Entrée de carnet

Un roman né posthume

Daria Bardellotto
couverture
Article paru dans Littératures d’outre-tombe: ouvrages posthumes et esthétiques contemporaines, sous la responsabilité de Pierre Luc Landry (2013)

La mort accomplit un fulgurant montage de notre vie: elle en choisit les moments les plus significatifs[…] et les met bout à bout, faisant de notre présent, infini, instable et incertain, et donc linguistiquement non descriptible, un passé, clair, stable, sûr, et donc bien descriptible. Ce n’est que grâce à la mort que notre vie sert à nous exprimer.

– Pier Paolo Pasolini

Le meurtre de Pasolini et la parution de son dernier roman

La nuit du premier au 2 novembre 1975, Pier Paolo Pasolini mourrait assassiné à Ostie, près de Rome. C’est une mort qui demeure énigmatique, dont les circonstances ont été cachées pendant trente ans, et sur laquelle une enquête a été rouverte en 2009. Pasolini a laissé derrière lui une production immense et très diversifiée, allant de la prose à la poésie, du théâtre au cinéma, de la critique littéraire à la réflexion politique. Lors de sa mort, l’écrivain était en pleine activité et s’occupait de plusieurs projets littéraires et cinématographiques qui se trouvaient à des états d’avancement divers. Parmi ces œuvres inachevées demeure un brouillon de plus de cinq cents feuilles. Il s’agit de Pétrole, un roman fragmentaire, tapé en grande partie à la machine, rempli de notes, d’ajouts, de corrections, de plans et de projets provisoires1Deux ouvrages ont été publiés tout récemment en France sur Pétrole: BURESI-COLLARD, Marie-Françoise, Pasolini, le corps in-carne: à propos de «Pétrole», Paris, L’Harmattan, «Ouverture philosophique», 2011; NIGDÉLIAN-FABRE, Valérie, Pétrole de Pasolini. Le poème du retour, Lyon, Éditions de l’ENS, «Signes», 2011. Presque un an avant sa mort, en s’amusant à piquer la curiosité des journalistes, Pasolini avait ainsi présenté son texte:

Ce que je fais depuis ma naissance n’est rien par rapport à l’œuvre que je suis en train de mener à bien: un gros Roman de 2000 pages. Je suis arrivé à la page 600 et je ne vous en dirai pas plus pour ne pas me compromettre (Pasolini, cité par Roncaglia, 2006: 600).

Et quelques semaines après:

J’ai commencé un livre qui m’occupera pendant des années, peut-être pour le restant de mes jours. Je ne veux pas en parler…; qu’il suffise de savoir que c’est une espèce de «summa» de toutes mes expériences, de tous mes souvenirs (Pasolini, cité par Roncaglia, 2006: 599).

Pendant dix-sept ans le dernier roman de Pasolini est resté inédit. Le 30 octobre 1992, les cinq cents pages du brouillon ont connu leur première édition, que René de Ceccatty traduit en français en 1995. Une polémique a immédiatement éclaté portant sur la légitimité d’une telle publication: pourquoi éditer une œuvre qui n’est qu’un brouillon? Pasolini aurait–il autorisé la diffusion d’un texte immergé dans un si profond inachèvement? Ce roman est-il indispensable pour approfondir la connaissance de son auteur? Certains journaux titrent : «Povero Pasolini tradito in libreria» (Pauvre Pasolini trahi en librairie), «Bruciare Petrolio?» (Brûler Pétrole?), «Magma irritante» (Magma insupportable), «Petrolio: così Pasolini fallì, poi non gli restò che morire» (Pétrole: c’est ainsi que Pasolini a échoué, il ne lui restait plus que mourir). Même le superviseur de l’édition, Aurelio Roncaglia, prend ses distances avec le texte. Le manque d’élaboration formelle accentuerait en effet, selon le philologue, l’«agressivité des provocations sur le terrain scabreux de l’eros et les insinuations politiques» présentes dans Pétrole. L’inachèvement aiguiserait la brutalité du roman et donnerait «une image imparfaite» de son auteur (Roncaglia, 2006: 607).

