Entrée de carnet

(Ré)écriture de conte: lecture ethnocritique du personnage de Lottä Istvan dans «Les Sangs» de Audrée Wilhelmy

Sarah-Maude Bilodeau
couverture
Article paru dans Ensauvagement du personnage et écriture ensauvagée, sous la responsabilité de Véronique Cnockaert (2017)

     

Si le conte constitue un genre de prédilection pour l’ethnocritique, c’est, notamment, en raison des rites d’apprentissages qui y sont mis en scène. Ces derniers constituent un riche terrain dont l’analyse relève les marques d’un imaginaire commun. Comme l’explique Yvonne Verdier, «[l]e conte est toujours […] un récit exemplaire: ses péripéties désignent la bonne voie, semée d’épreuves nécessaires, et qui aboutit toujours à l’achèvement et à l’installation du jeune héros» (Verdier, 1995, p. 30). Le roman, quant à lui, s’écarte de ce principe, en ce sens où «la coutume et ses rites sont encore là, mais on nous raconte ce qui se passe quand on s’en écarte» (p. 30). Il illustre la transgression. Ce faisant, les personnages romanesques ont tendance à connaître un dévoiement, une trajectoire particulière qui résulte en la création de cosmogonies nouvelles. Dès lors, un exercice intéressant serait de proposer une lecture ethnocritique d’une œuvre contemporaine s’inspirant des codes du conte traditionnel. C’est ce que nous proposons de faire avec le roman Les Sangs d’Audrée Wilhelmy. Cette réécriture de La barbe bleue» de Charles Perrault, publiée en 2013 aux éditions Léméac, s’inspire ainsi des codes du genre, entre autres en ce qui a trait à l’élaboration de rites initiatiques. Wilhelmy ne manque toutefois pas de dépasser les intentions du conte: Les Sangs illustre bien que lorsque les femmes se mettent à conter, les codes du genre se transforment» (Larochelle, 2018, p. 31).

Nous y retrouvons les sept femmes de Barbe bleue, qui adopte ici le nom de Féléor Barthélémi Rü. Pour chacune d’elles, il s’agira de faire l’expérience du corps dans une violence inédite mais consentie; violence du corps qui résulte chaque fois en une mort plus spectaculaire que la précédente. C’est au travers de leurs propres mises en récits que nous suivons leurs trajectoires singulières, chaque femme tentant d’expliquer son union avec l’ogre par l’écriture des évènements. Ces mises en récits prennent la forme d’un journal, de notes manuscrites de longueurs et de styles variables. De ce fait, le désordre dicté par le corps, bien qu’il se manifeste dans des motifs propres à chacune des amantes, se dénoue au moment de l’écriture; nous verrons comment cette dernière permet, en quelque sorte, un retour à l’ordre à la suite d’un ensauvagement du corps, d’une mise en marge qui fait directement écho aux notions de rites initiatiques ainsi qu’au personnage liminal selon Marie Scarpa.

     

Une Peau d’âne sans peau d’âne

Nous proposons de concentrer notre analyse sur le personnage de Lottä Istvan. Sixième femme du récit, dernière à marier l’ogre, Lottä apparaît particulièrement intéressante puisqu’elle constitue, avec le personnage de Mercredi, la seule des femmes qui ne meure pas des mains de Féléor: c’est la fièvre qui aura raison d’elle. Elle se démarque ainsi des autres femmes qui la précèdent, d’abord dans sa mort, mais également dans l’intertexte qui la lie au conte Peau d’âne». En effet, et le texte est assez explicite à cet égard, Lottä n’incarne pas seulement l’une des sept femmes de l’ogre, mais aussi une réactualisation de la princesse Peau d’âne. Encore enfant lorsqu’elle entame l’écriture de son journal, Lottä débute son récit avec l’évènement de la mort de sa mère. C’est la folie qui emporte ici la vie de la femme, condition qui semble se passer de mère en fille dans cette famille, et à laquelle Lottä elle-même n’échappera pas. Nous reviendrons plus tard sur le motif de la fièvre et à cette capacité de lire dans le grand livre de la Destinée» (Wilhelmy, 2013, p. 124). Relevons d’abord cet autre indice d’intertexte indiquant qu’il s’agit bien d’une réécriture de Peau d’âne»: le père de l’enfant la désire. Il pose sur elle un œil concupiscent» (p. 128) au grand désarroi de Lottä qui, au départ, ne veut guère de cet appétit pour [ses] seins neufs ou [ses] cheveux que tout le monde admire» (p. 128). Or, tout comme dans le conte de Perrault, nous retrouvons une certaine ambigüité dans la perception du désir du père pour la chair de sa chair» (p. 128). En effet, Lottä réalise que, même s’il [la] chagrine, ce mal qui ronge [son] père [lui] plaît aussi» (p. 129), car n’est-ce pas qu’il est doux de se savoir aimée, fût-ce par son père?» (p. 130).

