Entrée de carnet

L’auteur n’est pas mort

Audrée Wilhelmy
couverture
Article paru dans Littératures d’outre-tombe: ouvrages posthumes et esthétiques contemporaines, sous la responsabilité de Pierre Luc Landry (2013)

Il semble impossible, en lisant Testament de Vickie Gendreau, de faire abstraction du contexte très singulier dans lequel le roman a été écrit. Quelle que soit la plateforme médiatique sur laquelle le livre est présenté (depuis La Presse et Tout le monde en parle jusqu’aux blogues undergrounds), le texte et son auteur paraissent partout indissociables: l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de l’écrivaine –atteinte d’un cancer au cerveau– oriente la lecture du livre et justifie l’œuvre. Vickie Gendreau a rédigé son roman parce qu’elle est condamnée. Pondu en un été et publié en septembre 2012 au Quartanier, Testament témoigne de l’urgence de vivre, d’écrire, d’être entendue. À l’opposé de la publication posthume d’un roman inachevé, écrit par un auteur prématurément happé par la faucheuse, se trouve peut-être le type d’ouvrage publié par Vickie Gendreau, qui lègue mots et fennecs à ses amis dans une œuvre testamentaire publiée avant sa mort et dans la perspective de celle-ci.

La structure morcelée du texte et ses multiples adresses à des personnes connues de l’auteure ne mentent pas: l’ouvrage a quelque chose du document légal dont il porte le nom. Chaque partie du roman est dédiée à un proche de l’écrivaine: «À Mikka je lègue./ Ce poème,/ le saumon dans le dumpster/ et une centaine de fennecs» (p.91). Ces «legs», composés de différents documents très courts, mettent en scène plusieurs voix narratives distinctes qui dialoguent, parfois sans se répondre vraiment, dans un style plus près de la prose poétique que d’une narration conventionnelle

MATHIEU
Personne n’aimait comme elle. Personne n’aimera comme elle jamais plus. Amour en Comic Sans, pour que jamais personne ne l’oublie.
ARE YOU THE ULTIMATE PACMAN.DOC
Poèmes de cinq petits vers. Minigo de littérature. Des mots qui se disent la langue sortie, désirables et mal baisés. Désirables d’avoir mangé pour déjeuner les ailes d’une tourterelle BBQ.
MATHIEU
Sa mère avait lavé des bleuets. Elle ne les mangera pas. Je les accumule dans mes joues comme le font les écureuils avec leurs noisettes.
ARE YOU THE ULTIMATE PACMAN.DOC
Et d’avoir servi aux amis, pour le souper, un buffet. Des cailles sautées au beurre d’érable, de la cervelle de gerboise en sauce au vin, un méchoui de bébé phoque, des rouleaux de printemps à l’hippocampe, des chatons dans l’vinaigre, des chips de libellules, des dumplings de hamsters et des brochettes de chihuahuas. De toujours faire juste une bouchée de tout. De manger avec les yeux (p.129).

Avec cette structure fragmentaire et ce lyrisme aux élans absurde, Testament s’inscrit dans une littérature contemporaine où la déconstruction du récit prédomine sur la lisibilité de l’œuvre. Si certains fragments sont plus limpides que les autres, ce n’est qu’afin de donner au lecteur les repères nécessaires pour poursuivre sa lecture sans s’y perdre complètement. Ces passages à une narration plus conventionnelle ont l’avantage d’expliciter les enjeux fondamentaux du texte, la maladie et l’amour, qui, s’ils sont en arrière-plan de l’ensemble de l’œuvre, apparaissent essentiellement dans les segments intitulés «Vickie»:

Tous les jours depuis le vingt-deuxième traitement, je pense que je vais mourir sur la table de radio, que mon cœur va me sortir du torse, qu’il va exploser. Crises de panique. Je dois toujours garder le dos cambré, exagérément cambré. Mon livre me rattrape, la maladie aussi. Ça m’arrive généralement après avoir mangé. Les palpitations, les yeux en roues de char, l’impression d’être un tas avec une mèche. C’est fini, tout est terminé (p.139).

Stanislas, homme que j’aime mais qui ne m’aime pas édition 2012, je ne peux plus parler, de tout, de rien, de mes traitements. De mon quotidien. Homme de ma vie mais moi pas femme de la tienne, je passe déjà trop de temps sur Facebook puisque c’est là que je te rejoignais, c’est sur Facebook que j’allais t’attendre (p.143).

L’assemblage efficace des fragments de proses poétiques et de ceux plus conventionnels, la sensibilité exacerbée de l’auteure et la brusquerie émouvante du texte font du roman de Vickie Gendreau une œuvre riche, qui traite sans détour de l’injustice de la vie. Si une certaine confusion règne dans ce roman cacophonique, le malaise qui s’en dégage est efficace, notamment parce que la difficulté que représente le texte est pleinement assumée par l’auteure, qui fait parfois mention, à l’intérieur même du roman, de la complexité de son projet:

Je me demande si Hubert Aquin, François Villon et Marie Uguay étaient du genre à se faire bronzer eux aussi. Je n’ai rien compris au livre de Vickie. Son ami Mathieu va m’aider à extraire le sens de ce document. Ce livre, il est censé être pour tout le monde (p.108).

