui fait même comprendre que s’il ne parvient pas à gagner la course, il pourra tout de même finir au sommet du classement en démolissant ses adversaires dans une bagarre de taverne à l’issue de l’épreuve. Ce principe de jeu (la possibilité de remporter une course en éliminant ses adversaires avec ses poings plutôt que par son habileté derrière le volant) est antinomique de l’esprit même du jeu de course, où l’adresse, les réflexes et l’anticipation sont garants d’un bon résultat. La consommation de bière, qui augmente les performances lors des séances de combat dans le bar, et le vocabulaire pauvre employé par l’entraîneur lors des interludes entre les épreuves, permettent de voir en TURBO TURBO TURBO une satire du monde du NASCAR, cette compétition automobile américaine où les concurrents parcourent des centaines de fois un circuit ovale, et où les accidents dans lesquels les bolides percutent les murs et se désintègrent en quelques secondes sont légion8TURBO TURBO TURBO reconduit en effet les préjugés accolés au monde du NASCAR, où complexité technique de la conduite des véhicules est difficilement perceptible en raison de la simplicité du tracé des circuits et où les altercations entre les pilotes vont parfois jusqu’aux échanges de coups. Le jeu semble également viser le public du NASCAR, concentré dans le sud des États-Unis et reconnu pour sa soif de sang prenant la forme d’une appréciation exagérée des accidents qui jalonnent une course.

Autre jeu dont la prémisse est d’un humour noir manifeste, la série de jeu Karoshi, dont le titre est dérivé de l’expression japonaise karoushi, que l’on peut traduire par «mort par surdose de travail». Le joueury  contrôle un avatar à l’apparence de col blanc dans un décor de bureau aseptisé, et doit user de ruse afin de provoquer sa propre mort. Ce jeu de puzzle très particulier demande au joueur de lutter contre son instinct, qui est de rester en vie aussi longtemps que possible afin de gagner la partie; qui plus est, il doit déployer beaucoup d’efforts, de calculs et de ruses afin de réussir à mettre fin à ses jours. Bien que le principe du jeu soit assez sordide, le créateur de la série, Jesse Venbrux, a pris soin à plusieurs endroits dans le jeu d’indiquer que le phénomène derrière la série de jeux, le Karoushi, n’est pas amusant, et propose un lien vers une page Wikipédia détaillant cette réalité du monde du travail nippon.

On peut également faire entrer dans cette catégorie certains des jeux vidéo du jeune et talentueux designer Austin Breed. Bien que la portée herméneutique de ses jeux s’appuie en bonne partie sur des mécaniques de jeu contraignantes, la réflexion inscrite dans leurs fonctionnements s’appuie sur le contexte mis en place au seuil des expériences vidéoludiques.

Par exemple, dans Have Faith, la partie commence par l’indication suivante: «The maze in this game is really hard. There is an easier way to win. Stand in the same spot for five seconds and press “A” and “L” at the same time. Don’t worry about the end of the maze, you’re not missing anything. Have faith in me», après quoi une interface minimaliste et de très petite taille apparaît au joueur, qui doit dès lors diriger son avatar dans un labyrinthe à la construction simple, formé d’une série d’embranchements à deux voies. Comme l’introduction du jeu l’annonce, il est possible d’effectuer la commande simple et d’atteindre un écran de fin de jeu, qui affiche simplement «You won». Le joueur est récompensé d’avoir mis une foi aveugle envers le narrateur du jeu par une «victoire» facile et dépourvue de plaisir, car «à vaincre sans péril on triomphe sans gloire». L’autre approche, celle qui consiste à explorer le labyrinthe, s’effectue à l’aveuglette, puisque l’interface minuscule empêche de voir à l’avance si l’on s’engage dans un cul-de-sac. L’écran de fin de jeu qui est atteint au terme de cette exploration n’est pas le même que celui apparaissant grâce au recours à la solution facile et, sans lui être supérieur, cet écran-récompense apparaît plus mérité par le joueur qui a choisi de faire son propre chemin dans le jeu. Ce qui est remis en question ici, ce n’est pas uniquement la foi religieuse (qui donne clairement les réponses à des questionnements existentiels et qui permet  au fidèle de rester immobile dans sa quête spirituelle, dans l’assurance qu’une victoire l’attendra dès le moment où il souhaitera la convoquer), c’est toute forme de croyance absolue en une vérité promise qui amène à récuser son propre jugement au profit d’une doctrine externe.

