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Le pacte moral comme condition d’existence du photojournalisme humanitaire

Tania Perlini
couverture
Article paru dans Imaginaires du présent. Photographie, politique et poétique de l’actualité, sous la responsabilité de Vincent Lavoie (2012)

Fig. 1: Carter, Kevin. 1993. Soudan. «La fillette et le vautour» [Photographie]
Prix Pulitzer 1994

Fig. 1: Carter, Kevin. 1993. Soudan. «La fillette et le vautour» [Photographie]
Prix Pulitzer 1994
(Credit : Carter, Kevin)

La photographie humanitaire constitue un portrait non pas tant des crises humanitaires dans leur ensemble, mais un portrait plutôt de ses effets.

Elle témoigne des empreintes, des marques que laissent sur le corps et le psychisme des individus concernés les guerres, les famines, les catastrophes naturelles et les répressions politiques. Ainsi figurent dans ces images des individus dont la condition victimaire nous est signalée par une silhouette tantôt décharnée, tantôt prostrée. Il s’agit bien, en somme, d’un portrait de la maladie, de la faim, de la pénurie et de la destruction.

Ces images étant produites dans le cadre d’opérations humanitaires, non seulement revêtent-elles l’apparat d’une solidarité bienveillante, mais aussi, soutiennent-elles un discours caritatif. Pourtant, dans les années 90, une série d’accusations sont lancées contre les prétentions humanitaires du photojournalisme, remettant ainsi en question la valeur des ces images en tant qu’outil de bienfaisance. Ayant consacré un ouvrage à cette question, Bernard Hours en vient à juger que «le spectacle de la misère du monde n’est nullement un signe de solidarité.» Selon l’anthropologue, cette pratique photographique «manifeste le voyeurisme, parfois obscène, d’une opinion occidentale qui se réconforte de sa propre misère en regardant celle des autres.1Benard Hours, L’idéologie humanitaire ou le spectacle de l’altérité perdue, Paris; Montréal: L’Harmattan, 1998, p.52.»

Il est d’ailleurs noté qu’en s’adressant à un public majoritairement occidental, mais en montrant les souffrances dont sont affligés le plus souvent les pays sous-développés – là où sont dépêchées les ONG – l’imagerie humanitaire tend à représenter l’hémisphère Sud comme un espace chaotique, en manque de tout, en attente toujours d’être secouru par l’Occident. Les uns se révélant indispensables aux autres, ces derniers apparaissent très souvent passifs, impuissants et dépourvus de toute capacité locale d’organisation. En se penchant essentiellement sur le cas des images de Sebastião Salgado, Vincent Lavoie affirmera, en ce sens, que les distinctions statuaires – économiques, sociales, culturelles, etc. – entre donneurs et victimes sont au fondement du rapport qu’entretient le spectateur avec les images humanitaires 2Vincent Lavoie, L’instant-monument: du fait divers à l’humanitaire, Montréal: Dazibao, 2001, p. 114. 2Régis Debray, «Humanisme, humanitaire, déclinaisons», La Recherche photographique, «Photographie humaniste, photographie humanitaire», no.15, automne 1993, p.72.. Nous comprenons que celles-ci ont pour effet d’entretenir un imaginaire colonial insistant.

Certains lui reprocheront également sa facture particulièrement réductrice. Ces images emploient une écriture photographique qui, en favorisant les gros plans et l’absorption de l’arrière-plan dans le premier-plan, dépeint la souffrance humaine isolément des causes historiques et politiques qui sont à son origine. Remplaçant l’explication par une approche exclusivement émotionnelle, elles semblent alors intervenir uniquement à l’intérieur d’un cadre de réception affectif aux dépens de toute ambition didactique. Nous n’y voyons après tout que la condition victimaire du sujet.

Comme le mentionne Régis Debray, l’homme y est «saisi hors langage, hors travail, hors territoire […] où l’homme n’est plus que sa propre visibilité 3Régis Debray, «Humanisme, humanitaire, déclinaisons», La Recherche photographique, «Photographie humaniste, photographie humanitaire», no.15, automne 1993, p.72.». De ce fait, Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, soutient que «l’approche humanitaire est une expression de l’individualisme portée à son paroxysme[ fn]Rony Brauman, «Impostures de l’image», La Recherche photographique, «Photographie humaniste, photographie humanitaire», no.15, automne 1993, p.75.[/mfn]», ce à quoi le philosophe Gilles Lipovetsky répond qu’il s’agit là d’un symptôme de l’effondrement des grands projets historiques. En effet, écrit-il, «si la photo humanitaire est une photo postmoderne, c’est parce qu’en elle les idéaux de l’histoire ont fait place au présent immédiat [où] la douleur est absolue et pour rien. Il [sic] n’est pas un moment vers quelque chose de supérieur, un vecteur de progrès»4Gilles Lipovetsky, «Éclipse de la distance, morale de l’urgence», La Recherche photographique, «Photographie humaniste, photographie humanitaire», no.15, automne 1993, p. 86. . Bien souvent comparée à la photographie humaniste, qui elle témoigne d’une confiance indéniable en l’homme, l’humanitaire ne communique qu’une détresse humaine omniprésente et perpétuelle sans allusion à un avenir meilleur.

