Cahiers ReMix, numéro 13, 2020

De la poésie et des signes qu’elle catalyse. Lectures ethnosociocritiques

Sandrine Astier-Perret
Viviane Marcotte
Bernabé Wesley
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Une introduction de Sandrine Astier-Perret, Viviane Marcotte et Bernabé Wesley.

Cette publication fait suite aux cinquièmes rencontres internationales de la sociocritique et de l’ethnocritique, lesquelles se sont déroulées du 12 au 14 avril 2017 à l’Université de Montréal. L’originalité de ce volume est de réunir plus d’une demi-douzaine de spécialistes de l’ethnocritique et de la sociocritique autour d’un pré commun théorique –les hypothèses de Bakhtine sur le dialogisme de la littérature– et d’un objet d’étude exclusif, la poésie. De cette dernière, les articles de ce volume se donnent pour but de lire la polyphonie culturelle et la socialité d’un genre injustement considéré comme celui d’une écriture close sur elle-même dont la recherche formelle ou l’expérience de l’intime supposerait une mise à distance de tout lien social.

Quand elle n’est pas directement de combat, à l’exemple des Châtiments de Victor Hugo ou des Feuillets d’Hypnos de René Char, qui saisit sur le vif l’action de la Résistance, la poésie n’est que rarement considérée sous l’angle des relations qu’elle entretient avec les représentations politiques, historiques et sociales qui circulent dans la semiosis sociale ou dans la culture qui l’environne. Des philosophes comme Jean-Paul Sartre et des critiques comme Mikhaïl Bakhtine la situèrent même en dehors des débats sociaux et culturels. Cette représentation qui voit dans la poésie une sorte de belle étrangère, enfermée dans une quête esthétique, trop fière pour se compromettre avec la rumeur sociale ou avec les sédiments culturels, et qui refuse d’avouer quelque intentionnalité que ce soit afin de rester énigmatique et pure, a la vie longue et n’est sans doute pas pour rien dans le discrédit, voire le mépris, qui affecte aujourd’hui le genre poétique, notamment dans les programmes d’enseignement.

En tant que sociocriticiens et qu’ethnocriticiens, nous nous opposons radicalement à cette façon de concevoir la poésie. Pour nous, la poésie est toujours concrète et branchée sur le monde tel qu’il est dit, chanté, mis en scène, connu, imagé (sociocritique), tel qu’il est dialogisé (ethnocritique) au moment où elle s’écrit. Quels que soient les mécanismes de sens qu’elle met en mouvement, quels que soient ses formes, ses thèmes ou son ton, elle est en interaction dynamique avec la semiosis sociale ou avec le tuf socioculturel qui l’entoure, dont elle tire les matériaux qu’elle altère et fait siens de sorte à leur donner des sens nouveaux.

Cette hypothèse heuristique commune, chaque article du volume la met en œuvre dans une pratique de la microlecture qui n’a pas été concertée, mais qui s’avère unanimement partagée. Certains auteurs se concentrent sur un poème dont ils examinent vers à vers les corps étrangers, la prosodie alerte, la richesse polysémique ou les troubles de la personne grammaticale. D’autres mènent un examen serré d’un recueil ou d’un corpus composé de plusieurs auteurs afin de dégager les ambiguïtés, les porosités, les cristallisations métaphoriques dans lesquelles une œuvre échappe aux représentations sociales qu’elle reformule comme à son propre projet formel. Cette critique du détail fait le sel de ces analyses qui, quel que soit leur intérêt théorique, privilégient l’attention au détail et l’audace interprétative.

Puisqu’il explore une période qui va du milieu du XIXe siècle au contemporain, ce volume contribue à relire la modernité poétique à l’aune de sa propre socialité et de sa polyphonie culturelle. Il suit quatre voies d’exploration.

Celle qui ouvre le volume vise l’historicité du poème et sa capacité à télescoper des temporalités pour trouver dans le passé collectif la source d’un regard critique sur la conjoncture sociale présente. Sophie Ménard se demande ainsi comment le poème «Vieux de la vieille, 15 décembre» s’approprie un régime d’historicité tout à la fois crépusculaire et carnavalesque. Paru le 1er janvier 1850 dans La Revue des deux mondes, ce poème de Théophile Gautier voit surgir en plein Paris un cortège de soldats de la vieille garde impériale, spectres dont le défilé célèbre les funérailles nationales de leur chef, Napoléon. La revenance de ces gardiens de la mémoire héroïque et impériale actualise, selon le regard ethnocritique de l’auteure, la réapparition de nombreux clichés, discours et légendes de la légende napoléonienne que le poème carnavalise en une «apocalypse culturelle», tout à la fois héroïsée et ridiculisée. C’est une tout autre temporalité historique qu’examine Yves Patrick Augustin dans Mon pays que voici, poème achevé en 1963 par le poète d’origine haïtienne Anthony Phelps. Ce long texte en quatre parties est une marche qui arpente l’histoire coloniale d’Haïti et les différents ravages qu’y ont provoqués les différentes invasions subies par l’île. L’analyse observe cette fois comment la temporalité instaurée par le texte repose sur un «temps de l’occlusion», lequel rejette la temporalité monolithique des grands bréviaires de l’histoire officielle du pays et lui substitue une hétérochronie instable qu’il métaphorise dans la marche.