Le même type de procédé est à l’oeuvre dans le jeu Good Fortune. Une interface rectangulaire et horizontale permet au joueur de se déplacer dans une chambre à coucher où il ne peut que se recueillir dans la prière au chevet de son lit, implorant le Seigneur de lui accorder une bonne fortune, ou encore se rendre à la porte de la pièce afin de constater si la grâce divine lui a été suffisamment accordée pour qu’il puisse sortir de à sa chambre. Quelques tentatives sont suffisantes pour faire comprendre au joueur qu’il ne pourra jamais accumuler une assez grande somme de bénédiction, réclamée par ses appels au Ciel, pour avoir l’assurance nécessaire à affronter l’existence avec la certitude que le bras invisible de Dieu le protègera et le guidera. Les opérations limitées qui sont proposées à l’avatar dans ce bref jeu vidéo, c’est-à-dire prier et mesurer quantitativement le résultat de cette action, sont assez éloquentes pour déduire qu’un rapport concret et pragmatique à l’acte de la prière ne pourra jamais suffire à obtenir le résultat escompté.

The Facebook Game, toujours d’Austin Breed, est encore plus didactique. L’avatar du joueur, une adolescente à l’apparence gothique, doit jongler entre différentes actions à portée sociale (envoyer des textos à son entourage, prendre des photos d’elle devant le miroir d’une salle de bain, regarder la télévision avec son copain dans un mutisme aliénant, écouter de la musique sur son iPod pour être au fait des dernières tendances et partager le résultat de toutes ces activités sur Facebook) afin d’alimenter les jauges de chacune de ces actions. Rapidement, le joueur constate qu’il doit butiner entre chacun de ces pôles d’interactions pseudo-sociales et qu’il est difficile de maintenir un niveau acceptable à chacune de ces jauges, ce qui est pourtant impératif pour que la jauge principale de la cote Facebook demeure élevée. Après avoir constaté l’impossibilité de satisfaire aux critères de réussite du jeu, le joueur pourra penser que l’échec incontournable est imputable à son corollaire dans le monde réel – qu’il est périlleux, voire paradoxal, de répartir son temps entre diverses activités technologiques visant à accroître sa renommée sur un réseau social en ligne, au détriment du contact réel avec ses amis (pourtant la matière première de Facebook)…

Par absence de défi

Selon un précepte établi par Mihaly Csikszentmihalyi, l’état de flux dans le monde du travail et du jeu est atteint quand un être humain parvient à un équilibre entre l’ennui et l’anxiété9Csikszentmihalyi, Mihaly (2000) Beyond Boredom and Anxiety: Experiencing Flow in Work and Play. New York: Jossey-Bass, 231 pages. Un défi trop faible est ronflant, un défi trop relevé est frustrant: le concepteur de jeu vidéo doit osciller entre ces deux pôles de difficulté afin d’atteindre un point où le joueur trouvera une satisfaction dans son exercice ludique. Or, une manière dont un concepteur peut faire tendre le joueur vers une démarche herméneutique est bien en jouant sur un déséquilibre de cette tension. Plus souvent qu’autrement, la voie prise par les concepteurs sera de proposer un jeu à la facilité déconcertante, ce qui, en escamotant le plaisir ludique du joueur, l’amènera à se tourner vers l’interprétation afin de tirer quelque chose de son expérience de jeu10Dans ce dossier, la grande majorité des exemples cités qui utilisent cette stratégie procèdent par anti-défi, et ce pour une raison pragmatique. N’étant pas un joueur au talent hors-pair, je ne voudrais pas imputer à un jeu une difficulté insurmontable, alors qu’il est fort possible que ce soit ma propre incompétence qui y «instaure» un niveau de difficulté très élevé. En revanche, il m’est plus facile de repérer un jeu qui peut être complété sans trop de problèmes.