Quelques années plus tard, en 2005, une autre édition italienne ainsi que sa traduction en français, parue en 2006, donnent à cette œuvre une nouvelle actualité, grâce à un apparat augmenté de notes qui permettent de mieux situer le contenu du roman par rapport à son époque. Mais si ces notes mettent en évidence la lucidité avec laquelle Pasolini était capable d’interpréter son temps, qui est d’ailleurs en continuité avec le nôtre, la forme du roman ne cesse d’être perçue comme dérangeante. Elle ne répond pas aux attentes des lecteurs. Dans un article publié dans le quotidien italien Il Corriere della Sera le 4 novembre 2012, Pétrole est classé parmi les «livres impossibles», à côté de Finnegans Wake de Joyce et de L’homme sans qualités de Musil.

Une œuvre-monstrum

Le dernier roman de Pasolini est une œuvre-monstrum, à la fois au sens de difforme, de disproportionnée, d’hybride. En effet, ses éditeurs ont choisi de reproduire en entier le caractère provisoire, lacunaire et morcelé du roman, sans tâcher de le rendre plus lisible: aucune sélection particulière n’a été pratiquée, aucune censure, aucune aspérité n’a été limée. Ils ont même doté l’édition de Pétrole de quelques reproductions facsimilaires de pages manuscrites ou dactylographiées du brouillon, ce qui permet de mieux saisir l’état d’inachèvement profond de l’œuvre.

Pasolini définit les fragments de son roman par le mot italien d’appunti (notes). Ce mot, qui dérive du verbe appuntare –écrire une série de points–, renvoie à la dimension du provisoire, des avant-textes, destinés à devenir le palimpseste d’autres couches d’écriture plus élaborées. Les appunti, comme les esquisses d’un tableau, tracent les lignes essentielles d’une œuvre, en préludant à sa forme définitive.

Lorsque l’écrivain commençait un paragraphe, il créait un nouveau fragment qu’il insérait en dernière position ou entre d’autres fragments, en le numérotant et en lui donnait un titre. Cette structure en appunti permettait à Pasolini, personnalité très inquiète, de déplacer aisément des portions de texte selon l’inspiration du moment, de remplacer des séquences de notes, d’insérer sans difficultés des digressions ou de faire des suppressions, en somme de laisser proliférer son écriture librement. En effet, la numérotation n’est pas toujours régulière et progressive, mais elle revient sur elle-même et se hiérarchise, en créant de sous-catégories de notes (par exemple les appunti 3a, 3b, 3c, 3d et 3e certainement insérés après coup entre l’appunto 3 et l’appunto 4).

Les notes peuvent révéler de façon plus ou moins accentuée leur caractère temporaire: elles peuvent être de simples listes de mots et d’idées, des schémas dressés rapidement ou à l’inverse des portions de texte d’une cinquantaine de pages; elles sont isolées ou constituent de véritables blocs thématiques; elles peuvent être tantôt corrigées et retravaillés soigneusement, tantôt relever d’une écriture plutôt spontanée, attentive à l’enregistrement d’un flux de pensée plus qu’à une interrogation sur le style à adopter.

Le récit principal raconte les vicissitudes d’un ingénieur, Carlo, qui un matin est soumis à une étrange opération: d’un coup de bistouri, un démon, en accord avec un ange, entame son corps pour en extraire un autre personnage, appelé Carlo de Thétis, identique au premier. Les deux Carlo représentent deux faces de l’être humain: le premier, nommé Carlo de Polis, est un personnage public, respectable, qui s’occupe des activités de la Poleis, la cité (au sens de la civitas latine); le deuxième, Carlo de Thétis –qui en grec ancien désigne autant le sexe masculin que le sexe féminin– symbolise au contraire la dimension pulsionnelle de l’homme. Alors que Carlo de Polis travaille dans le monde du pétrole et côtoie des personnalités importantes de la vie politique et économique de l’époque, Carlo de Thétis est complètement à la merci de ses instincts sexuels et consacre ses journées à satisfaire ses désirs. Ces deux personnages subissent au fil du roman plusieurs métamorphoses sexuelles tandis que sur l’arrière-plan se déploie l’Italie des année soixante et soixante-dix, qui annonce la période communément nommée années de plomb. Un récit hybride en définitive, qui bascule entre l’actualité et le fantastique.