La seconde voie d’exploration s’aventure du côté des représentations de l’imaginaire social qui ont trait à la collectivité et à la représentation d’un «nous» exclusif. Pierre Popovic y mène une lecture sociocritique du poème «Paysages» d’Andrée Chedid. Elle conduit à mettre en valeur la difficile émergence d’un sujet féminin libre au milieu d’un imaginaire social entièrement –ou presque– livré à la domination des hommes. Le poème engage alors un dialogue critique avec trois entités, le désert, la mer et la vallée fertile, qui sont traditionnellement transformées en mythes positifs par des images et des symboles que le texte resémantise différemment. Pour sa part, Valérie Mailhot étudie le rapport qu’entretient le recueil de poèmes Le centre blanc (1970) de Nicole Brossard avec le «récit hégémonique» québécois de l’époque. Brossard, explique l’auteure, attaque par diverses stratégies d’écriture ce discours dominant auquel elle donne la forme d’un «nous» statique et unanime dont le «temps mort», syntagme-clé du recueil, annonce une déroute temporelle et emprisonne le sujet d’énonciation dans un espace-temps hermétique condamné à la répétition du «même».

La troisième piste d’exploration s’engouffre dans les représentations de pratiques culturelles et artistiques telles qu’elles sont évoquées dans les poèmes. En s’intéressant aux silences de la berceuse, Marie-Christine Vinson revient sur un élément-clé du folklore oral enfantin. Un historique de l’évolution de cette pratique culturelle orale montre à quel prix se fait la retranscription écrite qu’elle subit dès la fin du XIXe siècle, moment où l’on commence à transcrire les berceuses dans des recueils et des livres. L’analyse d’extraits de ces textes montre que la berceuse, prise dans l’ordonnancement de la page et passée au tamis de l’imprimerie, subit l’effacement de sa dimension rituelle. En se demandant si l’on peut parler de nature morte en poésie, Marie Scarpa examine pour sa part les conditions de possibilité d’une telle forme. Penser sa possibilité en régime littéraire suppose, affirme l’ethnocriticienne, qu’on ne la considère pas comme une sous-catégorie de texte descriptif. Il s’agit plutôt, explique-t-elle, de mesurer où, quand, comment peut se produire un «effet-nature morte» dans la dynamique discursive propre à des poèmes comme «Le flacon» de Baudelaire, «Le rouet d’Omphale» de Hugo, «Nature morte» de Corbière et d’autres.

Enfin, la dernière voie explorée par les poètes est celle du voyage et des représentations du viatique. Dans une lecture ethnocritique du recueil Feuilles de route de Blaise Cendrars, Jean-Marie Privat met en évidence la coexistence de micro-cosmologies hétérogènes et d’un imaginaire syncrétique. Loin de toute reproduction mécanique du monde, Cendrars cherche à saisir et à vivre une expérience à la fois sensible et intelligible de «l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque». A contrario, la poésie de Michel Houellebecq qu’examine Olivier Parenteau est aux prises avec des représentations poétiques du village de vacances. L’analyse détaillée de deux textes poétiques, «Séjour-Club» et «Séjour-Club 2», précise les contours d’une très problématique et non moins originale figure: celle du poète-estivant qui désire profiter de son séjour, socialiser et bronzer, mais qui voit toutes ses tentatives d’intégration se solder par des échecs.

Nous tenons à remercier le centre Figura et le CRSH pour leur appui financier. Nous remercions Sophie Ménard, Olivier Parenteau et Pierre Popovic pour leur implication au sein du comité scientifique de ce volume. Ce dernier poursuit un dialogue théorique tributaire des collaborations internationales qui rassemblent depuis une dizaine d’années les chercheurs en ethnocritique et en sociocritique du CRIST (Université de Montréal, de Figura (UQAM), et du CREM (Université de Lorraine).

