Entrée de carnet

Le blogue littéraire: le vilain petit canard (3/3)

Bertrand Gervais
couverture
Article paru dans Réflexions sur le contemporain, sous la responsabilité de Bertrand Gervais (2011)

En septembre 2007, sans autre intention que de me distraire d’un roman en cours d’écriture, j’ai ouvert un blog, quel vilain mot, j’ai donc ouvert un vilain blog et je lui ai donné un vilain titre, plutôt par dérision envers le genre complaisant de l’autofiction qui excite depuis longtemps ma mauvaise ironie.
Éric Chevillard

Supposons qu’on veuille rendre compte des  modalités de la création littéraire dans le cyberespace. Non pas de la présence de la littérature sur Internet (librairies virtuelles, sites de maisons d’édition, bibliothèques), mais bien des entreprises ou des projets personnels à caractère littéraire qui se déploient actuellement sur le réseau (je précise littéraire plutôt qu’hypermédiatique, qui est au cœur du projet du NT2). On commencera par s’intéresser à la situation des blogues. Pourquoi les blogues ? Simplement parce que les logiciels sont faciles d’utilisation, qu’ils ne requièrent aucune expertise en informatique et peuvent être téléchargés gratuitement. Ils permettent à des internautes, tout comme le papier l’a longtemps fait (sous forme de feuilles volantes, de carnets et de cahiers), de se mettre à écrire sans autre souci que celui d’enligner des mots et des idées. Il permet à des projets d’écriture de voir le jour et de connaître une première diffusion.

Cette diffusion, indépendante de tout dispositif de validation, pose des problèmes de reconnaissance. Non pas des problèmes identitaires, vécus en soi et pour soi, mais de reconnaissance par l’autre, voire par l’Autre, de cette identité. Comme le signale Simon Brousseau,  dans ses Soubresauts, « l’institutionnalisation très faible des blogues et l’absence de canon que cela entraîne impliquent un rapport à la littérature en marge de l’imprimé, où les acteurs de la blogosphère agissent à la fois en tant qu’auteurs et en tant qu’instances de légitimation.  […] Le brouillage des différents rôles qui fondent habituellement la littérature, à savoir les écrivains, les lecteurs et les différentes institutions qui régissent les rapports entre ceux-ci, est à la fois ce qui fait l’intérêt des blogues littéraires et ce qui rend leur statut précaire. »L’intérêt pour la forme  est l’expression même d’une identité en mouvement; tandis que la précarité est la difficulté de cerner ouvertement, par l’établissement de traits  stables et récurrents, les fluctuations de cette identité. Il n’y a pas un usage unique des blogues, dans un contexte de création littéraire. Les blogues remplissent de nombreuses fonctions, ils s’insèrent dans de multiples projets.

Ainsi, il y a les blogues littéraires en bonne et due forme, des projets d’écriture qui n’ont d’autre fonction que celle de permettre justement une écriture. Mentionnons Les Soubresauts, Twist’n Serve, Albertine retrouvée, Le dernier des Mahigan, etc. On retrouve ensuite les blogues en amont d’un projet littéraire en format livre. Certains projets ont commencé comme des blogues littéraires et ont donné lieu par la suite à des publications, tel que Un taxi, la nuit de Pierre Léon Lalonde, tandis que d’autres sont rédigés dans l’optique d’une publication. La main, le souffle, d’Annie Dulong, publie les réflexions et les remarques de l’auteure engagée dans un processus de création littéraire. Ce sont des avant textes, rendus disponibles avant même que le texte ait été complété et publié. Sur un mode ironique, Écrire un roman, le making of d’un livre, de Pierre-Marc Drouin, exploite aussi cette idée d’un avant texte auto-représentatif.

Dans la même veine, on remarque l’existence de blogues en amont d’un travail de recherche, qui font la preuve, par leur existence même, que la forme du blogue constitue bel et bien un espace de création, de réflexion et d’écriture. On peut citer L’épée du soleil de René Audet, qui se sert de son blogue comme d’un lieu de recherche et de diffusion sur la littérature contemporaine et la culture numérique. Paule Mackrous, dans Effet de présence /Effect of presence, intervient quant à elle, en marge de sa thèse, sur les effets de présence engendrés  dans les arts hypermédiatiques, la cyberculture et la remix culture.

Les blogues peuvent aussi servir de complément numérique à des projets littéraires, procédant ainsi à une véritable extension du domaine de la lutte (pour emprunter une expression consacrée). Des sites comme ceux de Chloé Delaume ou de Karoline Georges en offrent des exemples probants.

Ils servent enfin de base à des projets d’écriture collaborative, tel que le site de La Traversée, l’atelier de géopoétique du Québec.

L’extrême limite semble être atteinte par Le tiers livre de François Bon, projet gargantuesque, qui réunit avec ses quinze sections les diverses manifestations web de cet auteur. Ce n’est plus un projet d’écriture, mais un projet de vie complexe et total. Au lieu de raconter l’histoire d’homme qui a décidé de mettre sa vie intellectuelle sur un réseau, la déployant en temps réel, François Bon a choisi de le faire pour vrai. Ce n’est plus une fiction, mais un projet de vie.

Ce n’est là qu’un rapide échantillon des pratiques d’écriture sur le web, de même qu’une catégorisation improvisée. Mais elle permet tout de même de brosser un premier portrait de ce qui s’écrit, au fil des jours, dans une perspective qu’on peut désigner comme littéraire, si par ce terme on entend, non pas ce qui est reconnu par l’institution et doté d’une valeur, mais bien cet intérêt, cette fascination pour le texte, son écriture et sa lecture, et pour tout ce que le langage permet de convoquer par le biais de ces choses toutes simples que sont les mots.

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