C’est à la suite de ces réflexions que se situe le présent article. En dépit des critiques qui lui ont été adressées, la photographie humanitaire constitue encore aujourd’hui un genre prisé des concours de photojournalisme dont les images vedettes font l’objet d’expositions de grande envergure, tel le World Press Photo. Il est à noter d’ailleurs que ces critiques n’ont pas engendré de réel débat public. Comment expliquer cette situation?

Deux raisons principales peuvent être invoquées. Tout d’abord, la photographie humanitaire étant mise au service de la défense les droits universaux de l’homme, toute tentative d’en questionner le caractère nécessairement partial et construit semble s’avérer vaine.5Cette question est tout particulièrement abordée dans l’introduction de l’article de Caroline Caron, «Humaniser le regard: Du photojournalisme humanitaire à l’usage humanitaire de la photographie», COMMposite, no.1, 2007, p.1-2.. En d’autres termes, ces images sont spontanément tenues pour «vraies» parce qu’on les suppose répondre à un code d’éthique juste et équitable. D’autre part, si l’on accorde à ces images un statut de vérité, c’est également en vertu de l’appareil photographique qui, à ce jour, est tenu pour une technologie «objective» d’enregistrement de la réalité dont les clichés s’apparentent à des empreintes du réel. Présumant que l’appareil ne peut mentir, les clichés paraissent alors ne dire que la vérité 6Yves Michaud traite de cette question – la résistance à l’analyse des images de la souffrance humaine – dans «Critiques de la crédulité», Études photographiques, no 12, p. 111-125.

Dans cet article, nous porterons un nouveau regard sur notre rapport à l’image humanitaire pour y repérer, potentiellement, l’intervention de facteurs additionnels susceptibles d’expliquer l’estime relativement inébranlable dont elle fait l’objet. Il s’agira, notamment, de mieux cerner les raisons pour lesquelles ses mécanismes de production demeurent largement inchangés depuis ses débuts dans les années 70, alors que les ONG s’imposent sur les théâtres d’opération. Pour trouver réponse à nos questions, nous nous intéresserons exclusivement à la teneur éthique de la photographie humanitaire – à ses points de vue, attitudes et modes de communication. Souhaitant ainsi reconstituer un portrait de la morale humanitaire, nous en examinerons l’impact sur la constitution et la réception des images. En terminant, nous explorerons la possibilité d’une approche éthique autre en prenant appui sur une analyse de la célèbre photographie de Kevin Carter.

 

La prescription d’attitudes

Clarifions d’abord un point essentiel. Qu’entendons-nous par «points de vue et attitudes» ? Lorsque nous lisons un livre, regardons un film, ou contemplons une image, ne sommes-nous pas constamment appelés à imaginer une panoplie de situations et d’événements, à réagir à ceux-ci, à créer des liens entre eux, à formuler des jugements, et cætera? Un film d’horreur, par exemple, nous invite à imaginer qu’un groupe de jeunes est poursuivi par un monstre. Les 120 journées de Sodome nous incite, par ailleurs, à penser que des actes de tortures sexuelles ont lieu. Généralement, ces invitations seront accompagnées de prescriptions affectives. Ainsi, le film d’horreur utilise à profit la bande sonore, les plans saccadés et l’éclairage afin de susciter la peur. Les 120 journées de Sodome convie ses lecteurs à éprouver un plaisir sexuel dans la torture. De ce fait, nous remarquons que l’attitude approbative du roman envers la torture est principalement apparente dans les réactions qu’il prescrit à ses lecteurs 7Le lien entre les attitudes manifestées et prescrites par une œuvre est largement défendu par l’ensemble des philosophes adhérant à une position moraliste dans le cadre des débats portant sur la valeur esthétique des œuvres moralement offensives. Voir principalement Berys Gaut, Art, Émotions and Ethics, Oxford: Oxford University Press, 2007. . Que ceux-ci adoptent l’attitude anticipée par le roman est crucial car cette pratique est une condition nécessaire, bien qu’elle ne soit pas suffisante, à la cohérence de l’œuvre. Le philosophe Noel Carroll insiste tout particulièrement sur ce point:

Because artworks are incomplete structures, they must be made so that they address the audience in such a way that the audience fills them in or responds to them in a manner that facilitates the aim of the work.  That address—including its emotional address—is part of the design of the artwork. The address of the work, ideally, must secure uptake in the right way for the work to succeed. Thus, in a large measure, the aesthetic success of an artwork is response dependent, i.e. the work depends on eliciting certain mandated responses, if it is to succeed on its own terms. 8Noel Carroll, «Moderate Moralism versus Moderate Autonomism», British Journal of Aesthetics, vol. 38, no.4, octobre 1998, p.420.

Traitant principalement d’œuvres narratives, Carroll conçoit le film et le roman comme des structures lacunaires, incomplètes, trouées de toutes parts dans la mesure où ceux-ci ne peuvent divulguer toutes les informations nécessaires à leur compréhension. C’est pourquoi ces œuvres font usage d’un grand nombre de présuppositions qu’il incombe au public d’identifier, assurant ainsi la logique du récit. Présentes sous différentes formes, ces présuppositions peuvent concerner des faits liés notamment à la physique, à la biologie, à l’histoire, à la religion, ainsi qu’à des connaissances rattachées, par exemple, au genre auquel l’œuvre appartient.