La qualité littéraire de l’ouvrage n’estompe cependant pas l’hermétisme occasionné par la structure polyphonique du texte, et le roman demeure difficilement accessible à un lectorat autre qu’intellectuel ou littéraire. Vickie Gendreau ne nous offre pas une autobiographie larmoyante ou un récit «facile» de sa maladie. Au contraire, sa prose est impitoyable, dure et laborieuse. Impossible, donc, de qualifier son livre de roman «grand public». Pour cette raison, le tapage médiatique entourant la publication de Testament soulève la question de la réception de l’œuvre, et, plus précisément, celle de l’importance accordée aux données biographiques de son auteur. Les articles consacrés au roman, surtout ceux des grands périodiques, concernent assez peu le texte lui-même, et jouent sur le pathos, s’intéressant davantage à l’histoire –réellement tragique– de celle qui l’a écrit qu’à son œuvre. Les deux exemples ci-dessous, le premier tiré de La Presse et le deuxième du Devoir, sont éloquents:

Elle nous attend au Café de l’Usine C, une pinte de bière à la main et une cigarette à la bouche. Elle a bien tenté d’arrêter de fumer pendant ses traitements de chimio et de radiothérapie, mais ses médecins ont fini par lui dire que c’était inutile, que cela allait lui enlever de l’énergie plus qu’autre chose. De toute façon, on n’a pas un cancer du cerveau à 23 ans parce qu’on a trop profité de la vie puisqu’on n’en est qu’au début. C’est juste que, des fois, la vie est une belle salope (Chantal Guy, 2012).

Imaginez. Vous venez de mourir. À 23 ans. Cancer du cerveau. Vous avez laissé un livre écrit dans l’urgence pour vos amis, votre ex, votre famille. Un livre-testament, dans lequel vous vous êtes mis à nu. Imaginez. Comment chacun va-t-il réagir? Réagir à votre livre, réagir à votre mort, d’abord? Dans Testament, l’écrivaine de 23 ans Vicky [sic] Gendreau, diagnostiquée d’un cancer du cerveau en juin dernier, anticipe sa mort et imagine la réaction de ses proches (Danielle Laurin, 2012).

Lors de l’entrevue que l’écrivaine a accordée à Guy A. Lepage en septembre 2012, sur le plateau de Tout le monde en parle, le livre a également été relégué au second plan et a servi de prétexte à une discussion sur la maladie et la mort. Les mêmes données ressortaient: 23 ans, cancer du cerveau, hôpital, maladie, mort. Ces sujets, bien qu’importants, ne sont pas littéraires; aussi la question se pose: à la suite d’articles et d’entrevues qui abordent l’œuvre de la sorte, combien auront acheté le livre par voyeurisme? Combien auront lu l’ouvrage pour sa qualité littéraire (bien réelle), en tentant d’oblitérer le biographique pour s’intéresser au texte en lui-même? Si ces articles et entrevues ont comme effet d’ouvrir à une littérature plus expérimentale certains lecteurs qui consomment Fifty Shades of Grey en criant au génie, tant mieux! Il n’en demeure pas moins que le cas Vickie Gendreau contredit de façon éloquente la mort de l’auteur proclamée par Roland Barthes et soulève, à une époque où le voyeurisme triomphe grâce aux reality show et aux médias sociaux, un enjeu littéraire fondamental –celui de la place occupée par la biographie de l’auteur dans l’interprétation de son œuvre littéraire.

Ce phénomène ne s’arrête pas aux œuvres antemortem comme Testament ou, par exemple, L’Outre-vie de Marie Uguay; il touche également les œuvres posthumes. Paradis clef en main et Burqa de chair, notamment, ont connu un succès singulier en raison du suicide hautement médiatisé de Nelly Arcan. Puisque la mort –avérée ou imminente– d’un écrivain n’est en rien garante de la qualité littéraire de sa création, c’est peut-être le rapport ambigu –angoisse/fascination– à l’idée de sa propre fin, jumelé à un intérêt romantique pour la fonction d’écrivain, qui attire le lecteur vers ces œuvres spécifiques. Il reste à espérer que Testament saura transcender l’histoire de son auteure et que la qualité littéraire du roman prendra graduellement la place du biographique dans les discussions concernant le texte. En lice pour le Prix France-Québec 2013, il semble qu’il soit sur la bonne voie.

Bibliographie

Nelly ARCAN, Paradis clef en main, Montréal, Coups de tête, 2009.

Nelly ARCAN, Burqa de chair, Paris, Éditions du Seuil, 2011.

Chantal GUY, « Vickie Gendreau/Testament : comment vous dire adieu? », dans La Presse, 14 septembre 2012, URL : http://www.lapresse.ca/arts/livres/201209/14/01-4574037-vickie-gendreautestament-comment-vous-dire-adieu.php, consulté le 23 janvier 2013.

Danielle LAURIN, « L’écriture et la mort, l’écriture ou la mort », dans Le Devoir,  29 septembre 2012, URL : http://www.ledevoir.com/culture/livres/360182/l-ecriture-et-la-mort-l-ecriture-ou-la-mort, consulté le 23 janvier 2013.

Marie UGUAY, L’Outre-vie, Montréal, Éditions du Noroît, 1979.

Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.