Prolégomènes terminologiques

Bertrand Gervais
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Article paru dans Réflexions sur le contemporain, sous la responsabilité de Bertrand Gervais (2010)

Le terme «contemporain1Voir Réflexions sur le contemporain» est d’une grande malléabilité, et il convient de l’étudier dans ses utilisations non seulement historiques, mais phénoménologiques et langagières. Le terme est tout aussi élastique dans sa portée que peut l’être le temps dans l’expérience subjective que nous pouvons en faire et, au-delà de l’assertion préliminaire que le contemporain, c’est le présent, sa véritable portée est soumise à de multiples torsions et interprétations. Pour bien en comprendre la signification du terme, commençons par le plus simple, c’est-à-dire par une brève exploration de ses usages langagiers. Les réflexions qui suivront exploreront d’autres aspects de la question, que ce soit le rapport au temps et au présentisme qui caractérise notre époque, la distance critique requise pour rendre compte du contemporain, ses manifestations culturelles et médiatiques, etc.

Est contemporain, nous dit Le Grand Robert de la langue française, ce qui est du même temps que. En d’autres mots, le contemporain est une mise en relation entre deux éléments: x est contemporain de y; x est du même temps que y. Cette mise en relation vaut aisément pour les choses, les inventions et les événements. Donnons quelques exemples.

  1. La commercialisation d’Internet est du même temps que l’administration Clinton.
  2. Le crash boursier de 2008 est contemporain de la deuxième guerre en Iraq.
  3. La publication des Fleurs du mal est contemporaine du tremblement de terre de Naples.

Dans cet usage du terme, on peut noter les faits suivants:

i) Le premier terme semble devoir être, soit équivalent au second (un événement est contemporain d’un autre événement); soit plus réduit dans sa portée que le second (un événement [ponctuel] est contemporain d’une situation [générale]). Il en est ainsi, entre autres, parce que la situation sert de référence à l’événement. Ainsi, en 2, le crash est un événement qui se produit dans l’intervalle de temps ouvert par cette situation qu’est la guerre en Iraq, devenue élément de référence dans la comparaison.  

Mais peut-on dire le contraire? Est-ce qu’une situation peut être contemporaine d’un événement?

2.1. La deuxième guerre en Iraq est contemporaine du crash boursier de 2008.

Il semble qu’il y ait là un problème de perspective. Mais déjà, le crash ressemble plus à une situation qu’à un événement, puisque ses effets se feront sentir aussi longtemps (sinon plus) que la durée de la guerre. Si on accentue l’écart entre les deux termes, on obtient des résultats plus probants.

2.2. L’élection de Barak Obama est contemporaine de la deuxième guerre en Iraq.

2.2.1. La deuxième guerre en Iraq est contemporaine de l’élection de Barak Obama.

On voit la tension apparaître en 2.2.1. Comme s’il y avait une erreur logique qui se dessinait sous la relation temporelle. L’erreur est réduite, cela dit, si on considère par métonymie l’élection comme représentant le mandat du président démocrate dans sa totalité. Mais, si on maintient le caractère ponctuel de l’événement, alors 2.2.1. paraît incongru.

En fait, on voit s’imposer une seconde modalité de mise en relation. Une autre règle d’ordonnancement des termes est déterminée par le fait que l’élément servant de référence n’est pas seulement d’une portée temporelle plus importante, mais d’un retentissement plus grand. Un événement connu est tout aussi apte à servir de référence qu’une situation à grande portée temporelle.

Ainsi, quand deux événements sont mis en relation, le second doit être plus connu que le premier, car il lui sert de référence.

3.1. O Guarani, le roman de José de Alencar, est contemporain des Fleurs du mal.

3.2. Les Fleurs du mal est contemporain de O Guarani.

À moins d’être brésilien et de considérer la publication de Baudelaire comme un événement secondaire, la proposition 3.1 répond à nos attentes, tandis que 3.2 y contrevient.

ii) Il ne faut pas qu’il y ait de relation causale entre les deux termes. Ainsi la proposition 2 est aisée à accepter, parce qu’il n’y a aucune relation causale évidente entre les deux. Par contre, la proposition 2.3 ne l’est pas.