Parallèlement à cette mobilisation de connaissances, le succès d’une œuvre relève également de sa capacité à provoquer au sein de son public – et ce par différents moyens – des émotions conformes au récit. Par exemple, la tragédie doit susciter la pitié, la comédie le rire et le film d’horreur la peur. Sans cette sensation de peur, essentielle à la cohérence de la scène d’épouvante, celle-ci serait estimée défaillante et le film s’avèrerait possiblement un échec. Notons finalement, que les réactions mandatées par les œuvres sont parfois d’ordre moral. Le public peut être amené à exercer un jugement moral face aux événements et personnages représentés, c’est-à-dire à accepter ou à rejeter le comportement d’un personnage ou le point de vue de la narratrice. 9Dans le cas des images, cette substance morale réside principalement dans les actions représentées et dans les qualités morales attribuées aux personnages. La dimension morale des images est largement défendue dans l’ouvrage de Dominique McIver Lopes. Voir «Moral Vison»dans Sight and Sensibility, Clarendon Press: Oxford, 2005, p. 160-190. .

De cet aperçu de notre rapport aux œuvres narratives, nous observons que dans certains cas, la lecture de l’œuvre requiert l’adoption d’attitudes cognitives, affectives et morales qui garantissent, en l’occurrence, sa cohérence et sa complétude. Le succès de l’œuvre en dépend10Il est à noter que cela n’exclut en aucun cas la possibilité que l’évaluation de l’œuvre puisse en partie tenir compte des réactions non-intentionnées par l’œuvre. Par exemple, nous pourrions juger qu’un film d’horreur donné soit terrifiant tout en le jugeant cependant sexiste. . Or, lorsqu’il s’agit d’images (photographiques), il est vrai que la prescription d’attitudes données ne soit pas toujours pratiquée. Il n’en reste pas moins, cependant, que la lisibilité d’un grand nombre d’entre elles résulte aussi de cette même capacité à mobiliser des réactions spécifiques. Pensons notamment aux images publicitaires conçues dans l’intention d’éveiller le désir des consommateurs vis-à-vis d’un produit ou d’un service. Pensons également aux tableaux religieux qui, en représentant la passion du Christ, cherchent à évoquer la piété des croyants.

 

L’attitude mandatée de la photographie humanitaire

Dans le cas de la photographie humanitaire, c’est par le biais d’une mise en scène ostentatoire de la douleur et de la souffrance que nous sommes implicitement invités à emprunter une attitude compassionnelle envers le sujet. Par son choix de sujet, par ses prises de vue et son cadrage serré, celle-ci oriente notre attention de façon à accentuer la vulnérabilité et le désarroi de la victime, d’ailleurs très souvent représentée nue et abattue. À cela s’ajoute l’emploi d’un langage formulaïque. En effet, l’usage de schèmes figuratifs connus joue un rôle crucial dans la promotion d’une attitude compassionnelle. On peut ici penser à l’analogie que forgent certaines images avec les corps des déportés tels qu’ils ont été montrés après la Libération, puis aux références à l’iconographie chrétienne 11concernant l’usage de conventions visuels propres à l’Occident, voir principalement Philippe Mesnard, La victime écran, la représentation humanitaire en question, Paris: Textuel, 2002; Valérie Gorin «La photographie de presse au service de l’humanitaire: rhétorique compassionnelle et iconographie de la pitié», dans Gianni Haver (dir.), La photo de presse: usages et pratiques, Lausanne: Éditions Antipodes, p.141-152. . Enfin, on ne peut manquer de souligner l’intervention des cadres officiels de diffusion de la photographie humanitaire, soit celui du journalisme dont le code d’éthique recommande une approche compassionnelle envers les sujets photographiés puis, celui des ONG dont l’allégeance présumée absolue aux droits de l’homme confère aux images un statut moral, prima facie, irrécusable.

Au total, une série de dispositifs intrinsèques et extrinsèques à l’image guident tacitement le public à emprunter pour lui-même une attitude compassionnelle. À ce propos, on ne saurait toutefois nier que la compassion, en tant que mode affectif de réception, semble aujourd’hui quelque peu mitigée par la surabondance d’images qui expose sans retenue la souffrance des autres 12concernant la critique de la mise en spectacle de la souffrance et de l’essoufflement compassionnel, voir principalement Luc Boltanski, La souffrance à distance, Paris: Métaillé, 1999 ; Susan Moeller, Compassion Fatigue: How the media Sell Disease, Famine, War and Death, New York: Routledge, 1998; Susan Sontag, Devant la douleur des autres, Paris: Christian Bourgois, 2003. . Quoi qu’il en soit, cette apathie présumée chez le récepteur peut aussi signaler une maladresse dans la constitution même des images puisqu’un cliché photographique humanitaire qui indiffère se révèlerait un échec en tant qu’outil de bienfaisance. Nous constatons alors que l’attitude compassionnelle demeure en définitive l’unique attitude par laquelle il nous est donné d’expérimenter la photographie humanitaire, qu’il s’agisse de la compassion comme sentiment pleinement ressenti, ou tout simplement comme prise de position morale face au sujet. Elle seule en assure une lisibilité caritative, sans quoi la monstration de son misérabilisme exacerbé s’avèrerait inintelligible parce qu’injustifiée et choquerait ainsi en vain. Tout comme la peur est indispensable au succès d’une scène d’épouvante, la compassion constituerait le préalable incontournable de l’esthétique humanitaire existante.