L’inachèvement programmatique de Pétrole

Pétrole demande un effort de lecture considérable: le roman semble par moments se mettre en marche et s’envoler, entraînant avec lui la complicité du lecteur qui peut suivre le fil rouge de l’histoire. Par moments le lecteur peut s’immerger dans le roman et suivre les aventures insolites qui rythment l’histoire de Carlo de Polis et Carlo de Thétis. Mais ailleurs la narration se bloque, la logique du récit devient évanescente, le texte prolifère de greffes narratives, difficilement reconductibles à l’intrigue principale. Le lecteur n’arrive pas à cerner le rapport de cause à effet dans les événements racontés, et les liens entre les divers blocs de notes sont flous, voire inexistants. C’est alors que Pétrole semble tourner en rond, comme si les engrenages et les agencements nécessaires à son fonctionnement lui faisaient défaut.

Cela relève sans doute de l’inachèvement contingent de Pétrole, que Pasolini aurait certainement continué, réécrit, transformé. Pourtant interviennent souvent dans le texte des déclarations, tantôt explicites, tantôt allusives à une non-finitude programmatique du roman. Le premier fragment de Pétrole par exemple contient une sorte de projet de l’œuvre, qui devait se présenter, à ce stade du processus de création, comme la reconstruction d’un roman monumental mais fragmentaire:

La totalité de Pétrole […] devra se présenter sous la forme d’un texte inédit (considéré comme une œuvre monumentale, un Satiricon moderne). De ce texte, subsistent quatre ou cinq manuscrits, concordants ou discordants […]. Le caractère fragmentaire de l’ensemble du livre implique par exemple que certains morceaux narratifs sont en eux-mêmes parfaits, mais qu’on ne puisse comprendre, par exemple, s’il s’agit d’événements réels, de rêves, ou d’hypothèses émises par un personnage (Pasolini, 2006: 13).

Dans l’imagination de Pasolini, Pétrole devait être une œuvre discontinue et morcelée, non lointaine donc de sa forme actuelle. C’est pourquoi il invoque comme modèle le Satiricon de Pétrone, un des premiers romans latins, dont ne nous est parvenu qu’un nombre exigu de fragments.

De même, l’appunto 1 de Pétrole constitue un renvoi explicite à une poétique de l’inachèvement. Ce n’est qu’une page blanche intitulée Préliminaires, qui abrite seulement trois lignes de points de suspension et une note de l’auteur en bas de page : «Ce roman n’a pas de début» (Pasolini, 2006: 19). Massimo Fusillo a interprété le refus de l’incipit comme une «négation de toute structuration conventionnelle et de toute élaboration stylistique, auxquelles s’oppose l’assemblage libre de matériaux bruts» (2002: 39). Le geste de l’évitement du moment inaugural d’un roman, bien qu’il soit symbolique, équivaut en effet à nier une allure linéaire et finalisée du récit. Il n’est pas étonnant donc qu’à la note 22a, Pasolini affirme que «la figure structurale» de sa façon de narrer est celle du «tourbillon» (2006: 114). Par cette image, il veut décrire métaphoriquement un roman qui procède par digressions et détours, s’alimentant de toute sorte de matériaux plus ou moins littéraires et visant moins à la progression qu’à l’expansion.