C’est donc une jeune fille à l’aube de la puberté et qui reprend en tout point les caractéristiques de la Peau d’âne du conte de Perrault que nous retrouvons dans Les Sangs. D’emblée, ces éléments intertextuels informent du potentiel liminaire du personnage de Lottä; tout comme c’est le cas pour la princesse Peau d’âne, l’enfant aura à faire l’apprentissage de sa féminité. Il lui faudra, d’une part, acquérir son autonomie en se retrouvant séparée de ses parents. Elle aura également à faire l’expérience du corps lors de la venue de ses règles, mais aussi au travers du désir des hommes, dont celui du père. Le récit de Lottä sera ainsi fortement rythmé par différents cycles; biologiques, ésotériques et temporels. Les deux récits diffèrent cependant dans l’issu de cet apprentissage social. En effet, il s’agit pour Peau d’âne, ainsi que le veut la logique du conte et selon le modèle van gennepien du rite1A. Van Gennep définit le rite de passage comme accompagnant tout changement, qu’il soit d’état, de lieux, d’âge ou de situation sociale. Il modèle ainsi le rite selon cette séquence en trois temps: phase de séparation, phase de marge et, enfin, phase d’agrégation (Van Gennep, 1909 [1981])., de faire l’apprentissage de la domesticité. Ainsi, la princesse se verra, à la fin du récit, passer d’un statut à un autre. Ce faisant, Peau d’âne sera agrégée par sa communauté. Le destin de Lottä diverge cependant, en ce sens où le roman met en scène non plus une mort symbolique telle que nous l’associons au conte (ainsi qu’au rite de passage), mais une mort bien réelle, physique et gage d’une singulière violence. Également, nous verrons qu’il n’est pas question pour Lottä d’acquérir quelques savoirs domestiques, la consommation du mariage n’étant que purement sexuelle, mais plutôt de faire les frais du destin spécifique aux femmes de sa lignée et du destin des amantes de Barbe bleue.

     

Folie, règles et rousseur: mise en marge du personnage

D’abord, il nous apparaît primordial d’expliciter en quoi la Lottä de Wilhelmy constitue un personnage liminaire au sens où l’entend Marie Scarpa. Rappelons que l’individu liminal est celui se plaçant en marge, dans une situation d’entre-deux [où] c’est l’ambivalence qui le caractérise d’une certaine manière le mieux» (Scarpa, 2009, p. 27). Il s’agit pour cet individu de passer par un processus de socialisation […] en termes d’apprentissage des différences de sexe et d’état» (p. 27). De ce fait, cet individu placé en marge joue la construction de son identité, et ce dans l’exploration des limites, des frontières […] sur lesquelles se fonde la cosmologie d’un groupe social, d’une communauté: limites entre les vivants et les morts, le masculin et le féminin, le civilisé et le sauvage, etc.» (p. 28). La folie de Lottä suffirait en elle-même à placer la jeune fille dans cette position d’ambivalence décrite par Scarpa; ensauvagée par la fièvre, elle s’avère incapable d’exercer une maîtrise sur son corps et, par le fait même, sur son destin. Car il n’y a pas d’échappatoire possible pour l’enfant, cette condition héréditaire étant comme une sentence de mort, véritable fatum:

Quand j’étais toute jeune, maman s’assoyait dans mon lit et, me caressant les cheveux, elle me racontait que ses mères et grand-mères, vers la fin de leur vie, avaient la capacité de lire dans le grand livre de la Destinée; elle me décrivait de quelle manière elles entraient en transe et prenaient la voix des Parques, maîtresses du Destin, pour prédire l’avenir, mais je sais désormais que ce n’était là que la manifestation de leur folie, je sais qu’elles aussi sont mortes en état de démence. Moi qui suis la dernière […] la prophétie de ma mère est mon seul héritage et je la porte désormais en moi comme un mensonge qui m’effraie et m’attire par-dessus tout (Wilhelmy, 2013, p. 124).