À cette première fonction s’ajoute une deuxième ; la compassion présuppose la prescription (de la part de l’image) et l’adoption (de la part du récepteur) d’un point de vue moralement louable face aux sujets photographiés. Nous ne pouvons minimiser la signification de ce rapport moral à l’image car celui-ci facilite grandement la tolérance des uns à la représentation de la souffrance des autres, l’horreur n’étant admissible que lorsqu’elle s’inscrit dans le cadre d’un discours éthique complaisant.

Pour clarifier cette proposition, prenons appui sur un exemple hypothétique. Imaginons deux clichés photographiques similaires qui documentent chacun une agression dont les traces seraient visibles sur le corps de la victime – sujet qui n’est pas inhabituel en ce qui concerne la photographie humanitaire. Imaginons par ailleurs que la première image, prise par une photojournaliste, soit conforme à l’esthétique humanitaire et qu’elle motive alors une attitude compassionnelle qui, dans ce cas, suppose la sanction du crime. La deuxième photographie, qui aurait quant à elle été réalisée par l’assaillant lui-même, inviterait le public à prendre plaisir à contempler les effets de l’agression. Dans ce cas, l’image soutient une position moralement répréhensible en suscitant l’approbation de ladite violence.

Bien que ces deux images présentent un même sujet, nous remarquons que la deuxième nous apparaîtrait moins tolérable que la première et ce, même si la manifestation de la violence y était moins visible. Pourquoi en est-il ainsi? Parce que la tolérance à la douleur des autres ne concerne que partiellement les autres. Cette tolérance repose avant tout sur la prédisposition et la volonté du public à emprunter pour lui-même le point de vue moral que lui assigne l’image en regard de la douleur que subit autrui.13Notons qu’il ne s’agit pas dans le cas présent de déterminer si le point de vue moral tenu par l’image peut ou non voir un impact sur sa valeur esthétique. Nous remarquons, toutefois, que du fait de son attitude moralement offensive, notre rapport à l’image en serait contrarié car nous ne pourrions adopter ledit point de vue et ainsi apprécier l’image selon ses propres termes. . Ainsi, ce serait le statut moral du récepteur qui accorderait à l’horreur, à l’injustice et à l’immoralité leur licence de visibilité. Les images qui requièrent que nous assumions face à elles une position morale autre que celle que nous voudrions ou serions capables d’assumer se révèlent difficilement tolérables alors que sont davantage tolérables les images qui accordent d’emblée au public un point de vue que nous pourrions, tout compte fait, facilement adopter comme étant le nôtre. En somme, la tolérance à la douleur des uns est conditionnelle au regard moralement probe des autres.

De ce fait, il semblerait que la réception positive de la photographie humanitaire dépende d’un pacte moral implicite entre producteurs et récepteurs selon lequel les deuxièmes se verront accorder, par les premiers, un rôle moralement vertueux dans leur rapport à l’horreur. 

 

À la morale humanitaire répond une éthique de la forme

Si ce pacte moral admet en partie la consommation de l’horreur en image, il se montre pourtant improductif à bien d’autres égards. Insistons ici sur deux de ses écueils.

Le premier tient à la prescription d’une éthique de la forme par la morale humanitaire. Dans la mesure où la photographie humanitaire se doit de promouvoir une attitude compassionnelle, elle ne présentera que les traits du sujet susceptibles de répondre à cette ambition. Toute disposition formelle s’en retrouve alors contrainte. Quoique ces observations aient été soulevées dans l’ensemble des ouvrages consacrés à la photographie humanitaire, nous pouvons ici mieux comprendre l’origine de telles lacunes; l’esthétique répondant ici aux exigences de l’éthique. 

C’est pourquoi le traitement des images tend à être simplifié, parfois à l’extrême. Le sujet photographié se voit reconnaître très peu d’attributs sinon ceux qui le désignent comme victime – victime sans voix, sans cadre de vie, victime tout court. Sa présence n’a pour autre fonction que d’incarner la souffrance, la souffrance absolue, la souffrance de l’homme. Au profit d’un portrait archétypal de la victime est éclipsée toute marque d’individualité. Telle une fable, les sujets semblent exister en dehors du temps et dans un espace autre. Nous pouvons certes parfois y repérer des liens de parenté entre une mère et son enfant par exemple, mais leur identité demeure occultée par le masque de l’anonymat, celui-ci représentant l’équivalent du statut animalier dans la fable classique14Cette analogie entre l’anonymat des sujets humanitaires et le statut animalier dans la fable est inspirée d’une analogie proposée par Christian Vandendorpe entre la fable et le fait divers. Voir, «De la fable au fait divers», Les cahiers de recherche du Ciasdest, no.10, Montréal, 1991, consulté le 10 mai 1991. . Les sujets ne représentent personne en particulier, mais sont les objets d’une compassion universelle.

Paradoxalement, l’humanitaire assure en partie la réception – la tolérance – de ses images en concédant au public un regard moralement acceptable – compassionnel – vis-à-vis de la douleur des autres. Par contre, afin que la prescription de ce regard puisse être admise, l’opération requiert la simplification de la facture esthétique des images. Par conséquent, il semblerait que ce soit l’exigence d’une tolérance à l’horreur – nécessaire à la consommation de la photographie humanitaire – qui réduise la représentation de l’horreur à ses plus simples expressions.

