Entrée de carnet

Politiser la disparition

Lou Villapadierna
couverture
Article paru dans Revenir et s’écrire dans les traces, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Katya Montaignac (2023)

     

La bio-performativité pointe qu’il y a une disparition. Une disparition terrestre qui est l’extinction de plusieurs espèces vivantes —animales, végétales, bactérielles— dû à une hiérarchisation aigue de l’être humain face aux autres formes de vies avec lesquelles il cohabite. Ces formes de vies autres disparaissent à cause d’un processus d’«emprise» systémique (Toledo, 2021) qui se fonde sur une instrumentalisation du désir au dépens des besoins (Curtis, 2002). Cette emprise se caractérise également par un développement de plus en plus accru de la machine néo-libérale, celle qui finalement fit entrer la terre dans une nouvelle époque géologique au sein de laquelle les notions de nature/culture sont plus que jamais réelles (Latour, 2015). C’est la disparition d’un lien relationnel, voir communicationnel avec l’altérité dont l’être s’est éloigné. Ce lien s’est disjoint au cours du processus évolutif et moderne. Que faut-il faire quand il y a disparition? Que faut-il faire quand on commence à comprendre comment ça disparaît? La bio-performativité, est fondamentalement action pour la relation. Elle est la création d’une nouvelle fiction dialectique par et avec l’autre qu’humain. Elle est réparation, attention, guérison, révolution. Ces concepts sont fondamentaux pour les nouvelles pratiques somatiques élargies énoncées dans la recherche de Clavel et Legrand intitulée Écosomatiques.  Elles permettent de limiter, voir empêcher la perte et de tisser des liens avec l’altérité autre qu’humaine pour retrouver une certaine liberté dans l’écriture d’une histoire commune (Stengers, 2003). Ensemble, les entités humaines et non-humaines peuvent grandement participer à l’avancer des devenirs propres (Ingold, 2013) au sein d’enjeux communs —comment habiter, comment dialoguer, comment soigner.  Le Fleuve qui voulait écrire en est un exemple puissant.

Le Fleuve qui voulait écrire est une œuvre poético-théorique chorale dirigée par Camille de Toledo. Il y orchestre le «Parlement de Loire» pour prévenir de la gravité de l’état du fleuve. Ce dernier, Loire (dont l’article définit a été supprimé pour plus humanité?), manifeste d’importants symptômes de sécheresses dû au réchauffement climatique. Cette entreprise juridico-littéraire annonce d’emblée par le titre qu’il est possible qu’une entité non-humaine devienne personnalité juridique par sa capacité à manifester de l’affect, voire une plainte. Il est alors possible de retranscrire cette «parole de fleuve» en signe de langue française. C’est donc par et grâce au langage que la «puissance d’agir» (Toledo, 2021) s’active. C’est utiliser l’arme de l’autorité, le langage, contre le pouvoir étatique humain. Est-ce que l’écriture fait partie des pratiques éco-somatiques, bio-performatives? Pourrait-elle être perçu comme tel? Comment écrire l’histoire commune? Comment écouter les «voix du monde»? Comment transmettre les devenirs des formes de vies? «C’est une triste chose de songer que la nature parle et que le genre humain n’écoute pas.» (Hugo, 1870) Comment faire parler sans coloniser? Comment écouter sans incomber à celui qu’on écoute ses propres affects et normes héritées?

     

Bio-sémiotique et scripto-centrisme: tentative poétique de réconciliation et limite de l’écriture

Est-ce que l’outre-voix peut être un outil bio-performatif?

L’outre-voix est un objet poético-conceptuel qui anime ma recherche actuellement. Elle participe je l’espère à l’avancement des connaissances théoriques et plastiques liées aux pratiques éco-somatiques, et bio-performatives à travers les médiums de l’écriture, de la voix et de la performance.

Pour lui donner une définition, l’outre-voix peut être définie comme n’étant ni sonore, ni corporelle, ni discursive. Elle ne peut être entendue, lue, ou expérimentée. Elle refuse toute actualisation par le son, le souffle et l’écoute. La voix virtuelle est donc la voix soustraite au réel. Elle se déploie dans sa considération et non par sa perception. Elle se caractérise par de nouveaux enjeux philosophiques, artistiques et politiques et est délimitée par une nouvelle matière vocale, débarrassée de son embarras phénoménologique. Ce projet de recherche part ainsi du postulat suivant: toute entité vivante ou non vivante possède une voix/plusieurs voix, réduites au silence de leur virtualité (Deleuze, 1983) par la construction souvent violente de l’unicité exclusive de notre espèce. L’enjeu de cette recherche sera de savoir comment la notion théorique de voix virtuelle et sa résonance dans l’art contemporain, la littérature et la musique, permet l’émergence de nouvelles zones de dialogue avec le vivant comme avec le non-vivant, à une époque où̀ il devient crucial de reconsidérer notre place dans le macrocosme terrestre et nos modes d’interactions colons et hiérarchises avec les autres entités qui le peuplent à nos côtés.

    

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