Toutefois, l’ensauvagement de ce corps qui installe Lottä en marge ne s’articule pas uniquement dans le motif de la fièvre. En effet, tout dans la physiologie du personnage semble renvoyer à cette condition d’embrasement qui la définit et la place en position liminale. Attardons-nous au point le plus saillant du physique de la jeune fille: sa chevelure rousse. Dans l’introduction précédant l’écriture de son journal, nous notons une préséance des cheveux très longs et roux» (p. 128), cette véritable rivière orange» (p. 134) qui ressemble à un fleuve et qui est [le] charme [de Lottä]» (p. 128). Cette insistance du texte sur la rousseur des cheveux n’est pas négligeable. Il en va de même pour le champ lexical aquatique employé pour décrire cette chevelure. Mais prenons d’abord le motif de la rousseur: une lecture des travaux d’Yvonne Verdier nous éclaire sur le caractère intrinsèquement ensauvagé de la femme rousse dans l’imaginaire collectif. Ainsi que le rappelle Verdier, les rousses constituent des femmes qui auraient perdu leur balancier interne, des êtres sans équilibre, sans loi» (1979, p. 47.) Lottä, il va sans dire, est elle-même déséquilibrée en raison de la folie qui la gagne. Or, elle l’est aussi dans le motif de l’inceste la liant au conte Peau d’âne».

Toujours selon Verdier, «être rousse, c’est comme une malformation, une infirmité de la périodicité» (p. 47). Doublement infirme, Lottä est donc à la fois rousse et malade de la folie héritée de sa mère. Cette infirmité, cependant, n’empêche en rien «la valorisation de [la] sensualité [des rousses]» (p. 47), car celles-ci sont «réputées ardentes et passionnées en amour» (p. 47), de même qu’elles sont très recherchées des hommes pour ces qualités» (p. 47). C’est le cas de Lottä qui, tel qu’évoqué plus haut, est d’abord désirée par son père. Sa mère, avant de mourir, ne manque pas de lui annoncer cette fatalité: ta beauté sera la perte des hommes» (Wilhelmy, 2013, p. 123), prophétise-t-elle, même à l’agonie» (p. 123). De même, le désir de Féléor témoigne de ce caractère intrinsèquement sensuel de Lottä, qui sera, par ailleurs, considérée comme la plus belle de ses femmes. C’est ainsi qu’il écrit n’avoir aimé «aucune de [ses] femmes comme [il] l’aimait elle, dans un élan du corps entier» (p. 146). Le désir que Féléor éprouve pour Lottä le dévorait», il se serait damné pour son sexe chaud, rendu brûlant par la fièvre» (p. 146). De ce fait, Lottä apparaît d’abord symboliquement ardente, mais également textuellement et corporellement: malade de fièvre, embrasée par celle-ci, la prégnance de sa sensualité, consolidée dans la rousseur de ses cheveux, vient alors se superposer à sa folie. Lottä est ainsi doublement embrasée, doublement ensauvagée.

Triplement ensauvagée même, et ce en raison du sang menstruel. Comme mentionné plus tôt, le récit de Lottä est fortement imprégné du déroulement du temps, puisqu’il suit le rythme des cycles biologiques et ésotériques. L’arrivée de ses menstruations en témoigne: ainsi que le veut la tradition qu’elle s’est elle-même imposée, Lottä est tenue de piger un arcane majeur du tarot de sa mère pour chacun de ses anniversaires. Il s’agit, pour elle, d’une forme de rite consolidée dans la mise en écriture par le journal. Ce faisant, l’iconographie du tarot sert d’indice permettant de prédire le fatum qui l’attend, tant pour Lottä que pour nous, lecteur·trices. La carte de ses treize ans annonce ainsi l’arrivée de ses règles: J’ai beaucoup réfléchi à ce corps nu de femme sans comprendre pourquoi je le pigeais à treize ans […]. Quelques mois plus tard, j’ai eu mes premières règles […], j’ai repensé au corps dévêtu de l’Étoile et à l’eau qui coulait comme le sang entre mes cuisses» (p. 126).  Elle y lit, par ailleurs le présage de sa naissance au monde» (p. 126), symbole, donc, de son passage du statut d’enfant à celui de femme, et gage de son corps enfin livré aux hommes parce que libéré par le sang des derniers relents d’enfance et de petitesse» (p. 126). Le sang menstruel est, pour Lottä, l’un des outils que la femme doit développer pour être reconnue comme telle par les hommes et surtout par les autres femmes» (p. 126). L’arrivée de ses menstruations constitue donc une étape primordiale à l’apprentissage de son corps, véritable renaissance marquant le passage d’un statut à un autre. Cet élément ne manque pas de révéler que la mise en marge par laquelle passe Lottä s’organise à la manière d’un processus de socialisation s’articulant dans un apprentissage des différences de sexe (Scarpa, 2009, p. 27). Il s’agit donc d’une initiation à la féminité.

