Entrée de carnet

La guerre, menu détail

Simon Levesque
couverture
Article paru dans Lectures critiques V, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2012)

Œuvre référencée: Echenoz, Jean. 14, Paris, Éditions de Minuit, 2012, 123 pages.

La quinzième publication littéraire de Jean Echenoz, un roman intitulé 14, paraissait en France le 4 octobre dernier. Fidèle aux Éditions de Minuit, où son œuvre est publiée de manière exclusive depuis 1979, c’est encore entre les mains de cette maison que l’auteur laisse reposer le destin de son texte. Un choix qui n’en est pas réellement un: être chez Minuit, ça ne se renégocie pas vraiment. À preuve, le témoignage qu’offrait Echenoz en 2001 à propos de l’éditeur qui l’a fait connaître, Jérôme Lindon1Dans Jérôme Lindon, Echenoz raconte qu’après qu’il eut refusé son deuxième manuscrit, Lindon lui aurait dit qu’il pouvait toujours l’offrir à d’autres éditeurs, mais qu’alors il devrait s’attendre à une énorme crise de jalousie de sa part. Manière assez vicieuse de la part de l’éditeur de faire comprendre à son protégé l’exclusivité implicite qui les lie. — J. Echenoz, Jérôme Lindon, Paris, Minuit, 2001.. La réputation d’Echenoz n’est peut-être plus à faire –Médicis en 1983 pour Cherokee: Goncourt en 1999 pour Je m’en vais–, mais celle de Minuit l’est encore moins. Quelqu’un ose-t-il encore dire quoi que ce soit contre la maison à l’étoile assortie de son petit m bleu? Marie Richeux sur France Culture se demandait récemment si la maison avait même jamais publié un mauvais auteur. C’est donc précédé de cette double aura que paraissait enfin 14 –arrivé à la mi-novembre au Québec.

 

Un narrateur distancié

14, c’est l’année 1914, celle où s’enclenche la Première Guerre mondiale. À son propos, Echenoz écrit:

Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder encore sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n’est-il d’ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra, d’autant moins quand on aime pas tellement l’opéra, même si, comme lui c’est grandiose, emphatique, excessif, plein de longueurs pénibles, comme lui ça fait beaucoup de bruit et souvent, à la longue, c’est assez ennuyeux. (p.79)

Assez ennuyeux, à la première lecture, c’est finalement ce que ce livre se révèle être, mais sans pour autant comporter de «longueurs pénibles». Ennuyeux parce que superficiel. L’incipit paraissait pourtant fort prometteur, laissant présager une appropriation des découvertes esthétiques de l’époque, mélangeant à l’impressionnisme des formes une description sur un mode synesthésique aux affinités proustiennes (l’auteur de la Recherche est d’ailleurs mentionné au passage):

Comme ses yeux passaient distraitement de l’un à l’autre de ces bourgs, est alors apparu à Anthime un phénomène inconnu de lui. Au sommet de chacun des clochers, ensemble et d’un seul coup, un mouvement venait de se mettre en marche, mouvement minuscule mais régulier: l’alternance régulière d’un carré noir et d’un carré blanc, se succédant toutes les deux ou trois secondes, avait commencé de se déclencher comme une lumière alternative, un clignotement binaire rappelant le clapet automatique de certains appareils à l’usine: Anthime a considéré sans les comprendre ces impulsions mécaniques aux allures de déclics ou de clins d’œil, adressés de loin par autant d’inconnus. (p.10)

Cet étrange phénomène se révèlera en fait n’être non pas de nature visuelle, mais auditive: c’était le timbre du tocsin qui, «vu l’état présent du monde, signifiait à coup sûr la mobilisation» (p.11), dira le narrateur. Un premier contact avec la guerre par l’interpellation des sens qui laisse présager une certaine liberté dans la narration.

Toujours déployée, chez Echenoz, sur un mode qu’il définit lui-même comme cinématographique, la description s’organise selon une échelle des plans, un enchaînement des vues, un arrangement des séquences qui, contribuant à plein à l’esthétique du roman, s’apparente néanmoins beaucoup à celle du documentaire. Des grands mouvements aériens faisant porter au lecteur une vue en plongée au-dessus de la France tout juste mobilisée –de la côte ouest vers le front allemand, et en sens inverse au retour des rescapés– aux gros plans en insert montrant les objets qu’Echenoz s’attarde toujours à décrire dans le menu détail, créant ainsi un véritable système des objets2Cf. Florence Bouchy, «Démystification et invention du quotidien: les objets des romans de Jean Echenoz», Recherches & Travaux, no 77, 2010, pp.77-89. propre à définir un temps, un lieu, une époque; tout concourt à l’esthétique de la monstration documentaire. Dans ces conditions, la fiction se trouve pratiquement réduite à la fonction utilitaire de structuration des séquences, séquences dont le contenu tendra à s’objectiver sous l’œil analytique, mais sensible, que l’auteur nous enjoint d’y porter. Moins squelettique que fantomatique, moins rachitique que disséminée, comme le spectre d’une lumière réfractée par l’objectivité de la réalité historique, la fiction est là partout, et pourtant elle n’a d’importance que secondaire, semble-t-il, dans l’entreprise scripturaire de l’auteur.