Un exemple de jeu servira à illustrer l’équilibre du flux: ROM CHECK FAIL est conçu de telle manière que cet équilibre est constamment chamboulé. Récupérant et recombinant au hasard des éléments tirés d’une douzaine de jeux vidéo datant de la fin des années 1980 et du début des années 1990, le jeu provoque des mélanges étonnants, où le joueur contrôle Pac-Man contre des ennemis de Mario dans un décor de Zelda sur une musique d’Arkanoïd pendant quelques secondes, avant qu’un changement aléatoire ne le mette en contrôle de Link dans le monde de Tetris contre les ennemis de Qbert, et ainsi de suite. Certaines des combinaisons sont très avantageuses pour le joueur, comme lorsque son avatar combat des ennemis immobiles dans un tableau peu obstrué, alors qu’à d’autres moments, l’avatar qui lui est fourni, dont les ressources offensives sont insuffisantes pour faire face à des adversaires rapides et voraces, aura peine à se sauver de ses ennemis dans un tableau tout en dédales. La combinaison absurde, presque dadaïste, de plusieurs caractéristiques de jeux vidéo au sein d’un seul univers, démontre au terme de quelques parties seulement à quel point l’équilibre d’un jeu ne tient qu’à peu de choses et comment un agencement hétéroclite de ses paramètres produit une expérience frustrante ou lassante.

Autres exemples de jeux qui s’appuient sur la culture vidéoludique, les jeux Achievement Unlocked 1 et 2, créés par John Cooney, ne consistent qu’en l’accomplissement de certains défis à l’intérieur du jeu, dont la liste détaillée spécifie plus ou moins clairement la nature. Le joueur contrôle un avatar à l’apparence d’éléphant dans un tableau assez petit pour la première version de Achievement Unlocked et beaucoup plus grand pour la deuxième. À l’intérieur de cet univers, le joueur devra découvrir des passages secrets, se donner la mort sur des pics, activer des bornes, etc. Toutefois, une des particularités du jeu est de ne proposer aucune forme de limite de temps ou de game over : le joueur ne doit ni se soucier du temps qu’il met à accomplir les objectifs, ni craindre de devoir reprendre du début sa partie. Qui plus est, un walkthrough (guide de jeu détaillant pas à pas les étapes à franchir pour en atteindre la fin et les manières de s’y prendre afin d’y parvenir) est offert à même l’interface de jeu, assurant presque automatiquement la victoire du joueur. Les achievements sont un système de récompense utilisé par des agrégateurs de jeux en ligne comme Newgrounds ou Kongregate afin de motiver les abonnés à jouer à autant de jeux que possible et à accumuler des points pour chaque défi relevé, ce dont certains joueurs sont friands11Dans son article Hearts, Clubs, Diamonds, Spades : Players who suits MUDs, Richard Bartle proposait une typologie en quatre termes afin de décrire les comportements de joueurs dans les jeux Multi-Users Dungeon (ancêtres des Massive Multiplayer Online Role Playing Game). L’un de ces quatre termes, le Achiever, décrit bien le type de jeu pour qui Achievement Unlocked est un véritable bonheur: «Achievers regard points-gathering and rising in levels as their main goal, and all is ultimately subserviant to this. Exploration is necessary only to find new sources of treasure, or improved ways of wringing points from it. Socialising is a relaxing method of discovering what other players know about the business of accumulating points, that their knowledge can be applied to the task of gaining riches. Killing is only necessary to eliminate rivals or people who get in the way, or to gain vast amounts of points (if points are awarded for killing other players)». Bien que le comportement décrit par Bartle soit spécifique aux jeux de rôle, il est aisé de voir comment les mêmes motivations et rapports au jeu sont à l’oeuvre pour les usagers de Newgrounds et Kongregate qui s’évertuent à accumuler les points bonis donnés pour les achievements dans les divers jeux.. Comme ces défis ne sont pas toujours obligatoires pour la réussite même du jeu, ces à-côtés de l’expérience ludique peuvent à la fois être considérés comme des plus-value ou comme des objectifs superflus. L’idée d’en faire le principe complet d’un jeu cause certes une disparition du danger de l’échec auquel le joueur se confronte généralement, mais il propose une autre forme de défi exponentiel, poussé jusqu’à l’absurde12La finale de Achievement Unlocked 2 est par ailleurs assez cocasse, puisqu’au terme de l’accomplissement de toutes les tâches par le joueur, l’écran final apparaissant comme récompense offre un texte caustique, admonestant le joueur d’avoir mis tant d’efforts à accomplir des exploits ridicules plutôt que d’avoir accompli des actions plus utiles, comme prendre une marche, laver son plancher, aider sa soeur à déménager, etc.