Or, il s’agit également d’un apprentissage du destin particulier des femmes de sa famille. Rappelons que la prophétie de la mère en ce qui a trait à la beauté de Lottä s’avère, pour la jeune fille, être le «seul héritage» (Wilhelmy, 2013, p. 124) lui restant de la filiation. La folie et la fièvre font également partie de cet héritage, de même que la rousseur des cheveux et les règles qui lui sont homologues. À cet égard, Verdier note bien que «les femmes rousses sont rouges, rouges de la couleur du sang» (1979, p. 47). Si le récit crée un rapport d’équivalence entre rousseur, règles et fièvre, c’est que ces éléments deviennent tous garants, d’une part, du caractère érotique de Lottä en tant que femme, mais également du dérèglement d’un corps sur lequel elle n’a aucun contrôle. La jeune fille est soumise à ce corps et à sa féminité comme à un destin inéluctable. C’est par ailleurs lorsqu’elle s’enfièvre, donc au plus fort de son embrasement, que son pouvoir érotique est à son comble: Parfois, je sens une fièvre brûlante monter en moi; dans ces temps-là, je suis plus belle que tout, Léo me le dit, et je me sens alors aussi puissante qu’une reine de conte» (Wilhelmy, 2013, p. 136). Dès lors, Lottä incarne assurément l’une de ces rousses, êtres sans équilibre, sans loi» telles que décrites par Verdier (1979, p. 47). C’est même une véritable perte d’équilibre qui, au final, aura raison de la jeune fille: la fièvre la fera tomber du pont d’où elle se tenait quelque peu avant de mourir. Ainsi que le décrit Féléor dans sa propre partie du récit, Lottä, rendue folle et glissante de sueur, lui échappe de telle sorte qu’elle perd littéralement l’équilibre: «dans un effort désespéré pour la ramener vers moi, je la tirai violemment par le bras: elle m’échappa et passa par-dessus la rambarde» (Wilhelmy, 2013, p. 150).

     

La noyade: une mort physique pour une renaissance symbolique

Cette mort par la noyade diffère donc de l’issue initiale du conte de Perrault où la phase d’agrégation suivant la mise en marge du personnage de Peau d’âne ne pose aucun doute. En ce sens, Lottä incarne le personnage liminaire romanesque qui ne passe» pas. Pour Scarpa, notre personnage liminaire, faisant le détour par l’autre comme tout un chacun, ne parvient pas à revenir de cette altérité» (2009, p. 29). Il semble en être ainsi pour Lottä qui ne peut échapper au funeste sort des femmes de sa famille, son détour par l’altérité se complétant dans la mort. L’écriture du journal, cependant, laisse entendre une certaine forme de renaissance symbolique du personnage: sa mémoire immortalisée sous forme manuscrite lui permet de rejoindre dans la mort les amantes de l’ogre qui la précèdent et la suivront. Sans qu’il n’y ait d’agrégation à proprement parler, cette écriture permet, en outre, l’accès à une forme de communauté post-mortem constituée des mémoires manuscrites des amantes défuntes. C’est d’ailleurs le désir de ces femmes: surpasser celles les précédant en offrant leur vie à Féléor et, ainsi, s’inscrire dans cette hiérarchie de femmes qui se consolide dans l’écriture.

Le motif de l’eau que nous retrouvons dans la noyade corrobore cette idée. En effet, l’immersion par l’eau a tout lieu d’être puisqu’elle est régénératrice: «elle opère une renaissance, dans le sens où elle est à la fois mort et vie. L’eau efface l’histoire, car elle rétablit l’être dans un état nouveau» (Chevalier et Gheerbrant, 1969 [1989], p. 337). Cet état nouveau est, pour Lottä, celui de la mort physique, mais aussi celui de la froideur: elle passe d’ardente, embrasée, à froide et défunte. Précédemment dépeinte dans le registre du chaud, Féléor note son regard brûlant» (Wilhelmy, 2013, p. 148) et son corps atteint [d’]une chaleur incandescente qui [l’]enflammait» (p. 146). Or, la description du corps après son décès témoigne d’un déplacement vers le registre du froid: l’eau froide avait bleui sa peau» (p. 150) écrit Féléor, tandis qu’il trouve, dans le ventre de sa femme, un nid glacé, définitivement mort» (p. 154). S’opère ainsi un passage de l’embrasement, du trop-plein de vie que représente l’état de dérèglement, à la rigidité et la froideur retrouvées dans la mort. Mais déplacement, également, du désordre de la fièvre vers l’ordre de l’écriture.