S’il y a désormais confusion quant à savoir si l’événement (la crise) consiste en sa mise en images ou si les images font elles-mêmes événement, ne serait-ce pas en partie parce que le réel point culminant de la photographie humanitaire réside non pas dans le cliché – le ça a été des sujets – mais dans sa réception – le sera du spectateur? Bien que chargée de représenter la misère des autres, l’image a d’abord pour fonction de rassurer ses donateurs, ceux-ci étant confortés par le rôle que leur assigne le photographe. Les images étant produites à l’attention de ces derniers, le clou de l’événement tient à la création et l’attribution de leur profil éthique vertueux. Voilà l’événement, celui-ci mettant en scène une construction identitaire du récepteur. En ce sens et comme l’affirme si bien Bernard Hours, «la morale et les bons sentiments [de l’humanitaire] ont peu à voir avec une connaissance de l’altérité15Bernard Hours, op. cit.,p.139. Allant dans un même sens, Robert Redeker conteste la valeur éthique de l’action humanitaire. Voir «Qu’est-ce que l’humanitaire de l’intérieur ?», Les Temps Modernes, no. 579, décembre 1994, p. 30-36.».

 

Les limites didactiques de la photographie humanitaire

Le deuxième écueil auquel nous nous intéresserons concerne les limites didactiques de la photographie humanitaire. En quoi peut consister le réel pouvoir didactique de l’image? Plusieurs ont souligné l’incapacité (ou le refus) des photographes à capter en image les problèmes politiques et géographiques à l’origine des crises humanitaires, produisant ainsi des documents visuels toujours plus aptes à émouvoir qu’à informer. Notons, toutefois, que ceux-ci ne sont défaillants que si l’image – en tant que source d’information – détient un potentiel didactique assuré. Si tel était le cas, nous aurions raison de supposer que le cliché humanitaire pourrait «montrer  plus» ou «montrer  mieux» de façon à répondre efficacement aux ambitions d’un photojournalisme d’information. Mais est-ce possible? L’image possède-t-elle réellement la capacité de recueillir à l’intérieur de son cadre suffisamment de données pour rendre compte de la complexité des événements donnant lieu aux souffrances de l’humanité?

Quoique nous ne puissions nier le caractère plus expressif qu’informatif de la photographie humanitaire, il semblerait que les limites de son support même se révèlent partiellement responsables de son handicap didactique. Non pas que l’image soit entièrement inefficace en ce sens. Toutefois, ses compétences se situent peut-être dans un tout autre registre. Les images humanitaires ne font-elles pas après tout ce qu’elles savent faire le mieux, c’est-à-dire représenter les effets de la souffrance à défaut de ne pouvoir les expliquer? Mais n’est-ce pas en suscitant des émotions que l’image donne à penser? Dans ce cas, ne pourrions-nous pas en conclure que le réel potentiel didactique de l’image tient moins à ses capacités de «montrer» que de faire réfléchir? Là résiderait son plein potentiel. Si, par contre, la photographie humanitaire faille parfois à cette tâche, là aussi résiderait son véritable échec.

Il est vrai que les horreurs représentées par ce type d’images portent plus à ressentir qu’à penser. Il en est ainsi puisque la représentation de la douleur humaine soulève généralement des réactions primaires qui, en reposant sur une large autonomie du système nerveux, sont pratiquement du même ordre que les affections du corps comme le fait de trembler ou de pâlir. L’horreur éveille ces émotions archaïques, non intellectualisées, à très faible dimension cognitive, telles que le dégoût et la peur. Nous ne pouvons donc nous étonner que notre rapport à la photographie humanitaire soit largement émotif. 

Toutefois, la sollicitation d’émotions primaires ne peut justifier à elle seule un handicap didactique puisque ceux-ci n’excluent en aucun cas la possibilité d’un rapport éventuellement plus intellectualisé à l’image16Dans son ouvrage, L’erreur de Descartes: la raison des émotions, le neurologue Antonio Damasio Damasio établit cette distinction entre les émotions primaires et secondaires. Lorsque les premières suscitent des sensations négatives, Damasio conclut, en effet, qu’elles ralentissent la production d’images mentales, rendant le processus de raisonnement inopérant, ou du moins peu productif. Interviennent, toutefois, la constitution d’émotions secondaires, qui, pour leur part, guideront le raisonnement du récepteur. Le philosophe Kieran Cashell poursuit la réflexion de Damasio dans un ouvrage qui, comme son titre l’indique, s’intéresse à l’intervention des émotions secondaires dans la réception d’œuvres d’art présentant des problématiques éthiques. Il y affirme que l’art moralement transgressif sollicite deux types de réponses successives: la réaction immédiate et la réaction post-réfléchie. La première se produit au moment où le public entre en contact avec l’œuvre. Comme le décrit Damasio, il s’agit d’une réaction affective, viscérale et involontaire qui peut prendre la forme de l’indignation, du dégoût, de la honte, de la culpabilité, de la pitié, etc. S’en suit la seconde réaction qui transcende les immoralités auxquelles avait d’abord réagi le public. La principale caractéristique de cette seconde réaction est précisément, selon Cashell, l’interrogation de la première. Le rapport intellectualisé à l’œuvre n’est donc pas annulé, mais différé. Voir, Antonio Damasio, L’erreur de Descartes: la raison des émotions, Paris: Odile Jacob, 2008; Kieran Cashell, Aftershock: The Ethics of Contemporary Transgressive Art, London; New York: I.B. Tauris, 2009. . En fait, ni son support, ni son sujet ne sont des obstacles à la valeur cognitive potentielle des images. Si le récepteur est privé de ses facultés critiques vis-à-vis de l’esthétique humanitaire, c’est tout simplement parce que celle-ci n’accorde aucun espace à la réflexion. À défaut d’interroger le récepteur sur une situation de crise donnée, l’image le guide implicitement à assumer sa part du discours humanitaire. L’image pense pour lui. Voilà principalement en quoi consisteraient les limites d’une pratique visuelle procédant selon des impératifs moraux spécifiques.

