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Livres personnalisés: y a-t-il un auteur dans la salle?

Joël Gauthier

Capitaliser sur la culture pop

Devant l’immense popularité de certaines séries de livres adaptées au cinéma et déclinées en une multitude de produits dérivés (pensons par exemple à la série Twilight de l’Américaine Stephenie Meyer, aux sept tomes d’Harry Potter par la Britannique J. K. Rowling ou même aux romans à succès de Dan Brown), nombreux sont les gens qui cherchent à capitaliser sur le phénomène en promettant aux fans l’U-L-T-I-M-E expérience qui leur permettra de s’immerger plus profondément que jamais dans l’univers de leur auteur favori. Dehors, des hordes de fans de tous âges portant des écharpes aux couleurs des différentes maisons de Poudlard, des t-shirts affichant leur préférence pour la «Team Edward» ou la «Team Jacob» ou se payant des voyages à Rome pour «craquer le Code» n’attendent que d’être délestées de leurs beaux dollars en échange d’un nouveau frisson.

Quelques maisons d’édition spécialisées ont rapidement compris qu’il n’était pas forcément nécessaire d’avoir dans leur manche un authentique Meyer, un nouveau Rowling ou le dernier Brown pour charmer ce lectorat gagné d’avance. En faisant paraître des romans «à la manière de» pouvant être personnalisés en quelques clics de souris, ces maisons offrent le dernier rêve, le «nec-plus-ultra» du fantasme: devenir soi-même le héros de l’histoire – sans avoir pour autant à trop faire fonctionner son imagination. Il suffit de remplir le questionnaire prévu à cet effet (prénom? nom? couleur et longueur des cheveux? restaurant favori? silhouette? nom du compagnon idéal? physique de ce dernier? etc.) et de laisser le programme faire le reste. En quelques secondes, des scènes complètes sont affichées devant l’internaute, qui peut se lire en train de tomber en amour avec un ténébreux vampire confectionné sur mesure ou de combattre les forces du Mal aux côtés d’un personnage possédant (ô surprise!) l’apparence et le nom de son véritable meilleur ami. De plus, s’il se laisse charmer par ces premiers extraits, l’internaute disposant d’une carte de crédit valide peut même demander à recevoir un roman entier dont il est le héros, acheminé via Express Post moyennant un léger surplus (prévoir une dizaine de jours ouvrables). Le cadeau idéal pour toute adolescente à la chambre tapissée de posters de Robert Pattison ou autres fanatiques en tout genre.

Les livres pour enfants

Les livres personnalisés existent depuis plusieurs années déjà dans le domaine des livres pour enfants. En faisant quelques recherches rapides sur Internet, il devient d’ailleurs évident que la majorité des maisons d’édition offrant ce type de publications se spécialisent dans la littérature jeunesse (voir par exemple le site de Printakid: http://www.printakid.com/). Souvent, dans le cas des livres illustrés destinés aux enfants, il est même possible de choisir comment sera représenté le héros ou l’héroïne du livre (une interface permettant de visualiser le résultat et de le modifier au besoin), de façon à ce que le jeune lecteur puisse s’identifier encore plus facilement à celui-/celle-ci.

Le succès de ces livres pour enfants repose essentiellement sur deux obsessions contemporaines: la fabrication du souvenir dans l’immédiat (ou «nostalgie du présent») et l’intérêt pour tout produit destiné aux enfants qui peut être qualifié d’«éducatif» ou de «pédagogique». En effet, ces livres sont avant tout de beaux objets. Ils sont soigneusement personnalisés, solidement reliés et souvent accompagnés d’un petit certificat commémoratif ou même d’un ourson en peluche. De toute évidence, le livre est construit dans le présent de manière à être conservé comme trace de celui-ci par l’enfant devenu adulte. Déjà, à peine sorti de l’imprimerie, il a le statut de souvenir, de pièce commémorative. Un peu comme ces albums vides ornés du nom du bébé en lettres dorées que l’on offre aux heureux parents à l’arrivée d’un nouveau poupon…

Parallèlement, il s’agit aussi d’un cadeau que plusieurs jugent attrayant puisqu’il possède une vocation pédagogique reconnue. Plus qu’un ballon ou qu’une poupée, le livre personnalisé est célébré par les pédopsychiatres pour son efficacité à stimuler les habiletés intellectuelles des enfants qui affichent un retard au niveau de la lecture1Voir entre autres Bracken, Bruce A. (10/1982) “Effect of personalized basal stories on the reading comprehension of fourth-grade poor and average readers” dans Contemporary Educational Psychology, vol 7, no. 4, p. 320-324.. Plus l’enfant se reconnaît chez le protagoniste, plus il est attentif lors de la lecture, mieux il comprend le texte. Pour les ventes, il s’agit d’un argument qui fait des merveilles auprès des parents modernes qui ne veulent que ce qu’il y a de mieux pour leur enfant – la meilleure école, les meilleures leçons de piano, le meilleur groupe de yoga, etc. Devant l’écran de son ordinateur, le parent inquiet qui hésiterait avant de commander un livre personnalisé pour son enfant ne peut d’ailleurs échapper bien longtemps à toutes les théories développementales qui se tapissent dans le Web à un ou deux clics de là… Bienvenue dans le monde merveilleux de l’angoisse parentale.