L’impossibilité de se trouver face à un Game Over est également au fondement même de Don’t Look Back de Terry Cavanagh, jeu d’aventure et de plateforme où le joueur contrôle un personnage qui, après s’être recueilli devant la tombe de ce que l’on suppose être un proche mort récemment, se lance à l’aventure. Armé d’un fusil et devant affronter une horde de monstres, le joueur doit faire preuve de dextérité et d’un bon sens du rythme pour traverser les différents écrans de jeu, le monde du jeu étant segmenté en différents tableaux de la taille de l’interface. De plus, le fonctionnement du jeu a ceci de particulier qu’à chaque fois que le joueur est atteint par un monstre, la partie reprend du début de l’écran auquel le joueur est parvenu : jamais il n’aura à recommencer totalement au début ou à être rétrogradé jusqu’à une étape précédente. Ceci a pour effet de faciliter la progression dans le jeu, puisque plusieurs tentatives dans un même écran sont suffisantes pour en atteindre l’autre extrémité. À la moitié du parcours, l’avatar découvre un spectre flottant, que l’on suppose être celui de la personne dans la tombe du début du jeu. Dès cette rencontre, le spectre suit l’avatar dans ses déplacements, et se dissipe si le joueur se retourne en sa direction. C’est donc dire que le joueur ne peut plus qu’aller de l’avant et il lui devient impossible de faire marche arrière, ce qui donne alors tout son sens au titre du jeu. L’atteinte de la fin du jeu est très importante pour le dévoilement du coup de théâtre narratif, et la décision de Cavanagh de faciliter la traversée du jeu vient sans doute du fait qu’il est fondamental de pouvoir compléter le jeu pour pouvoir l’interpréter conséquemment.

Dernier exemple de ce type de jeu où la possibilité d’un échec est absente, Small Worlds de David Shule invite le joueur à contrôler un avatar qui doit collecter des pierres lumineuses dans un décor post-apocalyptique. L’interface très pixellisée se dévoile graduellement, dans un zoom out progressif, à mesure que le joueur explore le monde du jeu et les quatre tableaux où il pénètre par téléportation. L’ambiance musicale délicate, la surprenante beauté du décor qui devient de moins en moins brut à mesure que le joueur progresse et l’absence de danger amènent le joueur à troquer la performance contre la contemplation; l’expérience du jeu devient esthétique bien avant d’être foncièrement ludique. À cet effet, le texte ouvrant le jeu, «There is too much noise», peut être compris comme point de départ d’une certaine narrativité que le joueur peut recomposer graduellement13On peut d’ailleurs lire les efforts herméneutiques de plusieurs internautes ayant proposé des interprétations aussi surprenantes que crédibles du jeu dans la section des commentaires à l’adresse suivante: http://jayisgames.com/archives/2009/11/small_worlds.php, mais peut aussi signifier que les jeux vidéo contemporains sont très chargés et débordent d’effets visuels et sonores qui, de par leur accumulation forment une cacophonie sensorielle dont Small Worlds est l’antithèse14Dans un  même registre, le jeu I Can Hold My Breath Forever de Jake Elliot propose une expérience d’exploration qui s’appuie toutefois davantage sur une découverte narrative que sur une expérience esthétique.