En somme, bien que le pacte moral dont il est ici question facilite en partie la réception de ces images, il présente le désavantage d’évacuer de son cadre de production l’identité du sujet photographié – l’individu – et de son cadre de réception l’intervention critique du récepteur. Car c’est bien la préconisation d’une attitude morale spécifique inhérente à cette pratique qui détermine le rapport à l’image.

 

L’indécidable morale

Pouvons-nous alors penser autrement l’esthétique humanitaire?

En référence au Pop Art américain, Sarat Maharaj dira de ces œuvres qu’elles articulent un dilemme paradoxal en apparaissant ni uniquement critiquer ni uniquement célébrer la culture de masse et ces produits dérivés17Sarat Maharaj, «Pop art’s pharmacies: Kitsch, consumerist objects and signs, the ‘unmentionable’», Art History, vol. 15, no. 3, septembre 1992, p.334-350. . C’est d’ailleurs ce qui motive l’historienne de l’art à qualifier ces tableaux d’ «hommages indécidables». Dans cette notion «d’indécidabilité» repose peut-être, une avenue productive pour la photographie humanitaire. En ce qui a trait aux arts visuels contemporains, du moins, elle semble s’être révélée particulièrement profitable. Dans son ouvrage, Malaise dans l’esthétique, Jacques Rancière écrit qu’en jouant avec «le sens des protocoles de lecture des signes», l’indécidabilité est «la seule subversion restante [aujourd’hui] dans une société fonctionnant à la consommation accélérée des signes18Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris: Galilée 2004, p.72-76». Lui prêtant des vertus similaires, Kieran Cashell soutiendra, cinq ans plus tard, que l’indécidabilité est précisément ce qui constitue, d’un point de vue moral, l’intérêt des œuvres créées par les Young British Artists au tournant du siècle. Ne pouvant distinguer leur réel point de vue [moral] de ce qu’elles affirment en apparence, ces œuvres se montrent plus interrogatives que normatives19Kieran Cashell, op. cit., p.201. . En ce sens, l’indécidabilité morale nous apparaît uniquement prédisposée à créer non pas une photographie subversive, mais qui, pour le moins, porte à la réflexion. Là où l’humanitaire exige du public l’adoption d’une attitude compassionnelle, une esthétique du «moralement indécidable» appréhenderait, à l’inverse, un espace moral équivoque qui aurait pour avantage de demeurer suspendu, non résolu, sollicitant alors un engagement critique de la part du récepteur.

Bien qu’une telle pratique photo-journalistique ne soit pour le moment qu’une proposition hypothétique, la célèbre photographie de Kevin Carter, récipiendaire d’un prix Pulitzer dans la catégorie «Feature News» en 1994, s’avère un cas d’analyse probant. Cette image, parue pour la première fois dans le New York Times le 26 mars 1993 dans le cadre d’un article portant sur les opérations humanitaires dans le sud du Soudan, montre une enfant nue et prostrée, épuisée et malade, affaissée sur le sol d’une terre desséchée et vraisemblablement isolée de toute autre présence humaine20Soulignons, en outre, que la photographie laisse supposée que l’enfant était seule alors qu’en vérité, il a été révélé qu’elle se trouvait en périphérie d’un centre de nutrition.. Selon toute apparence, ni parents, ni famille ne sont présents pour la protéger contre le vautour qui semble en avoir fait sa proie. Mais était-ce réellement le cas? Le succès de cette image tient justement au fait qu’elle nous amène à vouloir en savoir davantage. Sa famille a-t-elle périe dans un conflit armé? La fillette s’est-elle perdue lors d’un déplacement forcé? S’est-elle enfuie toute seule? Quelqu’un lui est-il venu en aide?

Dans le numéro du 13 avril 1994, lorsque le Times félicite les trois gagnants du Pulizter de cette année, la photographie y est qualifiée d’icône de la faim, suite à quoi elle sera reproduite dans plusieurs journaux, puis utilisée dans le cadre d’une campagne de financement au profit de la fondation «Save the Children». Pourtant, la photographie n’est pas publiée sans susciter la controverse car elle nous porte manifestement à interroger la responsabilité morale du photojournaliste face à son sujet. Pourquoi Carter n’est-il pas intervenu? Qu’a-t-il fait après avoir activé son appareil? La photographie était-elle mise en scène? Dans la mesure où Carter choisit de prendre le temps de capter en image une personne nécessitant de l’assistance, est-il complice du sort réservé à la fillette?