Passage chez les adultes: un certain malaise

Au fil du temps, les programmeurs ont trouvé de plus en plus de moyens pour perfectionner les logiciels de personnalisation de texte, d’abord somme toute rudimentaires – et donc effectivement mieux adaptés à la littérature pour enfants. En consultant les banques de données répertoriant les brevets, on s’aperçoit en effet que la plupart des brevets pour les systèmes de personnalisation des livres pour enfants ont été déposés vers 1993 alors que les brevets pour les systèmes de personnalisation de textes complexes se concentrent plutôt autour de 2006. Parmi les premiers livres personnalisés complexes à être apparus sur le marché, nous observons une forte majorité de «romance novels» aux titres évocateurs: Pirates of Desire, Western Rendezvous, Tropical Treasure, Medieval Passion, etc.2Romance By You, sur le site de Book By You. En ligne: http://www.bookbyyou.com/romance/default.asp (consulté le 10 mai 2010). Rien qui n’ait déjà été fait par Harlequin ou d’autres maisons du genre.

Avec le temps, des titres de plus en plus spécialisés sont cependant apparus, allant de la romance pour trekkies (Starstruck, chez Book By You) au thriller historique à la Da Vinci Code (Golden Night, aussi chez Book By You), en passant par les romances mélangeant loups-garous et voyages dans le temps (Fierce Moon, toujours chez Book By You) et les histoires de châteaux et d’anneaux qui rendent invisibles (The Enchanted Castle, Book By You).

En regardant la description de tous ces titres de livres personnalisés et en lisant les extraits disponibles sur le Web, un malaise s’impose toutefois rapidement. Même si les maisons d’édition présentent ces livres comme étant des romans «professionnels» («These are full-length, 100 to 200-page books that look and feel just like classic paperback novels3Page d’accueil de Book By You. En ligne: http://www.bookbyyou.com/default.asp (consulté le 10 mai 2010).»), on ne peut s’empêcher de se demander où se situe la frontière entre s’«inspirer du style de» et «plagiat». Les résumés ressemblent souvent un peu trop à tel ou tel roman à succès, ressemblance que ne fait qu’augmenter la maladresse de certaines maisons d’édition… Par exemple, en présentant son roman pour adolescent First Bite, qui raconte l’histoire d’amour entre une humaine et un vampire, la maison Book By You propose au client en panne d’inspiration de nommer le beau prétendant immortel Robert Pattison ou Taylor Lautner, du nom de deux acteurs de l’adaptation cinématographique de la série Twilight4Free Personalized Preview, sur le site de Teen Book By You. En ligne: http://www.bookbyyou.com/teen/firstbite/demo.asp (consulté le 10 mai 2010).. Ces livres apparaissent ainsi souvent comme des produits dérivés de séries à succès qui ne s’affirment toutefois pas comme tels. La question se pose: qui récolte les droits au bout du compte? À qui appartient la propriété intellectuelle du livre si on nous suggère même de renommer les personnages en fonction d’une œuvre empruntée à un autre auteur? Ou, plus encore: que font les avocats de Meyer, Rowling, Brown, Roddenberry? De plus, la plupart de ces livres paraissent étonnamment dépourvus d’auteur. Sur les fiches descriptives qui les accompagnent, impossible de retrouver le nom de qui que ce soit. Les maisons d’édition insistent largement sur le fait que l’internaute devient «co-auteur» du roman en choisissant les noms et en répondant à quelques questions à choix multiples pour indiquer la couleur de ses yeux et autres petits détails du genre (déjà, la notion d’autorité appliquée à ce bref exercice est plus que suspecte), mais que signifie être co-auteur si on ignore qui se cache derrière ce «co-»? On présume alors: sûrement quelque tâcheron anonyme, à qui on a demandé l’espace d’un roman de se prendre pour un autre.

Si nous pouvons au moins en rire…

Comme nous avons pu le constater, le cœur du phénomène des livres personnalisés pour adultes se nourrit surtout de la passion des amateurs de grandes séries à succès qui réalisent bien que, même si on prétend leurs offrir des romans «originaux», il ne s’agit en fin de compte que de sous-produits à peine déguisés de leurs franchises favorites. Mais lorsque les fans de Twilight n’auront plus soif de sang ou que les lecteurs d’Harry Potter auront quelque peu désenchanté (pardonnez les jeux de mots faciles), qu’arrivera-t-il aux livres personnalisés? Verrons-nous apparaître de véritables œuvres originales? Pour l’instant, il semble que personne ne se soit donné la peine de voir au-delà du simple «gadget». Personnaliser un texte grâce à un logiciel spécialisé, c’est bien, mais c’est un peu décevant si la partie «personnalisation» prend toute la place aux dépens de la partie «texte». On a l’impression que l’argument de vente repose entièrement sur la personnalisation, et qu’on est prêt en fin de compte à nous vendre un peu n’importe quoi.

À ce chapitre, un site Web en particulier nous a tout spécialement fait sourciller d’incrédulité: le site de Costumized Classics, au http://www.customizedclassics.com/. Que diriez-vous de commander une version personnalisée de Romeo and Juliet de Shakespeare, mais en changeant les noms de tous les personnages pour ceux de votre famille? De devenir Romeo, alors que votre compagne se transforme en Juliet, et de relire ce brillant classique dans un format pratique affichant en couverture la photo de votre choix? Plus encore, comment résister lorsque l’éditeur vous promet une fin heureuse pour remplacer celle de Shakespeare («Romeo and Juliet. The happy-ending edition!»5Romeo and Juliet – The Happy-Ending Edition!, sur le site de Costumized Classics. En ligne: http://www.customizedclassics.com/romeo-juliet.asp (consulté le 11 mai 2010).), afin de ne pas troubler vos relations avec votre douce? Comme disait l’autre: «There’s something rotten in the state of Denmark». Mais à quelque part, il vaut sûrement mieux en rire qu’en pleurer…

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