Lottä parvient ainsi à s’inscrire dans cette hiérarchie de femmes en compétition les unes avec les autres pour marquer l’imaginaire sexuel de Féléor. Chacune d’entre elles souhaite devenir inoubliables et […] surpasser les femmes précédentes, expression ultime, voire caricaturale, [de leur] potentiel agentif» (Larochelle, 2019, p. 59). L’écriture devient donc le moyen pour ces femmes de recouvrir leur pouvoir agentif sur des corps dominés par des facteurs hors de leur contrôle: facteurs, dans le cas de Lottä, générationnels, genrés et physiologiques. Le journal est, pour la jeune fille, le seul espace qu’elle domine véritablement. Elle n’échappe pas à son caractère de séductrice, puisque celui-ci est intrinsèque à sa féminité et aux regards que les hommes posent sur elle. Elle n’échappe pas non plus à la folie, cette dernière étant héréditaire. Rappelons, par ailleurs, que Lottä refuse le destin des femmes de son ascendance et espère que l’ogre, en la tuant, la sauvera de cette mort banale [de] femme déchue» (Wilhelmy, 2013, p. 137). Elle souhaite ainsi que son amour la préserve de l’anonymat» (p. 137), rôle qui sera plutôt soutenu par l’écriture, puisque, comme nous l’avons déjà établi, celle-ci lui permettra de se ranger dans la communauté post-mortem que forment les amantes de Féléor.

Cette écriture, en outre, permet le déploiement d’un système symbolique riche en présages annonçant la destinée du personnage. Nous l’avons dit, la lecture du tarot est, aux yeux de Lottä, garante de son sort. Il est possible d’examiner davantage les symboles qui s’y retrouvent et d’ainsi dévoiler une iconographie complexe et participante de la culture faisant système dans le récit. Prenons d’abord la carte discutée plus tôt, celle annonçant l’arrivée des menstruations. La carte de l’Étoile, telle qu’interprétée par Lottä, est l’annonce de son passage dans le monde des femmes par l’arrivée de ses règles. La rivière qui s’y retrouve n’est pas non plus sans rappeler le motif de l’eau qui, dans la mort, sert également à faire passer le personnage d’un état à un autre. Le symbole de l’étoile lui-même renvoie à cette idée de renaissance: en effet, elle peut signifier l’individu régénéré (Chevalier et Gheerbrant, 1969 [1989], p. 416). Ainsi que le remarquent Jean Chevalier et Alain Gheerbrant dans leur dictionnaire des symboles, cet arcane indique un mouvement de formation du monde ou de soi-même» (p. 422), mais également un retour aux sources aquatiques» (p. 423). Si Lottä est, d’une part, associée au registre de l’ardent en raison de sa fièvre et de sa rousseur, sa lecture du tarot témoigne cependant d’un lien intrinsèque avec tout ce qui relève du registre aquatique. C’est le même motif que nous retrouvions précédemment dans la description de sa chevelure, dépeinte tantôt comme une rivière, tantôt comme un fleuve.

L’arcane XVII, pigée lors des dix-sept ans de la jeune fille, se lie conjointement à celle de l’Étoile. Lottä y décrit la figure de la Lune bleue et malveillante» (Wilhelmy, 2013, p. 132) qu’elle dit incarner: une chose est certaine, je suis la Lune, c’est après moi que hurlent les bêtes; les hommes sont des bêtes, l’écrevisse tapie dans l’eau est la folie qui les guette» (p. 132). Elle y note également ce lac semblable à celui représenté sur l’arcane de l’Étoile» (p. 132). Nous y retrouvons donc, encore une fois, le motif de l’eau chevauchant celui de la folie. Mais c’est surtout la lune qui semble révélatrice du destin particulier de Lottä: en effet, celle-ci «est un symbole des rythmes biologiques: astre qui croît, décroît et disparaît, dont la vie est soumise à la loi universelle du devenir, de la naissance et de la mort» (Chevalier et Gheerbrant, 1969 [1989], p. 590).  Souvenons-nous de l’importance des cycles dans le récit de Lottä, dont l’écriture est pétrie de marqueurs temporels et dont le corps apparaît soumis à son balancier interne. Également, le même symbolisme «relie entre eux la lune, les eaux, la pluie et la fécondité des femmes» (p. 590). Enfin, l’astre représente le premier mort puisque «chaque mois lunaire, [la lune] est comme morte, elle a disparu… Puis elle réapparait et grandit en éclat» (p. 590). Si Lottä incarne la lune, elle aussi se verra acquérir une nouvelle modalité d’existence» (p. 590), d’abord dans la mort, mais également dans l’écriture. À cet égard, le travestissement de Marie des Cendres témoigne de cette nouvelle forme par laquelle se manifeste Lottä. En effet, le chapitre suivant est consacré au personnage de domestique qui, tour à tour, incarne par le déguisement chacune des femmes l’ayant précédée; sorte de réapparition elle aussi marquée par une logique cyclique puisque se déroulant selon le cycle des jours de la semaine. La prégnance du motif des astres agit également d’intertexte avec le conte de Perrault. Cette référence à Peau d’âne», quoi que plus subtile que les précédentes, rappelle l’importance des cycles dans le conte traditionnel. Mais revenons au tarot: si, dans le cadre trop restreint de cette analyse, nous nous contentons des motifs explicités jusqu’ici, il serait tout à fait possible de soumettre au même processus chacun des symboles évoqués dans les arcanes. Ces quelques exemples, en outre, affirment d’une part le caractère initiatique du récit de Lottä et, d’autre part, l’imaginaire culturel qui traverse le texte.