Conclusion

Concepts biscornus, mécaniques particulières et altérations de l’équilibre dans le défi sont trois stratégies identifiées afin de proposer des expériences ludiques à dominante herméneutique. Ces trois stratégies ne sont pas mutuellement exclusives : par exemple, le contexte narratif et la mécanique de jeu sont très souvent intrinsèquement liés, comme on l’a vu avec les jeux d’Austin Breed, et l’absence de défi peut s’inscrire dans les mécaniques de jeu. De plus, ces stratégies ne rendent probablement pas compte de l’entièreté des modalités par lesquelles des concepteurs de jeu peuvent chercher à infléchir l’expérience d’un joueur afin de le guider vers un rapport herméneutique. Qui plus est, on peut toujours choisir d’investir herméneutiquement un jeu qui ne semble pas en faire un enjeu essentiel.

Il apparaît néanmoins que ces types de jeu sont en progression depuis quelques années. Ceci est peut-être dû au succès critique et à la renommée de Passage, de Jason Rohrer15Se référer à la fiche bonifiée sur Passage pour une analyse complète du jeu.. Ce jeu, dont une partie dure cinq minutes et qui ne requiert pas de grandes habiletés vidéoludiques, est souvent utilisé comme argument pour quiconque cherche à convaincre un interlocuteur de la portée artistique du médium du jeu vidéo. Peut-être également que la popularité croissante des jeux vidéo dans l’industrie du divertissement commercial, et la prédominance de certains genres vidéoludiques au sein de ce marché, ont amené certains concepteurs à vouloir investir le Web afin de proposer des oeuvres plus marginales, de la même manière que des cinéastes indépendants voudront proposer au public une expérience cinématographique s’inscrivant à contrario des comédies romantiques et des combats de robots géants.

Il serait pourtant naïf de penser que de tels jeux sont apparus il y a seulement quelques années. On peut toutefois constater que leur nombre est de plus en plus grand, à mesure que des jeunes concepteurs explorent le médium du jeu vidéo afin d’exprimer leurs sensibilités et que les codes du médium se raffinent. La facilité technologique croissante avec laquelle un jeune développeur peut produire un jeu y est sans doute pour beaucoup. Devant l’impossibilité de rivaliser en fluidité, en qualité technique et en déploiement pyrotechnique avec les grandes compagnies, ces créateurs autodidactes et indépendants doivent emprunter d’autres voies afin de se démarquer, notamment en utilisant ce que certains appellent le design de second ordre16Je vous renvoie à mon entrée de Délinéaire afin d’en apprendre davantage sur ce concept. Dans ce texte, j’utilise notamment le susmentionné Small Worlds comme exemple..

Une critique légitime qui pourrait être adressée envers les créateurs de ces types de jeu, dans ses formes les plus radicales, est de mettre en péril leur portée ludique, qui, après tout, est au coeur de l’expérience vidéoludique. Il est vrai que la volonté de doter un jeu d’une densité herméneutique peut entraîner l’aliénation des joueurs qui ne cherchent pas à se faire proposer une réflexion au cours ou au terme de leur activité vidéoludique. On peut même lire sur certains forums de discussion que des joueurs choisissent, passé leur contact herméneutique avec un jeu donné, d’y jouer comme à tout autre jeu et, par exemple, d’accumuler le plus haut pointage possible dans Passage17En atteste cet exemple de discussion de forum sur le site Web du webcomic Penny Arcade à propos de Passage: http://forums.penny-arcade.com/showthread.php?t=48341. Il est bon de rappeler que le joueur a toute la liberté  voulue de déterminer lui-même son rapport à un jeu (ce que Olli Sotamaa appelle «transformative play18Sotamaa, Olli, « Let Me Take You to The Movies: Productive Players, Commodification and Transformative Play », in Convergence, numéro 13 (2007) pp.383-401, en ligne: http://con.sagepub.com/cgi/content/abstract/13/4/383 (consulté le 14 juin 2009)») et peut choisir de fixer lui-même son seuil de réussite; qui peut l’empêcher de persister à jouer à Good Fortune ou à September 12th, malgré les contre-indications à cet effet au coeur même des mécaniques du jeu?

