Entrée de carnet

Quand roman et performance se recoupent: Paul Auster et Tehching Hsieh

Bertrand Gervais
couverture
Article paru dans Réflexions sur le contemporain, sous la responsabilité de Bertrand Gervais (2011)
Qu’ont en commun Tehching Hsieh et Paul Auster? En 1981-1982, ils ont tous deux exploré les rues de Manhattan, le premier lors d’une perfomance d’un an, le second dans le cadre de son roman Cité de verre. La réflexion qui suit entreprend de mettre en relation ces deux projets.
(Merci à Juliette Roiné d’avoir attiré mon attention sur les performances de T. Hsieh)
 L’artiste taïwanais Tehching Hsieh entreprend à New York en 1981-1982 une nouvelle performance s’étalant sur une année (il en fera cinq en tout entre 1978 et 1986). Il choisit de passer une année entière dehors. Dehors, c’est-à-dire sans jamais entrer dans un édifice, un métro, un train, une voiture, un avion, un bateau, une caverne ou une tente (ce sont les éléments mentionnés dans sa lettre d’intention, signée avant le début de sa performance). Tel un itinérant, uniquement muni d’un sac à dos et d’un sac de couchage, il arpente les rues de Manhattan du 26 septembre 1981 au 26 septembre 1982.
 Durant cette période, il est pris en photo, marchant dans les rues, dormant dans des parcs, sur des bancs, de plus en plus fatigué, harassé et sale, de plus en plus soumis aux lois de l’itinérance, les nuits perturbées, les déambulations sans fin, les besoins vitaux comblés de peine et de misère. Parmi les témoignages de cette performance, il n’y pas que des photos et des affiches, il y a aussi des plans de Manhattan sur lesquels Hsieh trace ses propres parcours dans la ville. Avec un crayon rouge, il détaille ses itinéraires, qui apparaissent chaque fois comme une figure singulière plaquée sur le plan de la ville. Des losanges, des formes allongées ou irrégulières, des ailes de papillon ou encore des lettres de l’alphabet. Dans Out of Now (Heathfield et Hsieh, 2015), le livre consacré à ses performances, on trouve reproduits certains de ces plans aux pages 204-228. Ce sont en tout 385 plans de la ville qui se voient ainsi réunis, témoignages schématiques mais tout de même d’une grande précision de ses déambulations, réduites à une simple ligne. Comme le dit Adrian Heathfield, « his yearlong travail was eventually documented by meticulously hand-marked daily  maps of his course around the city » (2015, p. 37)

Tracés de journées de déambulation portés sur un plan de New York (Tehshing Hsieh, Out of Now)

Tracés de journées de déambulation portés sur un plan de New York (Tehshing Hsieh, Out of Now)

La performance de Hsieh mérite en soi qu’on s’y attarde, car elle s’impose comme une entreprise majeure et une incroyable tentative d’épuisement: épuisement de l’artiste qui doit vivre dans le plus grand dénuement, épuisement d’un lieu car il ratisse chaque jour les mêmes rues, les mêmes quartiers de New York, épuisement d’un temps, car il s’impose une contrainte d’une année entière, 365 jours, par un de moins pas un de plus. Mais ce n’est pas pour cette raison que je l’aborde ici. C’est pour son lien à un roman new-yorkais, paru en 1985 mais écrit en 1981-1982, en même temps que Hsieh sillonnait les rues de New York. Un roman qui a fait couler beaucoup d’encre et qui a valu à son auteur une renommée internationale. C’est City of Glass (Cité de verre) de Paul Auster. Ce roman qui s’inspire du genre policier reprend en effet des éléments au cœur de la performance de Hsieh. Il met en scène un personnage qui sillonne les rues de New York, déambulation qui a pour but de tracer à même le sol de la ville les lettres du syntagme « the Tower of Babel ». Et il joue avec un second personnage qui s’impose la contrainte de rester le plus longtemps possible dans une ruelle de New York (il résistera 3 mois), sans jamais entrer nulle part.

Daniel Quinn marchant dans Manhattan (mis en image par Karasik et Mazzucchelli)

Daniel Quinn marchant dans Manhattan (mis en image par Karasik et Mazzucchelli)

La performance de Hsieh est scindée en deux et intégrée à une mise en intrigue complexe. La déambulation dans la ville en tant qu’inscription d’une ligne, d’un parcours qui, lorsque porté sur un plan, dessine une figure, est accomplie par Peter Stillman père. En fait, Stillman est suivi par Daniel Quinn, un détective privé, et c’est ce dernier qui, lors de sa filature, trace dans son carnet les lignes dessinées par les déambulations du premier. Et c’est ce même Quinn qui, voulant protéger son client d’une attaque possible de Stillman, décide de rester caché de longs mois devant l’édifice de son client, reproduisant de ce fait une autre dimension de la performance de Hsieh.
Paul Auster connaissait-il la performance de Hsieh qui avait lieu au même moment? En avait-il entendu parler? Était-ce dans l’air du temps? Une rumeur qui se propageait et dont il a pu s’emparer? Auster a régulièrement intégré dans ses romans des problématiques artistiques ou encore des figures de l’art contemporain, pensons notamment à la présence de Sophie Calle dans Leviathan.
Dans son roman, il ne fait nullement mention de Hsieh et de son année passée dans les rues de New York. Il renvoie plutôt aux situationnistes, à Charles Baudelaire, à la flânerie, voire à Georges Perec, notamment dans l’extrait de carnet de Quinn qui est reproduit dans le roman, où l’entreprise de description du monde ressemble aux listes de Perec dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975). Par contre, la période de rédaction de son roman coïncide avec la période de performance de Hsieh. Et les principaux éléments de cette performance se retrouvent dans le roman, dans des états de diffraction importants il va sans dire, mais tout de même présents.
Il est intéressant de noter par contre que l’adaptation en bande dessinée de City of Glass, par Paul Karasik et David Mazzucchelli, avec la complicité d’Art Spiegelman, reprend de façon explicite le lien entre le plan de New York et la déambulation de Quinn. Sur une des planches de la bédé, reprise sur la couverture, on voit Quinn marcher, dessiné en plongée, et l’arrière-plan du dessin est le plan de New York, le même type de plan en noir et blanc qui est utilisé par Tehching Hsieh pour noter ses parcours. Le lien semble beaucoup plus explicite.
J’ai déjà beaucoup écrit sur ce roman de Paul Auster et croyais bien en avoir fait le tour (2011; 1995), je découvre avec Hsieh une nouvelle facette de ce texte, une ligne secrète qui unit écriture et performance dans un rapport à la ville et au territoire marqué par le littéral et la défamiliarisation.
Bibliographie
Adrian Heathfield et Tehching Hsieh, Out of Now. The Lifeworks of Tehching Hsieh, The M.I.T Press, 2015.
Paul Auster, City of Glass, Penguin Books, 1985.
Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Paris, Christian Bourgois, 1975.
Bertrand Gervais  «Paul Auster et la vie secrète des événements», Poétiques et imaginaires de l’événement, N. Xanthos et A. M. Parent, éds., Montréal, cahiers Figura, vol 28, 2011, p. 97-110.
Bertrand Gervais, «Au pays des tout derniers mots: une Cité de verre aux limites du langage», L’œuvre de Paul Auster, Acte sud/Université de Provence, 1995, p. 86-101.
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