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L’influence technologique: l’artiste oubliée

Mathieu Mundviller

      

The artist is always engaged in writing a
detailed history of the future because he is the only
person aware of the nature of the present.
– Wyndham Lewis

    

De nos jours, l’art hypermédiatique revêt plusieurs formes, allant d’applications téléchargeables pour iOs tel que Strange Rain d’Erik Loyer à des œuvres interactives Web conçues en Flash comme Fest de Gabriel Henflestein, en passant par des scripts générant des dossiers dans le système de fichier d’un ordinateur, par exemple Eight was where it ended de Jeremy Douglass. Ce ne fut pas toujours le cas. Cette multitude de plateformes et de modes d’interactivité qui sont désormais disponibles aux artistes est tributaire à l’avancement des technologies de l’informatique et des communications qui eut cours dans les années 1990. Le développement du World Wide Web est un des aspects qui a le plus influencé les artistes.

Dans les premières années du Web, les artistes ont vite compris la possibilité artistique de diffusion qu’offrait ce nouveau réseau. Ils devaient cependant apprivoiser sa structure et son langage: le HTML. Cet article se concentrera sur la période active des premiers développements du Web, allant  de 1994 à 1999, en m’arrêtant à la bulle Internet au tournant du millénaire. C’est durant cette période que les artistes explorèrent et créèrent de nombreux précédents. Ils posèrent les bases de ce que le Web allait devenir dans les années à venir en repoussant sans cesse les limites de ce réseau en le dépeçant et en investissant artistiquement chacun de ses aspects, qu’il soit social ou technique.

Parler d’esthétisme lorsqu’il est question d’art est souvent synonyme d’une recherche visuelle de la part de l’artiste. Toutefois, lorsqu’il s’agit d’art hypermédiatique datant des premières années du Web, il y a quelques bémols à apporter. Il faut comprendre que l’esthétisme des œuvres n’était pas une préoccupation majeure des artistes, mais plutôt un résultat émanant des expérimentations qu’ils effectuaient. Les courants et les groupes artistiques, comme le net.art1Le terme net.art, bien qu’il soit souvent utilisé comme synonyme d’art hypermédiatique, est en fait un regroupement d’artistes fondé en 1994 constitué des artistes Vuk Ćosić, Jodi.org, Alexei Shulgin, Olia Lialina, Heath Bunting, Daniel García Andújar, Heath Bunting, Rachel Baker et Minerva Cuevas., etoy.corporation ou irational.org, étaient avant tout des groupes idéologiques qui avaient comme objectif de tester les limites du réseau. L’esthétisme est donc un aspect qui est difficile à définir tant les œuvres empruntent des formes variées. En fait, durant la période précédant l’explosion du Web au tournant du millénaire, la qualité esthétique des œuvres suivait ce qui est était techniquement possible avec le HTML. Il est donc important de prendre en considération l’évolution technique de la Toile lorsqu’on étudie la question des premières œuvres hypermédiatiques Web.

L’histoire du développement artistique de ces années n’est basée ni sur une chronologie linéaire d’évolution d’un style ni sur une chronologie qui suive parallèlement la progression technologique. Elle est plutôt basée sur un historique hétéroclite ponctué d’œuvres uniques et d’évènements phares2À ce sujet, voir Rachel Greene (2004) Internet art. New York, N.Y.: Thames & Hudson.  224 p.. Mon objectif n’est donc pas de tenir un discours historique exhaustif à propos du développement technologique ou encore des œuvres de cette époque, mais plutôt de mettre en lumière le rôle important que ce dernier a eu sur les créations hypermédiatiques. Je me contenterai de faire un portrait global en nommant des éléments qui ont influencé l’esthétisme des œuvres conçues et réalisées pour le Web.

     

Esthétisme relationnel3Ici, je ne fais pas référence à l’esthétique relationnelle théorisée par Nicolas Bourriaud en 1995. Bien que sa théorie soit contemporaine et proche de ce qui se fait dans le Web à cette époque, elle n’inclut pas l’art numérique et hypermédiatique. J’utilise le terme d’esthétisme relationnel pour parler de la nature du Web, qui est de lier ensemble plusieurs éléments sur une seule page.

Au début des années 90, Internet était un monde d’académiciens, de militaires et de quelques programmeurs et hackers qui faisaient le saut depuis les BBS. Aucun manuel ou formation n’était offert, tout devait être appris par soi-même. Les artistes n’avaient pas l’avantage d’avoir des logiciels déjà conçus, tel que Storyspace, afin de les guider dans la création de leurs œuvres: ils devaient apprendre par eux même les possibilités esthétique et narrative du Web.