Toujours est-il qu’en investissant massivement la portée herméneutique des jeux vidéo, les différents titres proposés dans ce dossier thématique témoignent de la capacité pour ce jeune médium qu’est le jeu vidéo d’explorer des dimensions de l’expérience vidéoludique moins investies jusqu’à présent. On pourrait même supposer que les créateurs indépendants formant le fer de lance des jeux vidéo à dominante herméneutique forment un courant d’avant-garde. Or, le destin de l’avant-garde est d’être éventuellement intégrée complètement par une pratique culturelle; d’ici quelques années, ces artistes travailleront peut-être en partenariat avec les grandes compagnies de production de jeu vidéo. À ce moment, les expériences proposées aux joueurs dans l’activité vidéoludique seront plus complexes que jamais auparavant, et des critiques réactionnaires comme celle émise par Roger Ebert auront de moins en moins de fondement et de crédibilité. 

Ressources bibliographiques

Arsenault, Dominic et Perron, Bernard (2009) «In the Frame of the Magic Cycle. The Circle(s) of Gameplay.» dans The Video Game Theory Reader 2 (Perron, Bernard et Wolf, Mark J.P., éd.) New York : Routledge, pp.109-132

Consalvo, Mia (2007) Cheating. Gaining Advantage in Videogames. Cambridge: MIT Press, 228 pages

Clarke, Andy et Mitchell, Grethe (éd.) Videogames and Art. Chicago: Intellect, 2007

Eskelinen, Markuu «The Gaming Situation», dans Game Studies, volume 1, numéro 1, (juillet 2001), en ligne: http://www.gamestudies.org/0101/eskelinen/ (consulté le 28 janvier 2011)

Juul, Jesper (2009) «Fear of Failing? The Many Meanings of Difficulty in Video Games» dans The Video Game Theory Reader 2 (Perron, Bernard et Wolf, Mark J.P., éd.) New York: Routledge, pp. 237-252

Konzack, Lars (2009) «Philosophical Game Design», dans The Video Game Theory Reader 2 (Perron, Bernard et Wolf, Mark J.P., éd.) New York: Routledge, pp. 33-44

Myers, David (2003) The Nature of Computer Games: Play as Semiosis. New York: Peter Lang, 200 p.

Saemmer, Alexandra; Maza, Monique (éd.) (2011) E-Formes 2. Au risque du jeu. Saint-Étienne: Publications de l’Université Saint-Étienne, 262 p.