Digressions et innestes narratifs

Dans Pétrole, plusieurs séquences d’appunti s’écartent de la narration principale et intègrent au roman des contenus hétérogènes et souvent extra-littéraires. C’est le cas d’une digression qui s’étale au fil d’une quinzaine de fragments, dans laquelle l’écrivain reconstruit certains événements liés à l’ENI (Ente Nazionale Idrocarburi, société nationale des hydrocarbures), un organisme qui supervise l’organisation, la recherche, la distribution et l’achat des ressources énergétiques et pétrolières en Italie. Comme l’explique une des notes des éditeurs insérées dans l’édition augmentée de Pétrole, «le président de l’ENI, Enrico Mattei, a trouvé la mort dans un accident aérien, en réalité un attentat. Les raisons de cette disparition ont été longtemps attribuées à sa tentative de soustraire l’organisme national à l’hégémonie du trust pétrolier américain. L’attentat est mis en relation avec Eugenio Cefis (1922-2004), qui a succédé à Mattei à la présidence de l’ENI2Sur l’attentat à Enrico Mattei, voir le film de Francesco Rosi, Le cas Mattei, Grand Prix au Festival de Cannes en 1972.» (2006: 626).

Cette digression repose sur un document très rare à l’époque de Pasolini: un pamphlet de Giorgio Steimetz, retiré des librairies italiennes le lendemain de sa publication en 1972, qui défendait l’hypothèse de la complicité de Cefis (dans Pétrole identifié par le pseudonyme de Aldo Troya) dans le meurtre de Mattei. Pasolini recopie et réécrit certains passages de ce texte, ce qui confère à ces appunti l’allure d’une enquête journalistique.

La parenthèse sur l’ENI n’est qu’un des innestes narratifs que l’on retrouve dans Pétrole. On peut également mentionner une séquence dans laquelle Pasolini dénonce le conformisme des jeunes Italiens des années soixante-dix par la description caricaturale et fantasmée d’une promenade d’un jeune homme, surnommé Il Merda (Le Merde), et de sa petite amie. Ou bien le bloc de notes qui raconte un voyage en Orient de Carlo de Polis, transposé dans un espace-temps mythique, celui des Argonautes d’Apollonius de Rhodes.

«Mourir dans ma création» ou la joie de l’informe

On retrouve même dans Pétrole une série de récits autonomes sans le moindre rapport avec la trame principale, que l’écrivain appelle «les récits de l’Epochè». Il s’agit d’une suspension de la narration qui aurait dû séparer la première et la deuxième partie du texte. C’est dans un de ces récits, intitulé Histoire de Mille et un personnages, qu’on reconnaît une sorte d’anticipation programmatique du destin de Pétrole. Le narrateur de ce récit, derrière lequel on décèle l’écrivain lui-même, raconte ainsi son sentiment face à l’écriture de son roman:

Au moment où je projetais et écrivais mon roman, autrement dit où je recherchais le sens de la réalité et en prenait possession, précisément dans l’acte créatif que tout cela impliquait, je désirais aussi me libérer de moi-même, c’est-à-dire mourir. Mourir dans ma création: mourir comme en effet on meurt, en accouchant: mourir en éjaculant dans le ventre maternel […]. Je laissai le manuscrit de mon roman sur mon bureau (c’était déjà une énorme accumulation de notes et de fragments) et je partis pour la Calabre (Pasolini, 2006: 444).

Lorsqu’il y parvient, cet alter ego de Pasolini se déshabille et se plonge dans la mer:

Dans cette immensité, je montais et je descendais, je faisais de lents tours sur moi-même, comme un bienheureux: je ne pourrais pas dire que j’étais en train de nager, mon lent frétillement là-dedans ressemblait plutôt à un vol sans ailes… Voilà mon histoire est toute là […]. Mais ne croyez pas que, pour être hallucinatoire, elle en soit moins réelle (Pasolini, 2006: 445).