Il faut aussi comprendre que la nature même du Web est basée sur des relations entre divers éléments. Le HTML4Hyper Text Markup Language. Le Grand Robert 2010 définit d’ailleurs le HTML comme un «langage de structuration et de mise en page de documents, utilisé pour la création de pages Web». Parmi les autres types de langages informatiques, on retrouve entre autres celui de programmation, permettant la création de logiciels. Différents langages informatiques sont conçus et utilisés, selon le besoin. ne construit rien en soi, il ne fait qu’afficher sur une seule page des éléments tirés de différents serveurs en suivant des balises (tags; <h1> </h1>, <b></b>, etc.): il s’agit d’un langage de balisage5Il faut attendre l’intégration du CSS (Cascading Style Sheet) dans les fureteurs à la fin des années 1990 ou la popularisation du langage Flash avant de pouvoir créer des pages Web dynamiques.. Il est ce que le philosophe français Michel Foucault nomme un emplacement «défini par les relations de voisinage entre points ou éléments» (Foucault, 1994: 754). Les premières expériences artistiques Web n’étaient donc pas basées sur une esthétique visuelle, mais sur un esthétisme relationnel entre les différents éléments accessibles sur la Toile, y compris l’utilisateur derrière son ordinateur.

Cet esthétisme relationnel explique pourquoi plusieurs des œuvres de ces années sont avant tout conceptuelles. Les artistes testaient les relations entre l’artiste, la machine et le spectateur. Pour bien comprendre comment leurs œuvres seraient reçues par le monde de l’art et le public, ils ont fait plusieurs expérimentations sur les relations et les effets qu’une œuvre sur le Web pouvait avoir dans le monde réel. C’est le cas avec plusieurs projets tels que Darko Maver du duo 0100101110101101.org, rétrospective d’un artiste fictif, projet qui a pris tant d’ampleur que son «travail» a été présenté à la Biennale de Venise; le portail de hacking artistique Floodnet; ou encore le projet Toy War dont les instigateurs, etoy.corporation, ont réussi à faire tomber en faillite une des grandes entreprises du commerce en ligne, eToys6Pour plus d’information sur ces projets, voir Rachel Greene (2004) op.cit.. Toy War est d’ailleurs décrit comme leur projet artistique le plus réussi.

À l’époque, les œuvres hypermédiatiques plus traditionnelles gardent essentiellement la même approche que les œuvres hypertextuelles existant depuis les années 1980, c’est-à-dire un texte constitué de liens cliquables servant à avancer dans la narration. Les artistes explorent majoritairement différentes manières de naviguer l’œuvre. L’oeuvre & You par exemple  se contente de présenter un hypertexte basé sur des GIF animés qui mènent à des fenêtres intempestives. Ou encore à My name is Scibe, qui utilise une navigation plus traditionnelle au bas du texte.

& YouDiane Caney et Robin Pettered

Bien que ces œuvres soient tributaires d’un style particulier de l’artiste, elles sont néanmoins limitées aux possibilités offertes par le HTML, et surtout par la connaissance technique des artistes.

     

L’esthétisme précurseur

Les explorations des artistes ont influencé grandement le développement du Web. En effet, les designers et graphistes, lors de la montée en popularité du réseau à la fin des années 1990, avaient devant eux une voie pavée d’expérimentations esthétiques et techniques. Selon plusieurs analystes des premières années du Web, dont Sir Tim Berner-Lee, une année Internet équivaut à environ trois mois dans le monde réel: «What is a Web year now, about three months? And when people can browse around, discover new things, and download them fast, when we all have agents – then Web years could slip by before human beings can notice» (Rouse, 2008). Cela donne à Internet un âge de 88 ans en 2012 7Un autre article compare les premières années d’Internet aux premières années de l’automobile et calcule qu’une année Internet avant 1999 étant de 4.7 années régulières. Ce qui donne 104 ans en 2012. (Reisse, 2008). Si l’on se fit à cette temporalité, l’innovation esthétique et technologique de ces années représente donc un travail de plus de 22 ans s’il avait été fait dans le monde réel.

C’est d’ailleurs la prémisse de base de l’ouvrage Windows and Mirrors de David Jay Bolter (créateur du programme Storyspace) et Diane Gromala:

Works of digital art are experiments in interaction design. They can afford to be radical experiment because they do not have to meet the (often contradictory) demands of a client. As pure interfaces, they demonstrate that content and form are inseparable (Bolter et Gromala, 2003: 24).

Il est aussi pertinent de noter que la prestigieuse conférence des sciences de l’information SIGGRAPH8Special Interest Group on GRAPHics and Interactive Techniques est une conférence annuel du monde de l’informatique et de l’information. Discutant autour des technologies à venir (on y a vu par exemple un hologramme tactile en 2009), les participants considèrent également que l’art numérique est partie prenante de ces réflexions. inclut une galerie d’art depuis le milieu des années 1980.

      

La vitesse esthétique

Un des aspects importants qui a permis aux artistes de créer des œuvres de plus en plus complexes n’est pas seulement leurs connaissances techniques ou l’évolution du HTML, mais la vitesse à laquelle il était possible de se connecter sur Internet. Cela peut sembler anodin pour des œuvres conçues en 2012, mais il y a une quinzaine d’années, on se connectait au Web à une vitesse moyenne de 56 ko/seconde. Télécharger une page lourde en images pouvait être une affaire de minutes, voire de dizaines de minutes.