Œuvres du Répertoire ALH

  • 1
    L’influent critique de films Roger Ebert avait déclaré en avril 2010 qu’à son humble avis, les jeux vidéo ne pourraient jamais être considérés comme une forme d’art. Voir le texte original dans son blogue, Video Games Can Never Be Art: http://blogs.suntimes.com/ebert/2010/04/video_games_can_never_be_art.html. Jason Rohrer a écrit une réponse intéressante, en forme de discussion imaginaire entre Ebert, Clive Barker (écrivain et réalisateur qui a pris à parti Ebert pour ses commentaires) et Rohrer lui-même, que l’on peut lire à l’adresse suivante : http://northcountrynotes.org/jason-rohrer/arthouseGames/seedBlogs.php?action=display_post&post_id=jcr13_1185605234_0&show_author=1&show_date=1
  • 2
    Il existe de nombreuses exceptions à cette règle, notamment l’ensemble des oeuvres d’art génératives hypermédiatiques. À ce sujet, consulter le dossier thématique de Simon Brousseau: http://nt2.uqam.ca/fr/dossiers-thematiques/lart-generatif
  • 3
    Arsenault, Dominic et Perron, Bernard (2009) «In the Frame of the Magic Cycle. The Circle(s) of Gameplay» dans The Video Game Theory Reader 2 (Perron, Bernard et Wolf, Mark J.P., éd.) New York: Routledge, p. 120.
  • 4
    La question de l’expérience complète d’un jeu vidéo est toutefois ambiguë et complexe. En effet, il est plus aisé de mesurer si nous avons parcouru l’entièreté d’une oeuvre dans le cas d’un médium non interactif et linéaire (par exemple un livre qu’on a lu d’une couverture à l’autre, ou un film qu’on a regardé de la séquence d’ouverture jusqu’à la fin du générique). Comme l’expérience vidéoludique repose sur la combinatoire des actions du joueur et de l’algorithme dans un contexte donné, les possibilités de jeu à expérimenter, sans être mathématiquement infinies, peuvent paraître illimitées. La situation est d’autant plus compliquée que certains jeux vidéo proposent un parcours multilinéaire, pour lesquels il est souvent difficile de déterminer si toutes les trajectoire narratives ont été relevées.
  • 5
    Dans la dernière section de leur article «In the Frame of the Magic Cycle. The Circle(s) of Gameplay», Perron et Arsenault expliquent que l’activité vidéoludique peut être comprise comme un cycle possédant trois niveaux (représentés comme des spirales, afin de faire un contrepoint au concept de «cercle magique» de Johan Huizenga, employant une métaphore spatiale,alors que la spirale est une métaphore temporelle). Ces trois niveaux sont, dans l’ordre, la spirale heuristique du jeu (Heuristic Spiral of Gameplay), la spirale heuristique de la narrativité (Heuristic Spiral of Narrativity) et la spirale herméneutique (Hermeneutic Spiral) (Op. cit., p. 117). En toute logique, la progression du joueur ira du premier au troisième niveau, mais précisons que le joueur peut ne jamais se rendre jusqu’à la spirale herméneutique, dans le cas où il se contente de jouer au jeu et de suivre le développement narratif au cours de sa partie, et qu’il existe également des jeux ne présentant pas explicitement une forme de contexte narratif; Perron et Arsenault fournissent comme exemples de tels jeu le classique Tetris et les jeux de simulation sportive.
  • 6
    Il est toutefois important de préciser que ce n’est pas parce que le présent texte identifie certains jeux où l’acte herméneutique semble déterminant à l’expérience de jeu que je considère de facto que seuls ces jeux «méritent» une interprétation. En effet, même des jeux dont la portée ludique est grande et où la portée herméneutique semble mince peuvent être analysés. Par exemple, rien ne m’empêche d’affirmer que Super Mario Bros. est un jeu très amusant mais fondamentalement sexiste, puisque la princesse Toad est à la merci d’un monstre que seul un sauveur mâle peut contrecarrer (le deuxième titre de la série pallie à ce machisme en proposant au joueur d’incarner la princesse). Un autre exemple canonique d’interprétation d’un jeu vidéo qui, en apparence, ne semble pas pouvoir être investi herméneutiquement, se trouve dans l’influent essai de littérature hypermédiatique Hamlet on the Holodeck de Janet Murray, où elle offre l’explication suivante à propos de Tetris: «Instead of keeping what you build, as you would in a conventional jigsaw puzzle, in Tetris everything you bring to a shapely completion is swept away from you. Success means just being able to keep up with the flow. This game is a perfect enactment of the overtasked lives of Americans in the 1990s – of the constant bombardment of tasks that demand our attention and that we must somehow fit into our overcrowed schedules and clear off our desks in order to make room for the next onslaught. – Murray, Janet. (1997) Hamlet on the Holodeck. Cambridge : MIT Press, p. 144»Ces deux brefs exemples visent à démontrer que tout jeu vidéo peut faire l’objet d’un investissement herméneutique; toutefois, notre intention est de circonscrire un corpus précis où des jeux travaillent à ce que cet investissement s’impose comme modalité d’appréhension déterminante.