Crédits de ce numéro

Comité scientifique: Sandrine Astier-Perret, Viviane Marcotte, Sophie Ménard, Olivier Parenteau, Pierre Popovic, Bernabé Wesley

Révision du contenu: Sandrine Astier-Perret, Viviane Marcotte, Bernabé Wesley

Intégration du contenu: Alexandra Boilard-Lefebvre et Sarah Grenier-Millette

Crédits de l’image: Vincent van Gogh. 1888. The Poet’s Garden, Netherlands. Huile sur toile, 73 × 92,1. © Mr. and Mrs. Lewis Larned Coburn Memorial Collection

Articles de la publication

Sophie Ménard

L’héroïsme napoléonien déchu. Tombeau carnavalesque des «vieux de la vieille» (Théophile Gautier)

Un homme marche dans Paris pour chasser l’ennui. Dans son errance urbaine, il rencontre, en plein jour, des spectres qui incarnent l’ombre de la vieille garde impériale. Mis en vers par Théophile Gautier dans son poème «Vieux de la vieille» paru le 1er janvier 1850 dans La Revue des deux mondes avant d’être intégré au recueil Émaux et Camées publié en 1852, ce cortège de morts emplit la Capitale du XIXe siècle de fantômes d’un passé glorieux, venus célébrer «le grand retour» de Napoléon.

Yves Patrick Augustin

Analyse d’un événement poétique: «Mon pays que voici» d’Anthony Phelps

La parole poétique n’a jamais cessé d’être une expérience fondamentale, un moyen d’éveil, une quête toujours renouvelée de l’inaccessible, une présence au monde. Ces éléments constitutifs de la poésie se retrouvent dans Mon pays que voici, recueil écrit entre 1960 et 1963 par le poète d’origine haïtienne, Anthony Phelps, avant d’être emprisonné et contraint à l’exil.

Pierre Popovic

Des larmes de révolte dans la voix. «Textes pour une figure» (1949) d’Andrée Chedid

«Paysages» est le premier poème du premier recueil publié en français par Andrée Chedid Textes pour une figure (1949). La voix qui l’irrigue est immédiatement singulière. Elle n’est pas romantique, car elle n’émane pas d’un cœur qui, pour solitaire qu’il soit, sentirait que bat en lui et à son unisson un cœur innombrable (van Thiegem, 1944).

Valérie Mailhot

Nicole Brossard et le «temps mort» de la poésie québécoise

Quelques jours seulement avant le lancement de L’homme rapaillé de Gaston Miron, en avril 1970, a eu lieu la première Nuit de la poésie, événement où se succèdent sur scène pendant près de onze heures les plus grands noms de la poésie québécoise, de Claude Gauvreau à Gaston Miron, en passant par Michèle Lalonde, Gérald Godin et Paul Chamberland.

Marie Scarpa

Cadavres exquis ou de la «nature morte» en poésie

À la différence de portrait ou de paysage, termes importés de la peinture pour désigner en littérature des sous-genres du descriptif, la nature morte n’est pas entrée dans la poétique littéraire. Quand elle apparaît dans notre champ –sous la plume des écrivains ou des critiques–, elle est immédiatement référée à son modèle pictural.

Marie-Christine Vinson

D’un silence à l’autre. Ce que l’écrit fait à la berceuse

La berceuse appartient à ce qu’on appelle, de façon un peu condescendante, les petits genres de la littérature orale. Musique chantée, chansonnette, elle est associée à une action précise, le bercement. Chant de l’attente, elle est attente d’un sommeil qui tarde à venir parfois et que l’adulte qui chante s’efforce d’apprivoiser. Son rythme régulier est souvent construit sur deux notes alternatives qui reproduisent les oscillations du berceau et sont supposées favoriser l’endormissement.

Jean-Marie Privat

«Ma belle machine à écrire», Blaise Cendrars

Le 12 janvier 1924, au Havre, Blaise Cendrars s’embarque sur le paquebot Formose; il débarque à Santos, le port de Sao Paulo, le 6 février. Sur le bateau du retour, le poète s’inquiétera de la publication de Feuilles de route, la première partie du moins, intitulée Formose et composée de 72 poèmes. Suivront plus tard les deux autres parties du triptyque, Sao Paulo et Départ, respectivement 13 et 51 courts poèmes.

Olivier Parenteau

Le village de vacances en régime poétique: les tribulations du poète-estivant houellebecquien

Dans un texte intitulé «En toutes lettres (abécédaire houellebecquien)» (Novak-Lechevalier: 178), Houellebecq a répertorié 26 mots-clés qui sont représentatifs de ses préoccupations personnelles et c’est le terme «Tourisme» qu’il a retenu pour la lettre «T». Ce choix n’étonnera aucun lecteur familiarisé avec l’œuvre houellebecquienne tant l’industrie touristique y apparaît comme un foyer de signification privilégié.

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