2.3 La présidence de George W. Bush est contemporaine de la deuxième guerre en Iraq.

C’est le moins qu’on puisse dire… Et c’est tellement peu qu’on se dit spontanément que c’est un mensonge, une tentative de manipulation. La présidence de Bush n’est pas contemporaine de cette guerre, elle en est à l’origine. Affirmer qu’elle ne lui est que contemporaine, c’est dire qu’elle n’en est pas responsable, qu’elle n’a rien à voir avec son déroulement, ce qui est historiquement faux.

La relation temporelle est la relation la plus simple qui puisse exister entre deux événements ou situations. Ils sont co-présents dans un même temps. Dès que cette relation se complexifie, la forme plus complexe subordonne la plus simple. La causalité subordonne la co-présence. L’implication, la participation, l’imposition subordonnent la co-présence, etc.

Affirmer la contemporanéité de deux événements, c’est rapprocher deux choses qui sont séparées, qui sont habituellement considérées de façon isolée et suggérer leur rapprochement.

Affirmer la contemporanéité de deux événements intimement liés, c’est réduire une relation complexe à sa forme la plus simple. C’est faire un euphémisme ou alors chercher à nier cette relation.

iii) Il faut que la relation soit signifiante. Ainsi, la proposition 3 ne nous donne que peu d’informations et paraît de ce fait inintéressante, voire inutile. En quoi affirmer la contemporanéité du tremblement de terre de Naples et la publication des Fleurs du mal nous éclaire-t-il sur l’un ou l’autre de ces événements? La relation établie explicitement ne nous permet pas de comprendre mieux l’un ou l’autre de ces faits. Elle apparaît d’ailleurs tout à fait arbitraire. Le monde est composé de faits qui se déroulent soit en même temps, soit à des moments différents. Affirmer la contemporanéité de deux faits, c’est supposer l’intelligibilité ou la pertinence de leur réunion.

Souvenons-nous de la phrase de Pascal, «Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance». On comprend spontanément que deux visages dissemblables ne provoquent absolument rien par leur réunion. Celle-ci n’a aucune pertinence…

Si affirmer la contemporanéité de deux faits, c’est faire peu en termes référentiels, puisque la relation établie y est minimale (la conséquence du point ii), il faut que l’affirmation ait une valeur argumentative quelconque, qu’elle ait une fonction discursive. Pour le dire simplement, il faut qu’elle fasse réfléchir ou rire.

iv) Est contemporain ce qui est du même temps que. Notons que le syntagme utilisé n’est pas «être en même temps que», mais bien «être du même temps que».

Qu’est-ce qui diffère entre les deux expressions? La différence est ténue, mais elle tient au fait que, dans le premier syntagme («être en»), le temps semble être compris comme une simple ligne qui entre en intersection avec les deux événements, tandis que, dans le second («être du»), le temps est compris comme un intervalle doté d’une certaine durée, durant laquelle les deux événements en question se sont produits. Le «temps» de l’expression «être du même temps que» nous place du côté de la durée, de la période, de l’époque: x et y sont de la même époque.

Ces deux expressions ne sont pas équivalentes. Ainsi, on peut dire que deux événements sont du même temps, sans qu’ils se soient produits en même temps. Ils peuvent ne pas entrer en intersection avec la même ligne temporelle. Les élections de Jean Charest au Québec et de Barack Obama aux États-Unis ne se sont pas déroulées en même temps, la même semaine par exemple, mais elles ont eu lieu durant la même période. Elles sont «du même temps» et contemporaines l’une de l’autre, quel que soit notre sentiment à l’égard de ces deux politiciens…

Être contemporain implique donc une conception du temps abordée du point de vue de sa durée plutôt que de son passage, de l’intervalle plutôt que de la ligne, de l’imperfectif plutôt que du perfectif (pour établir une analogie avec les modes verbaux).