Cette mise en abîme se conclut ainsi par l’image de l’écrivain qui s’abandonne nu dans les profondeurs marines. Ce dernier, qui songeait à «mourir dans son œuvre», s’abîme dans la mer, en retrouvant ainsi la dimension prénatale du ventre maternel, où il n’y a pas de solution de continuité entre le créateur et la créature. Il abdique donc le rôle du démiurge qui essaye de donner forme à la matière et se noie dans la joie infinie de l’informe, tandis que son œuvre gît abandonnée sur un bureau, elle aussi immergée dans l’espace flou de la genèse.

L’inactualité de Pétrole: une esthétique du posthume

Ces nombreux exemples laissent percevoir derrière l’inachèvement historique de Pétrole, le désir de Pasolini d’élaborer un roman qui suit moins la logique des œuvres écrites pour être achevées, que celle du processus de création, fait de tâtonnements, de moments d’égarement, d’échecs. Carla Benedetti a affirmé que «la marque distinctive de Pétrole, ce qui rend cette œuvre si atypique dans le panorama littéraire contemporain, est la forme-projet ou état d’ébauche programmatique», qu’elle définit aussi comme «état intentionnel de l’œuvre» (Benedetti, 1998: 85). Pétrole refuserait donc a priori tout achèvement, car il est écrit pour que seule la mort de l’auteur puisse mettre un point final à ce roman-projet. On est face à une œuvre paradoxale, une œuvre née pour être posthume.

Cette hypothèse semble être corroborée par une expérience d’écriture presque contemporaine à celle de Pétrole. Il s’agit d’un autre texte fragmentaire et inachevé de Pasolini, La Divine Mimesis, sorte de réécriture moderne de la Divine Comédie de Dante, divisée en Chants comme cette dernière. N’étant pas satisfait du résultat d’un ancien projet commencé en 1963, Pasolini, quelques jours avant sa mort, en remet à son éditeur les deux premiers Chants, seize appunti et trois note (notes). C’est dans la troisième note, Per una nota dell’editore (Pour une note de l’éditeur), qu’on assiste à une sorte d’anticipation quasi prophétique du destin de Pétrole:

Ceci n’est pas une édition critique. Je me borne à publier tout ce que l’auteur a laissé […]. [Il] est mort tué à coups de bâton, l’an dernier à Palerme […]. Je comprends naturellement que la lecture de ces fragments puisse être troublée par la succession chronologique qui est celle de l’écriture et non celle du sens (Pasolini, 1980: 75-76).

C’est Pasolini lui-même qui a écrit ce texte, en jouant le rôle d’un éditeur fictionnel qui se serait occupé des fragments d’un roman dont l’auteur a été assassiné. La proximité entre cette fiction littéraire et ce qui est arrivé à Pasolini quelques jours plus tard à Ostie est singulière. Mais cette fois-ci le livre en question est Pétrole. Comme l’éditeur fictionnel de La Divine Mimesis, le narrateur de Pétrole s’intéresse lui-aussi plus au mouvement de l’«écriture» qu’à celui du «sens». Pasolini songeait en effet à une œuvre qui se soustrait à la nécessité d’une structure et qui adhère au rythme de la pensée et de l’imagination de l’écrivain.

On arrive alors à comprendre que Pétrole est plus qu’un brouillon publié malgré son auteur. Au contraire, sa publication posthume était nécessaire et, en quelque sorte, prévue par Pasolini. D’ailleurs, comme le déclare Aurelio Roncaglia lui-même, ses éditeurs n’ont eu qu’à s’inspirer de la «note de l’éditeur» de La Divine Mimesis (Roncaglia: 613).

Le dernier roman de Pasolini est une fenêtre ouverte sur le processus d’écriture qui n’a rien de linéaire et de paisible. Comme l’affirme un écrivain contemporain, Bernard Pingaud:

La vision de l’œuvre comme objet, comme un tout fermé sur lui-même est une vision de lecteur […]. Lorsqu’on se place du point de vue de l’auteur, celui qui fabrique l’œuvre, la perspective apparaît quelque peu différente. J’écris un roman, j’espère qu’il formera un tout. Mais ce tout n’existe pas encore, c’est un futur qui se situe quelque part à l’horizon du travail. Le présent de l’écrivain est fait de tâtonnements permanents (Pingaud, 2007: 58).