      

De Peau d’âne à Ophélie

Si l’intertexte liant Lottä aux contes de Perrault paraît explicite, le motif de l’eau qui caractérise le personnage n’est pas non plus sans rappeler une autre figure féminine de la littérature. En effet, nous pouvons voir dans Lottä une réécriture du personnage d’Ophélie dans Hamlet; figure aquatique par excellence, cette dernière ressemble à la femme de Féléor tant dans l’expérience de la folie que dans son funèbre destin. Le personnage de Shakespeare, elle-même porteuse d’une tristesse innée, […] est vouée, dès sa naissance, à un destin tragique qui la mène naturellement, en toute innocence, à la noyade» (Turcotte, 1997, p. 78). Ainsi, tout comme la Lottä de Wilhelmy, Ophélie ne peut fuir son destin. Or, ce qu’il y a d’inné et d’aliénant chez chacune des deux femmes ne tient pas du même registre: Ophélie, dont la folie découle de cette tristesse latente, apparaît comme douce et songeuse, absente et sans éclat. Bref, elle incarne véritablement la passivité de l’élément qui lui est associé, soit l’eau. Elle n’a ni l’aspect ardent de Lottä ni sa sensualité de rousse, et donc sa folie n’a pas la ferveur que nous connaissons à son homonyme. Aussi Ophélie ne semble pas avoir la même lucidité que Lottä en ce qui a trait à sa propre folie. C’est que l’écriture du journal, ainsi que nous l’avons évoqué plus tôt, permet au personnage de Les Sangs de reconstituer une forme de récit, et donc de contrôle, sur sa fièvre. La mort d’Ophélie témoigne toutefois d’un penchant pour l’eau [comblant] son désir d’échapper à la vie qui lui pèse pour avoir la chance de survivre autrement» (p. 78). Cette volonté de survivre autrement relevée par Turcotte, nous la retrouvons bien-sûr chez Lottä qui souhaite s’extraire d’une «mort banale [de] femme déchue» (Wilhelmy, 2013, p. 137) et qui, ce faisant, parvient à subsister dans l’écriture.

Également, la question de la sexualité apparaît centrale dans chacun de leurs deux récits; Ophélie, cette douce vierge» dont la reine comptait parer [le] lit nuptial / […] Et non fleurir [la] tombe» (Shakespeare, 1603 [2002], p. 313), est aussi appelée rose de mai» (p. 269). Le motif de la rose, fleur réputée remarquable pour sa beauté» (Chevalier et Gheerbrant, 1969 [1989], p. 822), évoque d’abord le symbolisme de la régénération. En effet, la rose de mai renvoie à la cérémonie rosalia, rite funèbre advenant tous les ans au mois de mai, et où l’on offrait aux mânes des défunts des mets de roses» (p. 822). Ce surnom octroyé à Ophélie reflète également la virginité de la jeune fille, le mois de mai étant celui de la fécondité (p. 598). Apparaît ainsi la question du passage: de la vie à la mort, de vierge au lit nuptial, le printemps et le rite qui en découle, etc. Chacun de ces éléments évoque la notion de cycle qui semble ainsi dominer autant Ophélie que Lottä.

