Entrée de carnet

Nommés extraterrestres, classés familiers 

Yolie Guérard
couverture
Article paru dans Écodramaturgies: questions, repères, dispositifs, sous la responsabilité de Catherine Cyr (2022)

Humus / Homo

Animaux / Humains

Animalité / Humanité

Êtres sauvages / Êtres civilisés

Autre qu’humain / Humain

Animaux non-humains / Animaux humains

Alien / Kin

Pourtant, tous ensemble, tous animaux

Je me répète ces mots si simples, mais lourds de sens.

Je me répète ces oppositions faisant varier la valeur animale selon le terme utilisé. Les deux derniers, formant l’appellation alien kin, soulignent que nous connaissons les autres animaux bien qu’ils restent profondément un mystère. En suivant le sens de la liste évoquée plus haut, alien peut être synonyme de « animal » et kin de « humain ». Cette désignation évoque elle aussi l’idée d’altérisation, celle-ci concernée par le présent texte.

Le qualificatif « alien » illustre bien ces distances, spatiale et psychique, mises en évidence par les actions défavorables des animaux humains envers ceux non-humains. Ce sont d’ailleurs ces comportements à l’égard des animaux qui ont inspiré, sinon influencé, le traitement qui a longtemps été celui des personnes racisées et des femmes. Ce n’est pas tout à fait ce dont nous parle Morizot, mais je suis d’avis qu’on peut y lier cette idée qui rend dicible un élément marquant à la racine des oppressions. D’ailleurs, envisager les autres formes du vivant comme des aliens prouve que nous ne concevons toujours par ces « autres » comme des cohabitants, mais plutôt comme des étrangers, des envahisseurs, des vermines, etc. En effet, nous opposons radicalement deux classes d’individus. La première classe, « humus » ou « animalité », symbolise la nature, la sauvagerie et le manque de complexité tandis que l’autre, « homo » ou « homme », symbolise la sagesse, la culture, la compassion et l’intelligence. Bien entendu, en société occidentale, il nous faut être cette deuxième version. En contraste avec cette vision manichéenne, Morizot avance que

[c]es […] rapports entre humain et animalité sont fau[x] et toxiques : les animaux ne sont pas plus bestiaux que nous, pas plus qu’ils ne sont plus libres. Ils n’incarnent pas une sauvagerie débridée et féroce (c’est un mythe de domesticateur), pas plus qu’une innocence plus pure […]. Ils ne sont pas supérieurs à l’humain en authenticité ou inférieurs en élévation : ils incarnent avant tout d’autres manières d’être vivant. (Morizot, 2020, p. 24)

Ces propos lucides ébranlent la hiérarchisation du vivant. En même temps de questionner les agissements des uns sur d’autres plus vulnérables, ils élucident les fausses analogies nourries par l’imaginaire et par l’histoire. Les animaux non-humains sont bel et bien d’autres manières d’être vivant.

Impossible d’ignorer la familiarité entre animaux humains et non-humains. Morizot la recadre avec l’exploration des pratiques sociales lupines. Celles-ci permettent d’identifier des formes d’intelligence et d’autodétermination au-delà d’une interprétation de leurs gestes basée sur une mécanisation instinctive. Les pratiques sociales sont manifestes chez les loups comme chez les humains bien que ces derniers soient influencés par la subjectivité culturelle. Bien sûr, nous pourrions voir l’alien kin sous d’autres apparences animales. Il y a un lien puissant et malléable qui rassemble tous les animaux peu importe la complexité de leurs langages ou de leurs pratiques sociales. Nous parlons ici d’êtres qui ressemblent aux humains en ce qui concerne l’ADN, mais plus encore. C’est ce qui fait tout l’intérêt du terme kin ou « familier ». Pour certaines personnes ayant un contact plus étroit avec l’autre qu’humain, il devient aisé de distinguer des similitudes, par exemple, dans la résolution de problème, dans l’affectivité ou autre. Je crois qu’il faut malgré tout faire attention à la standardisation des comportements animaux qui sont toujours évalués d’un point de vue humain. Nous admettons une intelligence aux « autres » lorsque nous savons repérer des actions qui nous sont coutumières, car nous les forçons chez eux ou les effectuons nous aussi. Ces actions, nous les concevons dans un univers animal humain et non pas animal non-humain. Il devient évident que nous pouvons étiqueter d’autres animaux, dans un contexte sauvage, comme des êtres non-intelligents et guidés par l’instinct.

Cette construction dualistique rend compte d’une réalité qui nous échappe, car elle se trouve cachée à la base de notre relation ambigüe avec le monde non-humain. La réunion de ces deux termes difficiles à associer, alien et kin est pourtant hautement significative. Force est de constater la puissance qui repose dans les différences et dans les similitudes. Sans elles, la biodiversité serait chamboulée et avec elle les écosystèmes. Aujourd’hui, nous devrions reconsidérer nos aliens kin, ces autres individus qu’on éloigne ou qu’on rapproche de façon utilitaire, en respectant le rôle qu’ils jouent dans la composition de l’humanité. Nous pouvons retravailler cette coexistence en commençant par reconnaître l’altérisation à l’œuvre dans nos rapports au monde, justement, parce que le monde est en constant changement et qu’il nous est nécessaire de le suivre.

Bibliographie

Morizot, Baptiste, Manières d’être vivant, Actes sud, coll. « Mondes sauvages », 2020, 325 p.

Patterson, Charles, Un éternel Treblinka, Calmann-Lévy, 2008, 334 p.

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