Entrée de carnet

Politiser l’image. Quelques pistes de réflexion féministes sur l’oeuvre de Karoline Georges

Iraïs Landry
couverture
Article paru dans Toucher une image, sous la responsabilité de Bertrand Gervais et Sylvano Santini (2015)

Toucher une image quand on est une homme et toucher une image quand on est une femme, ce n’est pas le même geste. Ces quelques lignes souhaitent, comme leur titre l’indique, politiser l’image et ses manipulations en s’intéressant à un des aspects de la réception initiale du travail artistique de Karoline Georges sur Second Life.

Karoline Georges est une artiste qui manipule divers médiums, dont l’écriture et la photographie. Son roman Ataraxie, qui raconte l’histoire d’une « perfectionniste […] séquestrée par son amant qui la livre aux sévices d’une coiffeuse tortionnaire[1] », a donné suite à une œuvre impressionnante, produite à partir des possibilités techniques du logiciel Second Life : Karoline Georges a en effet réanimé le personnage d’Ataraxie en inscrivant la quête de perfection de celui-ci dans une série d’images (sous la forme de captures d’écran) d’un avatar, évoluant peu à peu, créé à son nom (et, c’est le cas de le dire, à son image, une image en constant changement donc une image en mouvement). Lors de sa conférence à l’UQAM le 4 novembre dernier, Karoline Georges mentionnait que le blogue des images en série d’Ataraxie a causé une commotion chez les utilisateurs réguliers de Second Life. Ce blogue à vocation artistique ne respectait pas les codes de manipulation des images érigés par la communauté de Second Life. Cette communauté, Georges le dit, ce sont les geeks, ces hommes (car ce sont principalement des hommes) qui consacrent la plus grande partie de leur existence à travailler derrière un ordinateur, à exister dans les internets derrière des avatars de toutes sortes (des personnages de jeux vidéo, des noms d’utilisateurs de forums, des personnages de Second Life, etc.), ces avatars étant d’une grande importance, car ce sont des images d’eux-mêmes qu’ils ont enfin l’impression de contrôler. Pourquoi, est-on en droit de se demander, le travail artistique de Georges a-t-il causé cette commotion? Quels codes, exactement, furent transgressés par cette femme artiste multidisciplinaire? Plusieurs réponses viennent à l’esprit, mais la plus évidente est la suivante : une femme a décidé de manipuler des images de femme et, par là, de mettre au jour le lien indissoluble que des millénaires de patriarcat ont solidement tissé entre le masculin qui « touche l’image » et le féminin qui « devient image ». Ce n’est pas un hasard que le personnage d’Ataraxie, dans le roman éponyme, se fasse d’abord séquestrer par son amant, puis torturer par une coiffeuse. Il n’y aurait pas de ces tortures, qu’elles soient ou non administrées par des femmes, s’il n’y avait pas d’abord un regard masculin pour emprisonner l’image et s’arroger le plein pouvoir sur l’agencement de ses composantes. On ne s’étonnera pas qu’un projet photographique né d’une telle trame narrative ait dérangé une communauté d’hommes peu habituée à devoir affronter de plein fouet les conséquences de leur manipulation des images de femmes. (On n’aura qu’à souligner l’évident parallèle avec l’odieuse campagne de haine misogyne dont fut victime la créatrice de jeux vidéos Zoe Quinn l’été dernier, initiée, justement, par un amant déchu désireux de s’approprier l’image virtuelle de son ancienne flamme, et qui mit en lumière la solidarité inaliénable entre les hommes de cette société disséminée d’hommes rejetés[2].) Cette série d’images produite par Georges, si elle est bel et bien construite à travers le prétexte du comportement vainement coquet historiquement associé à la féminité, le fait imploser à partir de cette position interne, ne serait-ce que par son extrémisme revendiqué. Les limites douloureuses de l’objectification masculine s’en voient dès lors surlignées, au grand dam de ces messieurs cachés derrière leurs précieux écrans de fumée.


[1] http://www.karolinegeorges.com/#!ataraxie/c1z3y, consulté le 9 novembre 2015.

[2] http://www.lemonde.fr/pixels/article/2014/08/22/une-creatrice-de-jeux-video-victime-d-une-vaste-campagne-de-harcelement-en-ligne_4474760_4408996.html, consulté le 9 novembre 2015.

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