Une autre caractéristique prégnante du personnage de Shakespeare est la couronne de fleurs qui coiffe la jeune femme lors de sa noyade. Nous retrouvons l’omniprésence du motif des fleurs au travers du récit de Lottä et ce même si, au moment de sa mort, elle n’est pas fleurie ainsi l’était Ophélie. C’est d’abord l’odeur florale de la chevelure de Lottä qui nous informe ici de l’intertexte: ses mèches rousses sentent la rose et le muguet, elles ont le parfum fleuri de l’été» (Wilhelmy, 2013, p. 134). Cet attribut est à ce point déterminant qu’il inspire la représentation picturale qui est faite de Lottä par son père. En effet, la première rencontre de Féléor avec l’image de l’enfant se fait au contact du vitrail sur lequel travaille le père, vitrail qui représente une grande fille rousse aux cheveux vivants et sauvages comme des lianes, tour à tour couronnés de muguet, de coquelicots, de glaïeuls et de gui» (p. 144). Cette représentation de Lottä couronnée de fleurs évoque celle d’Ophélie tressant d’ingénieuses guirlandes / De boutons-d’or, d’orties, de pâquerettes et de longues fleurs pourpres» avant de sombrer dans le ruisseau en pleurs» (Shakespeare, 1603 [2002], p. 288). Sans nous attarder sur la symbolique de chacune des plantes nommées,  nous retenons surtout que la fleur [est] de façon générale un symbole de principe passif» (Chevalier et Gheerbrant, 1969 [1989], p. 447). La couronne de fleurs, attribut partagé tant par Lottä que par Ophélie, renverrait ainsi à la passivité des deux femmes devant leur fatum. Enfin, nous ne pouvons passer outre l’importance de la chevelure comme composante fondamentale de ces deux figures, et dont le mouvement amène naturellement [une] image aquatique»  (Bachelard, 1942, p. 105).

Or, bien que les circonstances de leurs morts respectives se ressemblent et que maints indices dans la constitution du personnage de Lottä nous en informent, les raisons de ce destin inévitable divergent. C’est qu’Ophélie doit mourir pour les péchés d’autrui, elle doit mourir dans la rivière, doucement, sans éclat» (p. 100). La mort d’Ophélie est donc sacrificielle, voire christique, puisqu’elle a pour but de racheter les péchés. Et si elle trouve le repos dans la douceur et sans tapage, nous ne pouvons en dire autant de Lottä qui, ardente jusqu’au dernier moment, agit conséquemment au registre du feu qu’elle incarne. Enfin, ainsi que nous l’avons démontré plus tôt, sa mort tient véritablement d’une affaire de filiation liée à sa condition de femme, et non du sacrifice comme c’est le cas pour Ophélie. Devant tant de points communs liant les deux femmes, nous pouvons dire que le personnage de Lottä constitue une réactualisation du complexe d’Ophélie.

      

Destin individuel contre désordre du corps

À la lumière de cette analyse, il nous apparaît évident que le personnage de Lottä fait l’expérience d’une forme de rite s’inspirant de ceux des contes de Perrault. S’il s’agit, dans son cas, d’un récit pubertaire, sa trajectoire fait écho à celle des six autres femmes de l’ogre dans la mesure où leurs destins particuliers évacuent toute forme de domesticité de l’apprentissage social et culminent dans la mort. Elles témoignent ainsi d’une littérature contemporaine des femmes [où sont] privilégi[ées] des personnages féminins qui se placent en porte-à-faux avec les attentes écrites pour elles dans les contes traditionnels et cessent de “ prendre soin ” […] d’elles-mêmes comme des autres (pères, maris, enfants, ami.es et étrangers)» (Larochelle, 2019, p. 31-32). En ce sens, Lottä et ses congénères sont créatrices d’une cosmogonie nouvelle où la domesticité n’a plus lieu d’être, celle-ci ne faisant plus partie de l’éthique du mariage. C’est plutôt la compétition qui prime, voire la jouissance personnelle passant par le prisme du corps: car en effet, même si ces femmes donnent leur vie, se laissent assassiner pour le bon plaisir de l’ogre, c’est avant tout pour tenter de gagner la lutte qu’elles entretiennent avec leurs rivales (passées et futures)» (p. 32). Elles apparaissent donc motivées par la volonté d’incarner la plus désirable dans la mort, d’être sauvées d’une mort banale [de] femme déchue» (Wilhelmy, 2013, p. 137), ainsi que l’exprimait Lottä. Les amantes de Féléor rappellent ces femmes décrites par Verdier, ces femmes vulnérables aux éléments de l’univers extérieur et dangereuses tout à la fois pour eux […] tour à tour menaçantes et menacées dans [et par] leur corps» (1979, p. 56). Cette aspiration à dépasser les limites corporelles, poussée à son expression la plus extrême dans Les Sangs, rend compte d’un déplacement des enjeux entourant l’union amoureuse. Nous retrouvons chez Lottä la volonté de se démarquer, c’est-à-dire d’affirmer sa trajectoire particulière. Elle souhaite ainsi rompre avec la filiation et le destin, donc rompre avec la fatalité du corps. Et si ce désir semble de prime abord voué à l’échec puisque la folie aura raison de sa vie physique, la marque laissée par l’écriture du journal rend cependant compte d’un pouvoir agentif restitué. Lottä s’éloigne de ce fait de la figure d’Ophélie qui ne connaît pas ce pouvoir restitué.