Ces questions ont pris un tour d’autant plus critiques lorsque le New York Times annonce, le 29 juillet 1994, que le photographe de trente-trois ans s’est donné la mort. Dans cet article, son auteur Bill Keller insinue que le suicide était en partie lié à l’horreur insoutenable que Carter avait photographiée21Bill Keller, «Kevin Carter, a Pulitzer Winner for Sudan Photo, is Dead at 33», The New York Times, 29 juillet 1994, consulté le 10 mai 2011.. Un deuxième article, publié cette fois par Scott MacLeod dans le Time, rapporte que la photographie avait incité certains journalistes à se questionner sur le comportement de Carter et que même ses propres amis lui auraient demandé pourquoi il s’était abstenu de prêter assistance à l’enfant22Scott MacLeod, «The Life and Death of Kevin Carter», Time, 12 septembre 1994, consulté le 10 mai 2011..

Outre cette problématique relative à la capture même du cliché, d’autres lui reprochent de perpétuer sur l’Afrique un regard colonial. Par exemple, l’image véhicule implicitement l’idée selon laquelle la population locale – dont l’identité demeure inconnue (Nuer ou Dinka?) – est dépourvue de moyens. Inefficace, voire même absente, elle aurait fui (impuissante et lâche?) laissant dernière elle (sans foi ni loi?) une enfant sans défense. Une fois de plus, nous retrouvons dans cette image une représentation de la famine traitée selon les conventions esthétiques typiques de l’humanitaire – la famine devenant l’expérience d’un individu solitaire – au détriment d’un portrait plus fidèle de la situation au Soudan à l’époque23Arthur Kleinman et Joan Kleinman, «The Appeal of Experience; The Dismay ofImages: Cultural Appropriations of Suffering in Our Times»,Daedalus, vol. 125, no.1, hivers 1996, p. 7.

En dépit de ces lacunes informatives, la photographie renferme toutefois un potentiel didactique que nous ne pouvons manquer de souligner. Certes, l’image nous renvoie à un théâtre de l’horreur où même les enfants sont livrés à une mort cruelle. En tant que témoins, nous ne pouvons demeurer indifférents à l’égard de la fillette, étant même appelés à la «sauver» puisque ni le photographe, ni les siens n’ont su lui venir en aide. L’attitude morale de la compassion est donc clairement prescrite.

Cette prescription s’avère néanmoins contrariée par la prise de vue de l’image, qui elle reproduit la présence du vautour. Empruntant la même perspective en plongée sur l’enfant que celle qu’assume en sens inverse le charognard, la photographie assigne à son public le rôle de «l’agresseur». Entre le vautour et nous-mêmes, l’enfant est enserré, la passivité de Carter signalant aussi la nôtre par ricochet. Notre présence (fantôme) étant de cette façon implicitement citée dans l’image, la victime se révèle en partie notre victime. Mais c’est précisément en nous plaçant dans cette position moralement inconfortable que l’image nous invite à interroger les enjeux de notre propre présence vis-à-vis de la victime. Ajoutons d’ailleurs que si la photographie perpétue un regard colonial sur l’Afrique, ce n’est pas sans le rendre suspect puisqu’en nous rendant complice de la situation, la photographie nous incite à prendre conscience du rôle que nous jouons dans la constitution d’une telle image. C’est précisément en ce sens que la photographie de Carter atteste des potentialités de l’indécidabilité morale. En revêtant à la fois le costume du «sauveur» et de «l’assaillant», il nous apparaît désormais impossible d’assumer un regard simplement compatissant.

Pour autant que cette image préconise une attitude morale ambiguë face à la souffrance d’autrui, elle se montre particulièrement apte à interpeler le jugement critique du récepteur. Ce dernier n’étant pas tenu d’incarner uniquement «la solution» aux maux de l’humanité, il lui revient dès lors de penser «la solution». Que nous nous prêtions à l’exercice ou non, l’indécidable se révèle, pour le moins, capable de freiner la consommation mécanique de l’horreur en image. Nous comprenons, par conséquent, que la valeur didactique de la photographie humanitaire ne peut atteindre son plein potentiel que si sont supprimés ses a priori moraux existants, car ceux-ci n’ont pour effet que d’entretenir la passivité du récepteur – la morale humanitaire étant peu outillée à cultiver un public moralement responsable.

 