Notre perception du temps est élastique, on le sait depuis les réflexions de Saint Augustin. Quelles sont les limites de cet intervalle de temps ouvert par l’idée d’une époque ou d’un même temps? On convient aisément que ces limites ne sont pas fixes, qu’elle ne cessent de varier. Quand commence ou se termine une époque? Si le centre de l’intervalle peut paraître évident (pour certains, car même un tel centre peut être contesté…), ses frontières sont essentiellement floues. Certains événements permettent de déterminer le début ou la fin d’une époque. Par exemple, pour bien des gens, les événements du 11 septembre 2001 ont marqué notre entrée dans le XXIe siècle. Les limites de cette période sont notées de façon précise, du moins en amont. Mais de telles occurrences sont rares, et plus souvent qu’autrement les bornes d’une époque sont floues et établies de manière arbitraire. Elles peuvent devenir des conventions et s’imposer, mais cela ne leur retire en rien leur caractère arbitraire.

v) Le Robert présente un second usage du terme qui précise que le contemporain est ce qui est de notre temps. Cet usage est une conséquence directe du premier usage et de sa conception en durée du temps. C’est une simplification de la mise en relation, où le second terme disparaît du fait d’être partagé et de ne poser aucun problème de reconnaissance. Ainsi, un événement contemporain est un événement qui est du même temps que la situation actuelle ou l’époque actuelle. C’est intuitivement juste.

Le contemporain devient synonyme de l’actuel. L’époque contemporaine est la situation actuelle. Le cinéma contemporain est le cinéma actuel, le cinéma du même temps que maintenant. On ne peut pas en dire autant, par contre, de l’art contemporain, qui renvoie à un usage spécifique du terme. Il faudra revenir sur la question.

vi) Complétons ce tour d’horizon avec une dernière réflexion. Seuls les événements et les situations ont été examinés jusqu’à présent. Qu’en est-il des existences, des vies? Des idées et des théories? Évidemment, elles peuvent être contemporaines les uns des autres. Mais que disent-elles de la période? De ce temps qu’ils partagent?

Ainsi,

  1. Paul Auster est contemporain de Don DeLillo.

Pour qui connaît la littérature américaine, l’affirmation est de bon aloi. Les deux auteurs se connaissent, leurs esthétiques se rapprochent, on peut aisément dire qu’ils sont du même temps. Ceci dit, la proposition choque l’oreille. On affirmera plutôt:

4.1 Paul Auster est un contemporain de Don DeLillo.

C’est dire que nous passons de l’épithète au substantif, via l’élision. Paul Auster est un auteur contemporain de Don DeLillo; Paul Auster est un auteur qui est du même temps que Don DeLillo. Mais comme les deux sont des auteurs, on abrège.

Mais que doit-on penser de:

4.2 Paul Auster est un contemporain de Donald Barthelme.

Le problème ici vient du fait que Barthelme est mort en 1989. Auster a déjà fait paraître la Trilogie new-yorkaise en 1989, de même que Le voyage d’Anna Blume, L’invention de la solitude, et des recueils de poésie. Mais il publiera encore dix autres romans, sans compter des nouvelles, des scénarios, du théâtre. Le début de la carrière de Auster entre en intersection avec la fin de celle de Barthelme. Sont-ils des contemporains? Sur un plan esthétique, manifestement, Barthelme vient «avant» Auster. Le postmodernisme de ce dernier n’est possible que parce que des auteurs comme Barthelme ont publié des recueils et des romans dans les années 60, 70 et 80, qui ont permis à la métafiction de se développer et de connaître le succès qu’on lui connaît. Si nous devions faire un arbre généalogique, Barthelme serait en dessous de Auster, comme son prédécesseur. Sont-ils alors contemporains?

Cette dernière question nous conduit à déborder la simple dimension temporelle de la contemporanéité afin d’aborder un rapport entre les esthétiques, entre les conceptions du monde, de l’art et de la littérature.

Que doit-on comprendre de cette exploration langagière du contemporain?   

Il appert que l’affirmation de la contemporanéité est une relation minimale, qui peut servir de point de départ à des réflexions ultérieures, se déployant cette fois-ci au cœur même des pratiques artistiques, culturelles et artistiques qui sont visées. Une interrogation telle que «De quoi est faite l’époque contemporaine?» ne peut se suffire d’une réponse réaffirmant comme une lapalissade qu’elle est faite des événements, des situations et des pratiques artistiques de notre temps.

Le temps n’est jamais que la pointe de l’iceberg. Il n’est jamais que l’arrière-plan de nos vies, le tissu même de nos perceptions.

Une fois réglée la question temporelle du contemporain, il reste à savoir quel imaginaire est convié par ses tensions et vecteurs.

Cet article a d’abord été publié sur Salon Double le 9 septembre 2009.

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