C’est d’ailleurs cette recherche de rapidité qui a été, et est encore, la principale préoccupation des designers et artisans du Web9Voir Steven C. Seow (2008) Designing and Engineering Time. The Psychology of Time Perception in Software. Boston: Addison-Wesley, 198 p.. Dans le passé, elle a permis la création de technologies telles que Flash, où le contenu est chargé dès l’entrée sur la page enlevant le temps d’attente lors de la navigation, ou encore le Cascading Style Sheets (CSS), outil indispensable dans la conception Web qui allège le poids des fichiers HTML permettant aux fureteurs de les charger plus rapidement.

Il faut attendre en 1996, lorsque le HTML 3.2 est finalisé et que la plupart des fureteurs de l’époque (Netscape et Internet Explorer) l’acceptent afin de voir apparaître des œuvres hypermédiatiques Web plus complexes. Un des exemples reconnu de l’utilisation de cette version du langage de balisage – particulièrement l’harmonisation des cadres entre les différents fureteurs – est l’œuvre emblématique My Boyfriend Came Back From The War. C’est aussi l’année où l’art sur le Web gagne en popularité, avec la fondation de Rhizome.org en collaboration avec le New Museum de New York.

My Boyfriend Came Back From The WarOlia Lialina

L’évolution du Web et de l’art qui lui est associé est riche en évènements phares, avancées importantes et œuvres marquantes. Il serait possible d’écrire un livre complet sur l’évolution parallèle des œuvres hypermédiatiques Web et celle du réseau. Le format bref de cet article ne m’a permis que de présenter brièvement les aspects importants de l’évolution technologique de la période de puberté du Web afin de démontrer que l’esthétisme de ces premières années est une notion difficile à définir sans prendre en considération le développement des technologies de la communication.

La période couverte s’arrête il y a 52 années Internet, elle ne comprend pas l’arrivée de la haute vitesse, la montée des réseaux sociaux ou le développement des technologies sans-fil. Créer un historique de l’évolution de l’art et du Web des dernières années serait très intéressant, d’autant plus que l’humain utilise de plus en plus ces technologies dans la vie de tous les jours. Le développement de l’art hypermédiatique Web est-il précurseur du développement de l’humain sur le réseau de plus en plus indispensable? L’évolution de ce dernier est-il influencé par les technologies de l’informatique et de la communication?

     

Bibliographie

FOUCAULT, MICHEL. 1994. DES ESPACES AUTRES.
ROUSE, MARGARETH. 2008. WEB YEAR.
REISSE, ERIC. 2009. CALCULATING THE LENGHT OF AN INTERNET YEAR.
GROMALA, DIANE ET DAVID J. BOLTER. 2003. WINDOW AND MIRRORS: INTERACTION DESIGN, DIGITAL ART, AND THE MYTH OF TRANSPARENCY.
C. SEOW, STEVEN. 2008. DESIGNING AND ENGINEERING TIME. THE PSYCHOLOGY OF TIME PERCEPTION IN SOFTWARE.

  • 1
    Le terme net.art, bien qu’il soit souvent utilisé comme synonyme d’art hypermédiatique, est en fait un regroupement d’artistes fondé en 1994 constitué des artistes Vuk Ćosić, Jodi.org, Alexei Shulgin, Olia Lialina, Heath Bunting, Daniel García Andújar, Heath Bunting, Rachel Baker et Minerva Cuevas.
  • 2
    À ce sujet, voir Rachel Greene (2004) Internet art. New York, N.Y.: Thames & Hudson.  224 p.
  • 3
    Ici, je ne fais pas référence à l’esthétique relationnelle théorisée par Nicolas Bourriaud en 1995. Bien que sa théorie soit contemporaine et proche de ce qui se fait dans le Web à cette époque, elle n’inclut pas l’art numérique et hypermédiatique. J’utilise le terme d’esthétisme relationnel pour parler de la nature du Web, qui est de lier ensemble plusieurs éléments sur une seule page.
  • 4
    Hyper Text Markup Language. Le Grand Robert 2010 définit d’ailleurs le HTML comme un «langage de structuration et de mise en page de documents, utilisé pour la création de pages Web». Parmi les autres types de langages informatiques, on retrouve entre autres celui de programmation, permettant la création de logiciels. Différents langages informatiques sont conçus et utilisés, selon le besoin.
  • 5
    Il faut attendre l’intégration du CSS (Cascading Style Sheet) dans les fureteurs à la fin des années 1990 ou la popularisation du langage Flash avant de pouvoir créer des pages Web dynamiques.
  • 6
    Pour plus d’information sur ces projets, voir Rachel Greene (2004) op.cit.
  • 7
    Un autre article compare les premières années d’Internet aux premières années de l’automobile et calcule qu’une année Internet avant 1999 étant de 4.7 années régulières. Ce qui donne 104 ans en 2012. (Reisse, 2008)
  • 8
    Special Interest Group on GRAPHics and Interactive Techniques est une conférence annuel du monde de l’informatique et de l’information. Discutant autour des technologies à venir (on y a vu par exemple un hologramme tactile en 2009), les participants considèrent également que l’art numérique est partie prenante de ces réflexions.
  • 9
    Voir Steven C. Seow (2008) Designing and Engineering Time. The Psychology of Time Perception in Software. Boston: Addison-Wesley, 198 p.
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