Du sort des cinq hommes partis de Vendée vers la Somme auxquels Echenoz s’attarde sans paraître trop s’y intéresser, deux seulement se taillent réellement une place au sein d’une intrigue des plus minces. Peut-être la plus mince depuis Un an (1997), qui n’avait lui-même pas fait grand bruit à l’époque. Deux Vendéens partis en guerre donc: Anthime, ce «sujet de taille moyenne et au visage commun» (p.16), et Charles, fils d’un industriel au capital prometteur, tous deux soupirants de Blanche qui, à leur départ, penche résolument du côté du second, de qui on apprendra d’ailleurs qu’elle est enceinte. Mais des cinq compagnons, Charles perdra la vie le premier alors qu’Anthime, plus chanceux, ne perdra qu’un bras; Padioleau, la vue; Bossis  trouvera la mort cloué au plexus par un obus; Arcenel, enfin, sera fusillé pour avoir déserté à son insu. Cette dernière mort, d’un comique consenti, ne manque pas d’absurde et permet, d’une certaine manière –très cérébrale– d’accéder au caractère tragique de la guerre.

C’est dans ce passage menant à l’exécution du soldat français que le texte offre ses plus belles réalisations stylistiques. Anti-lyrique notoire, Echenoz abhorre tout ce qui est de l’ordre du psychologisme, de l’épanchement larmoyant ou triomphant au profit d’une neutralité qui, de l’extérieur, laisse tout de même saisir, par l’observation des comportements, les humeurs en présence. Arcenel est toujours au front. Les années passant et les combats ne mollissant pas. Le printemps revenu, sans trop réfléchir, se laissant émerveiller par la fraîcheur du temps, l’odeur de la saison, «sous l’effet d’un coup de cafard, comme on se trouvait au repos près du village de Somme-Suippe et reprenait son souffle avant de regagner la première ligne, Arcenel est parti faire un tour.» (p.97) Tout simplement faire un tour. Sans trop réfléchir, signalant au garde qu’il va pisser par-là, ce qu’il fait effectivement, le voilà sorti du camp.Se laissant aller à surveiller les signes du printemps, se présente alors à lui, dans un silence imparfait «teinté par les grondements du front jamais si loin», le spectacle paisible et enchanteur de la nature qui dégourdit:

Sont apparus des animaux, toujours semblant avoir à cœur de représenter leur syndicat: un rapace haut dans le ciel, un hanneton posé sur une souche, un lapin furtif, qui a surgi d’un buisson et fixé Arcenel une seconde avant d’aussitôt détaler, mû par un ressort, sans que l’homme eût le réflexe d’épauler son fusil qu’il n’avait d’ailleurs pas pris avec lui, n’ayant même pas emporté sa gourde –preuve qu’il n’avait nullement prémédité de quitter la zone militaire, étant uniquement mû par l’idée de se promener un peu, de s’abstraire un moment de l’affreux merdier en n’espérant même pas– car n’y pensant même pas –que cette promenade passerait inaperçue, oubliant que les hommes étaient recomptés à tout instant, qu’on refaisait l’appel en permanence. (p.99)

Arcenel sera capturé, jugé sommairement et exécuté par les siens. Ce court battement printanier, le temps de prendre une bouffée d’air frais, de voir les couleurs dressées là-devant dans le tableau que l’auteur a jugé bon de peindre à la sortie du camp, aura accordé au lecteur un petit répit avant de prendre la mesure de l’ampleur de l’horreur: la Guerre, disséminatrice des destinées, n’offre d’autre issue que la mort. À défaut de se la voir octroyée par l’ennemi, elle peut être facilement trouvée chez les siens. Seule solution pour s’extraire du cauchemar: la «bonne blessure». Celle d’Anthime, par exemple, devenu manchot. Mais alors, entre rescapés, il faudra s’entendre pour ne jamais plus parler des horreurs vécues. Et, un bras en moins, Anthime ne continuera pas moins de ressentir la douleur dans son membre fantôme, par-delà les frontières de son corps.