Ainsi, un regard ethnocritique nous permet d’appréhender Les Sangs selon cette culture qui pétrie le texte: bien que les femmes imaginées par Wilhelmy évoluent selon les principes générationnels et genrés des contes traditionnels, elles apparaissent dotées d’une individualité proprement contemporaine. Ce même regard ethnocritique permet de mettre en lumière les multiples intertextes qui traversent le roman: de La Barbe bleue» à Peau d’âne» en passant par le complexe d’Ophélie, maintes figures consacrées de la littérature sont convoquées afin de participer du système culturel du texte. Notre lecture, en s’inscrivant dans la continuité des travaux de Bakhtine et des ethnocriticien·es, cherche ainsi à ne pas séparer la littérature de la culture, et […] à faire comprendre le fait littéraire dans sa différentialité, à l’intérieur de l’ensemble que constitue la culture d’une époque» (Bakhtine, 1979, p. 345-346). Ce faisant, la signification du roman Les Sangs se révèle dans un nouvel angle; bien qu’il trouve inspiration dans les contes de Perrault, il nous (ra)conte bel et bien «ce qui se passe quand on [s’]écarte»; ce qui se passe quand une femme s’écarte et restitue l’ordre par l’écriture.

     

Médiagraphie

Bachelard, Gaston (1941), L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, [version PDF], Paris, Librairie José Corti, 267p.

Bakhtine, Mikhaïl (1970), L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. du russe par Andrée Robel, [version PDF], Paris, Gallimard, 471p.

Bakhtine, Mikhaïl (1979), Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, coll. «Les études littéraires aujourd’hui», p. 345-346.

Chevalier, Jean et Gheerbrant, Alain (1982), Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Éditions Robert Laffont, Aylesbury, 1061 p., en ligne, <https://archive.org/details/dictionnairedessymbolesmythesrevescoutumesgestesformesfigurescouleursnombresjean/page/n145/mode/2up>, consulté le 18 novembre 2021.

Larochelle, Marie-Hélène, (2019), Ras-le-bol du care: une appropriation des codes du conte», Voix et Images, vol. 43, no 3, printemps-été, 29–40, en ligne, <https://www.erudit.org/fr/revues/vi/2018-v43-n3-vi03946/1051084ar.pdf>, consulté le 24 novembre 2021.

Larochelle, Mari-Hélène (2019), Ethique et violence chez Audrée Wilhelmy», www.revue-analyses.org, vol. 14, no 2, automne-hiver, p. 49-65, en ligne, <https://uottawa.scholarsportal.info/ottawa/index.php/revue-analyses/article/view/4619/3804>, consulté le 20 novembre 2021.

Perrault, Charles (1981), «Peau d’âne», dans Contes, Paris, Gallimard, coll. «Folio classique», p. 95-115.

Pearrault, Charles (1981), «La barbe bleue», dans Contes, Paris, Gallimard, coll. «Folio classique», p. 147-154.

Turcotte, Jeanne. (1997), Ophélie ou la tristesse faite adolescente», Québec français, numéro 107, automne, p 78–80, en ligne, <https://www-erudit-org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/fr/revues/qf/1997-n107-qf1205255/56402ac.pdf>, consulté le 20 mai 2022.

Scarpa, Marie, Le personnage liminaire», Romantisme, vol. 3, no 145, 2009, p. 25 à 35, en ligne, <https://www.cairn.info/revue-romantisme-2009-3-page-25.htm>, consulté le 20 novembre 2021.

Shakespeare, William (1603 [2002]), Hamlet, trad. de Jean-Michel Déprats, Paris, Gallimard, 405p.

Verdier, Yvonne (1979), Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard, p. 46-72.

Verdier, Yvonne (1995), Coutume et destin. Thomas Hardy et autres essais, Gallimard, p. 30.

Van Gennep, Arnold (1909 [1981]), Les rites de passage, Paris, Éditions A. et J. Picard, 1981, 288 p., en ligne, <https://www.berose.fr/IMG/pdf/les_rites_de_passage_1909.pdf>, consulté le 1er décembre 2021.

Wilhelmy, Audrée (2013), Les Sangs, Montréal, Leméac, 168p.

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    A. Van Gennep définit le rite de passage comme accompagnant tout changement, qu’il soit d’état, de lieux, d’âge ou de situation sociale. Il modèle ainsi le rite selon cette séquence en trois temps: phase de séparation, phase de marge et, enfin, phase d’agrégation (Van Gennep, 1909 [1981]).
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