Entrée de carnet

Le rapport sensible aux êtres arbres des hommes Laforêt

Erika Leblanc-Belval
couverture
Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

La pièce Les frères Laforêt[1] a été écrite par François Archambault en collaboration avec Patrice Dubois et Dany Michaud en 2007. Mise en scène de Patrice Dubois et produite par Janvier Toupin Théâtre d’Envergure en codiffusion avec le Théâtre de la Manufacture, la pièce a été jouée pour la première fois au théâtre La Licorne à Montréal le 3 avril 2007. Construite en tableaux regroupés en deux mouvements, la pièce raconte l’histoire de Phillipe[2] et Daniel, deux frères qui doivent affronter la mort de leur père — également nommé Daniel —, un événement qui fait surgir discordes et confrontations.

Dans une approche écopoétique, j’ai choisi de me pencher sur les relations qu’entretiennent les deux frères avec l’environnement. Une relation qui, pour le dire avec Estelle Zhong Mengual et Baptiste Morizot, traduit une crise de la sensibilité à l’égard du vivant[3]. D’une part, l’aîné, Phillipe, est sensible aux enjeux écologiques, sans toutefois entretenir un lien de proximité avec la nature. Daniel, quant à lui, considère l’environnement uniquement en fonction des gains économiques et politiques dont il peut bénéficier. En effet, il veut implanter une forêt d’arbres transgéniques plus écologiques et plus performants dans son village natal pour en faire l’exploitation et pour redynamiser la région. Son rapport à l’environnement n’est envisagé que d’un point de vue humain, la science et les avancées technologiques ne servent qu’à s’inscrire davantage dans une idée de développement économique. Bien qu’il soit impliqué dans le projet de son frère, Phillipe semble de plus en plus s’opposer aux idées de son cadet. Son rapport à l’environnement se modifie au fil de la lecture qu’il fait du « cahier de son père », et dont on entend des extraits dans certains tableaux de la pièce. Ce carnet, que l’homme a rédigé lorsqu’il était bûcheron, renferme des croquis des arbres, des dessins de ses collègues de travail  en action et des poèmes témoignant de sa sensibilité marquée à l’égard des arbres qui l’entourent. Par exemple, il y décrit la vitesse à laquelle les arbres tombent au sol une fois abattus : « Plus l’arbre est gros/ Plus il a l’air de tomber lentement./ Plus son craquement est déchirant. » (FL, 23) Chaque fois qu’un arbre « s’écrase au sol », il le ressent dans son corps : « un grand frisson court dans [son] dos/ jusqu’à derrière [s]a tête. » (FL, 23) En s’arrêtant pour écrire et pour dessiner les arbres, il pose son regard sur ces derniers : « Les arbres bougent./ Tant qu’on ne les a pas regardés,/ on ne le sait pas, mais les arbres bougent, vivent, respirent. » (FL, 8) En côtoyant les arbres, Daniel-père remarque leur agentivité et leur reconnaît des caractéristiques qui les rapprochent des êtres humains : bouger, vivre, respirer. Le chercheur Baptiste Morizot propose, dans l’ouvrage Manières d’être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous[4], la notion d’alien kin[5] pour réfléchir cette parenté qui existe entre les humains et les vivants. Morizot entend l’idée de parenté (kin) au sens d’un proche avec qui on n’aurait pas nécessairement de lien de sang et il emploie le mot alien pour souligner l’altérité qui demeure entre les vivants. Lorsque Daniel-père termine son poème en disant : « Ça m’arrive de leur parler./Peut-être qu’ils entendent. » (FL, 8), il traduit cette altérité soulignée par Morizot. Bien que les arbres vivent, bougent et respirent, rien ne nous permet d’entrer en dialogue avec eux tel qu’on le conçoit d’un point de vue anthropocentrique. Phillipe semble développer une nouvelle sensibilité au fil de sa lecture qui lui permet de mieux comprendre ces êtres arbres et qui l’amène à prendre des décisions plus éclairées quant à la conservation de la forêt au coeur des débats qui l’opposent à son frère.

La pièce Les frères Laforêt est un objet dramaturgique riche que j’aurais pu analyser sous d’autres angles, notamment celui du paradoxe du développement durable et des enjeux éthiques qui y sont reliés et qui sont soulevés au fil de la pièce. La question de la transmission est également au cœur de la pièce et pourrait être investie davantage avec le symbole de la hache comme outil de travail et comme outil de transmission. Construite en tableaux, la pièce est à mon avis autant intéressante à la lecture qu’une fois mise en scène. Chaque forme permet de mettre en lumière différents aspects du texte qui vont toucher différemment quiconque entrant en contact avec la pièce.

[1] François Archambault, Patrice Dubois et Dany Michaud, Les frères Laforêt, Montréal, Dramaturges Éditeurs, 2007, 96 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle FL suivi du folio et placées entre parenthèses dans le texte.

[2] Comme l’explique Phillipe à son thérapeute, son nom s’écrit « deux L, un P, avec deux L, un P » (FL, 10).

[3] Estelle Zhong Mengual et Baptiste Morizot, « L’illisibilité du paysage: enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité », Nouvelle revue d’esthétique, v. 22, no 2, 2018, p. 87-96.

[4] Baptiste Morizot, Manières d’être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous, postface d’Alain Damasio, Arles, Actes Sud, coll. « Mondes sauvages pour une nouvelle alliance », 2020, 324 p.

[5] Ibid., « Une saison chez les vivants », épisode 4 : Tout le langage inséparé.

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