  • 7
    D’ailleurs, le texte présentant les instructions du jeu est très didactique: «This is not a game. / You can’t win and you can’t lose. / This is a simulation. / It has no ending. It has already begun and / The rules are deadly simple. / You can shoot. Or not / This is a simple model you can use to explore some aspects of the war on terror». Ce texte énonce implicitement la leçon au coeur de l’expérience vidéoludique qui suivra de manière si transparente qu’on peut même ne pas joueur au jeu et en comprendre la portée herméneutique avant même d’avoir dirigé un seul missile vers sa cible.
  • 8
    TURBO TURBO TURBO reconduit en effet les préjugés accolés au monde du NASCAR, où complexité technique de la conduite des véhicules est difficilement perceptible en raison de la simplicité du tracé des circuits et où les altercations entre les pilotes vont parfois jusqu’aux échanges de coups. Le jeu semble également viser le public du NASCAR, concentré dans le sud des États-Unis et reconnu pour sa soif de sang prenant la forme d’une appréciation exagérée des accidents qui jalonnent une course.
  • 9
    Csikszentmihalyi, Mihaly (2000) Beyond Boredom and Anxiety: Experiencing Flow in Work and Play. New York: Jossey-Bass, 231 pages
  • 10
    Dans ce dossier, la grande majorité des exemples cités qui utilisent cette stratégie procèdent par anti-défi, et ce pour une raison pragmatique. N’étant pas un joueur au talent hors-pair, je ne voudrais pas imputer à un jeu une difficulté insurmontable, alors qu’il est fort possible que ce soit ma propre incompétence qui y «instaure» un niveau de difficulté très élevé. En revanche, il m’est plus facile de repérer un jeu qui peut être complété sans trop de problèmes.
  • 11
    Dans son article Hearts, Clubs, Diamonds, Spades : Players who suits MUDs, Richard Bartle proposait une typologie en quatre termes afin de décrire les comportements de joueurs dans les jeux Multi-Users Dungeon (ancêtres des Massive Multiplayer Online Role Playing Game). L’un de ces quatre termes, le Achiever, décrit bien le type de jeu pour qui Achievement Unlocked est un véritable bonheur: «Achievers regard points-gathering and rising in levels as their main goal, and all is ultimately subserviant to this. Exploration is necessary only to find new sources of treasure, or improved ways of wringing points from it. Socialising is a relaxing method of discovering what other players know about the business of accumulating points, that their knowledge can be applied to the task of gaining riches. Killing is only necessary to eliminate rivals or people who get in the way, or to gain vast amounts of points (if points are awarded for killing other players)». Bien que le comportement décrit par Bartle soit spécifique aux jeux de rôle, il est aisé de voir comment les mêmes motivations et rapports au jeu sont à l’oeuvre pour les usagers de Newgrounds et Kongregate qui s’évertuent à accumuler les points bonis donnés pour les achievements dans les divers jeux.
  • 12
    La finale de Achievement Unlocked 2 est par ailleurs assez cocasse, puisqu’au terme de l’accomplissement de toutes les tâches par le joueur, l’écran final apparaissant comme récompense offre un texte caustique, admonestant le joueur d’avoir mis tant d’efforts à accomplir des exploits ridicules plutôt que d’avoir accompli des actions plus utiles, comme prendre une marche, laver son plancher, aider sa soeur à déménager, etc.
  • 13
    On peut d’ailleurs lire les efforts herméneutiques de plusieurs internautes ayant proposé des interprétations aussi surprenantes que crédibles du jeu dans la section des commentaires à l’adresse suivante: http://jayisgames.com/archives/2009/11/small_worlds.php
  • 14
    Dans un  même registre, le jeu I Can Hold My Breath Forever de Jake Elliot propose une expérience d’exploration qui s’appuie toutefois davantage sur une découverte narrative que sur une expérience esthétique.
  • 15
    Se référer à la fiche bonifiée sur Passage pour une analyse complète du jeu.
  • 16
    Je vous renvoie à mon entrée de Délinéaire afin d’en apprendre davantage sur ce concept. Dans ce texte, j’utilise notamment le susmentionné Small Worlds comme exemple.
  • 17
    En atteste cet exemple de discussion de forum sur le site Web du webcomic Penny Arcade à propos de Passage: http://forums.penny-arcade.com/showthread.php?t=48341
  • 18
    Sotamaa, Olli, « Let Me Take You to The Movies: Productive Players, Commodification and Transformative Play », in Convergence, numéro 13 (2007) pp.383-401, en ligne: http://con.sagepub.com/cgi/content/abstract/13/4/383 (consulté le 14 juin 2009)
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