  • 1
    Benard Hours, L’idéologie humanitaire ou le spectacle de l’altérité perdue, Paris; Montréal: L’Harmattan, 1998, p.52.
  • 2
    Vincent Lavoie, L’instant-monument: du fait divers à l’humanitaire, Montréal: Dazibao, 2001, p. 114. 2Régis Debray, «Humanisme, humanitaire, déclinaisons», La Recherche photographique, «Photographie humaniste, photographie humanitaire», no.15, automne 1993, p.72.
  • 3
    Régis Debray, «Humanisme, humanitaire, déclinaisons», La Recherche photographique, «Photographie humaniste, photographie humanitaire», no.15, automne 1993, p.72.
  • 4
    Gilles Lipovetsky, «Éclipse de la distance, morale de l’urgence», La Recherche photographique, «Photographie humaniste, photographie humanitaire», no.15, automne 1993, p. 86.
  • 5
    Cette question est tout particulièrement abordée dans l’introduction de l’article de Caroline Caron, «Humaniser le regard: Du photojournalisme humanitaire à l’usage humanitaire de la photographie», COMMposite, no.1, 2007, p.1-2.
  • 6
    Yves Michaud traite de cette question – la résistance à l’analyse des images de la souffrance humaine – dans «Critiques de la crédulité», Études photographiques, no 12, p. 111-125.
  • 7
    Le lien entre les attitudes manifestées et prescrites par une œuvre est largement défendu par l’ensemble des philosophes adhérant à une position moraliste dans le cadre des débats portant sur la valeur esthétique des œuvres moralement offensives. Voir principalement Berys Gaut, Art, Émotions and Ethics, Oxford: Oxford University Press, 2007.
  • 8
    Noel Carroll, «Moderate Moralism versus Moderate Autonomism», British Journal of Aesthetics, vol. 38, no.4, octobre 1998, p.420.
  • 9
    Dans le cas des images, cette substance morale réside principalement dans les actions représentées et dans les qualités morales attribuées aux personnages. La dimension morale des images est largement défendue dans l’ouvrage de Dominique McIver Lopes. Voir «Moral Vison»dans Sight and Sensibility, Clarendon Press: Oxford, 2005, p. 160-190.
  • 10
    Il est à noter que cela n’exclut en aucun cas la possibilité que l’évaluation de l’œuvre puisse en partie tenir compte des réactions non-intentionnées par l’œuvre. Par exemple, nous pourrions juger qu’un film d’horreur donné soit terrifiant tout en le jugeant cependant sexiste.
  • 11
    concernant l’usage de conventions visuels propres à l’Occident, voir principalement Philippe Mesnard, La victime écran, la représentation humanitaire en question, Paris: Textuel, 2002; Valérie Gorin «La photographie de presse au service de l’humanitaire: rhétorique compassionnelle et iconographie de la pitié», dans Gianni Haver (dir.), La photo de presse: usages et pratiques, Lausanne: Éditions Antipodes, p.141-152.
  • 12
    concernant la critique de la mise en spectacle de la souffrance et de l’essoufflement compassionnel, voir principalement Luc Boltanski, La souffrance à distance, Paris: Métaillé, 1999 ; Susan Moeller, Compassion Fatigue: How the media Sell Disease, Famine, War and Death, New York: Routledge, 1998; Susan Sontag, Devant la douleur des autres, Paris: Christian Bourgois, 2003.
  • 13
    Notons qu’il ne s’agit pas dans le cas présent de déterminer si le point de vue moral tenu par l’image peut ou non voir un impact sur sa valeur esthétique. Nous remarquons, toutefois, que du fait de son attitude moralement offensive, notre rapport à l’image en serait contrarié car nous ne pourrions adopter ledit point de vue et ainsi apprécier l’image selon ses propres termes.
  • 14
    Cette analogie entre l’anonymat des sujets humanitaires et le statut animalier dans la fable est inspirée d’une analogie proposée par Christian Vandendorpe entre la fable et le fait divers. Voir, «De la fable au fait divers», Les cahiers de recherche du Ciasdest, no.10, Montréal, 1991, consulté le 10 mai 1991.
  • 15
    Bernard Hours, op. cit.,p.139. Allant dans un même sens, Robert Redeker conteste la valeur éthique de l’action humanitaire. Voir «Qu’est-ce que l’humanitaire de l’intérieur ?», Les Temps Modernes, no. 579, décembre 1994, p. 30-36.
  • 16
    Dans son ouvrage, L’erreur de Descartes: la raison des émotions, le neurologue Antonio Damasio Damasio établit cette distinction entre les émotions primaires et secondaires. Lorsque les premières suscitent des sensations négatives, Damasio conclut, en effet, qu’elles ralentissent la production d’images mentales, rendant le processus de raisonnement inopérant, ou du moins peu productif. Interviennent, toutefois, la constitution d’émotions secondaires, qui, pour leur part, guideront le raisonnement du récepteur. Le philosophe Kieran Cashell poursuit la réflexion de Damasio dans un ouvrage qui, comme son titre l’indique, s’intéresse à l’intervention des émotions secondaires dans la réception d’œuvres d’art présentant des problématiques éthiques. Il y affirme que l’art moralement transgressif sollicite deux types de réponses successives: la réaction immédiate et la réaction post-réfléchie. La première se produit au moment où le public entre en contact avec l’œuvre. Comme le décrit Damasio, il s’agit d’une réaction affective, viscérale et involontaire qui peut prendre la forme de l’indignation, du dégoût, de la honte, de la culpabilité, de la pitié, etc. S’en suit la seconde réaction qui transcende les immoralités auxquelles avait d’abord réagi le public. La principale caractéristique de cette seconde réaction est précisément, selon Cashell, l’interrogation de la première. Le rapport intellectualisé à l’œuvre n’est donc pas annulé, mais différé. Voir, Antonio Damasio, L’erreur de Descartes: la raison des émotions, Paris: Odile Jacob, 2008; Kieran Cashell, Aftershock: The Ethics of Contemporary Transgressive Art, London; New York: I.B. Tauris, 2009.
  • 17
    Sarat Maharaj, «Pop art’s pharmacies: Kitsch, consumerist objects and signs, the ‘unmentionable’», Art History, vol. 15, no. 3, septembre 1992, p.334-350.
  • 18
    Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris: Galilée 2004, p.72-76
  • 19
    Kieran Cashell, op. cit., p.201.
  • 20
    Soulignons, en outre, que la photographie laisse supposée que l’enfant était seule alors qu’en vérité, il a été révélé qu’elle se trouvait en périphérie d’un centre de nutrition.
  • 21
  • 22
  • 23
    Arthur Kleinman et Joan Kleinman, «The Appeal of Experience; The Dismay ofImages: Cultural Appropriations of Suffering in Our Times»,Daedalus, vol. 125, no.1, hivers 1996, p. 7
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