Bien qu’il s’inscrive dans ces poétiques contemporaines qui font du fragmentaire leur étendard et qui tendent à l’exhibition du processus de création, Pétrole, dans son esthétique du posthume, reste un cas isolé. Non seulement il n’est pas aimé par les lecteurs, qui le trouvent trop difficile et nébuleux, mais il n’a pas d’équivalent dans la littérature contemporaine. Cela ne signifie pas que le dernier roman de Pasolini soit obsolète ni qu’il appartienne à une autre époque. Comme l’a écrit Giorgio Agamben, en réfléchissant sur le concept nietzschéen d’inactuel:

Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui, ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps (Agamben, 2008: 9-10).

Le Pasolini de Pétrole est plus que jamais contemporain, puisque inactuel.

 

Bibliographie

AGAMBEN, Giorgio, Qu’est-ce que le contemporain?, traduit de l’italien par Maxime Rovere, Payot & Rivages, «Rivages poche. Petite bibliothèque», 2008.

AJELLO, Nicola, «Povero Pasolini tradito in libreria»  dans La Repubblica, 27 octobre 1992.

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BENEDETTI, Carla, Pasolini contro Calvino. Per una letteratura impura, Torino, Bollati Boringhieri, 1998.

DI STEFANO, Paolo, «I dieci libri che non riesci a finire»dans Il Corriere della Sera, 4 novembre 2012.

FUSILLO, Massimo, «L’incipit negato di Petrolio. Modelli e rifrazioni», dans Contributi per Pasolini (SAVOCA, Giovanni [dir.]), Firenze, Olschki, «Polinnia», 2002, pp.39-53.

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PASOLINI, Pier Paolo, Petrolio, Milano, Mondadori, «Oscar», 2005.

PASOLINI, Pier Paolo, Pétrole, traduit de l’italien par René de Ceccatty, Paris, Gallimard, «Du Monde Entier», 2006.

PASOLINI, Pier Paolo, La Divina Mimesis, Torino, Einaudi, «Nuovi coralli», 1993.

PASOLINI, Pier Paolo, La Divine Mimesis, traduit de l’italien par Danièle Sallenave, Paris, Flammarion, 1980.

PASOLINI, Pier Paolo, L’expérience hérétique, traduit de l’italien par Anna Rocchi PullbergParis, Payot, «Traces», 1976.

RONCAGLIA, Aurelio, Note philologique, dans PASOLINI, Pier Paolo, Pétrole, Paris, Gallimard, «Du Monde Entier», 2006, traduit de l’italien par René de Ceccatty, pp.597-614.

PINGAUD, Bernard, «Écriture et griffonnage», dans L’écriture et le souci de la langue (FENOGLIO, Irène), Louvain la Neuve, Academia Bruylant, «Au cœur des textes», 2007, pp.53-74.

STEIMETZ, Giorgio, Questo è Cefis. L’altra faccia dell’onorato presidente, Milano, Ami, 1972.

PAMPALONI, Geno, Magma irritante, «Il Giornale», 1 novembre 1992.

VIGORELLI, Giulio, «Petrolio: così Pasolini fallì, poi non gli restò che morire», dans Il Giorno, 8 novembre 1992.

  • 1
    Deux ouvrages ont été publiés tout récemment en France sur Pétrole: BURESI-COLLARD, Marie-Françoise, Pasolini, le corps in-carne: à propos de «Pétrole», Paris, L’Harmattan, «Ouverture philosophique», 2011; NIGDÉLIAN-FABRE, Valérie, Pétrole de Pasolini. Le poème du retour, Lyon, Éditions de l’ENS, «Signes», 2011
  • 2
    Sur l’attentat à Enrico Mattei, voir le film de Francesco Rosi, Le cas Mattei, Grand Prix au Festival de Cannes en 1972.
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