Soutenant une pratique d’écriture qui impose une distance par rapport à son sujet, à mi-chemin entre la scénarisation documentaire et la peinture de genre s’attardant à un moment d’irrégularité dans l’histoire, Echenoz parvient à montrer le saccage que représente la Première Guerre dans le cours de l’histoire en laissant présumer de sa persistance, dans les corps, dans les mémoires, par le chamboulement qu’elle aura introduit dans la succession régulière des générations; sur les territoires également, et surtout par-delà les frontières, enjeu du conflit armé, qu’il s’agissait justement de défendre.

 

La suffisance de l’anecdote

Retrouve-t-on, dans 14, le plaisir de la lecture auquel Echenoz nous a habitués? Oui. Est-ce que c’est pertinent? Ça, c’est une autre question. Qu’on mette les choses au clair: ayant lu tout Echenoz, je me permets d’être d’autant plus critique que le roman se présente quasiment comme une caricature de la direction qu’a prise l’écriture de l’écrivain français au tournant des années 2000. À force de rechercher la simplicité, le danger qui guette est de frôler la coquetterie. Défi ou déni? L’un ou l’autre, ou un peu des deux, aura poussé l’écrivain à raconter cet épisode des plus sanguinaires de l’histoire moderne sur un mode apparemment désengagé, en érigeant la factualité anecdotique au rang de matériau de prédilection. La Grande Guerre sert bien de cadre à son intrigue, pour peu qu’elle le soit, intrigante, mais tout porte à croire que le recours à cette époque sert davantage de prétexte pour décrire des objets du quotidien d’alors –meubles, costumes, le contenu du sac d’un soldat français– que pour revisiter le conflit d’un point de vue politique. À sa défense, on dira que ce n’est pas et n’a jamais été le programme littéraire d’Echenoz, lui qui a toujours su se tenir à distance de tout engagement autre qu’esthétique. Et à ce titre, on peut dire que 14 est un tour de force considérant le sujet, car si certains détails d’ordre économique sont évoqués, la politique, elle, n’y a pas droit de cité.

Dès lors, la critique qui s’impose se formule sur le plan éthique: y a-t-il un intérêt, voire une légitimité à traiter des années françaises 1914-1918 dans l’optique précise de la Première Guerre tout en se faisant un point d’honneur d’éluder la dimension politique de la chose? Echenoz nous avait certes habitués à cet esthétisme de la phrase, à cette impertinence de l’intrigue, faisant reposer l’attrait de ses textes sur les rebondissements inattendus et une posture énonciative particulièrement sympathique, de connivence avec son lecteur pourrait-on dire3Cf. F. Langevin, Lire la connivence et l’ironie: savoir du narrateur et personnalité narrative chez Jean Echenoz (mémoire), Université du Québec à Rimouski, 2004.. Or, depuis Le Méridien de Greenwich (1979) jusqu’à aujourd’hui, et bien que la trilogie des biographies fictionnelles formée des romans Ravel (2006), Courir (2008) et Des éclairs (2010) –lesquels s’attardent respectivement aux vies de Maurice Ravel, Émile Zatopek et Nikola Tesla– ait été plus près de la réalité que tout le reste de son œuvre, Echenoz ne s’était jamais permis d’attaquer de front une figure d’une telle importance sur le plan historique, un tel monument de l’imaginaire collectif. Ce faisant, et étant donné la relative froideur avec laquelle il s’y prend, le résultat a pour double effet d’être à la fois défamiliarisant par rapport au sujet traité et réconfortant quant aux attentes de lecture que quatorze romans ont peu à peu informées. De sorte que, comble de la suffisance, s’il me fallait juger de la chose en des termes purement échenoziens, force me serait d’admettre que c’est doublement réussi.

 

Une habile imposture

Cependant que paraît se dresser une dichotomie entre engagement esthétique et engagement politique, il me faut suturer cette apparente contradiction dans ma pensée: l’un n’empêche pas l’autre, bien entendu, et la scène de désertion involontaire ci-haut évoquée, si finement dépeinte, si sereinement racontée, en offre une preuve patente, mais différée. Car c’est du sentiment primaire d’incongruité du traitement offert au sujet que sourd cette impression de déni dans l’appréhension de la guerre, comme si l’obséquiosité du style empêchait d’atteindre au tragique des événements. Mais retournée comme un gant par le travail de la critique ici effectué, la peau candide et blanche dont se revêt l’expression échenozienne laisse découvrir son réseau nervuré, la vie fragile et fluide qui innerve la fiction. Elle est un fin glacis d’authenticité, cette peau, dont la composition oxymorique promeut l’alliance de la sophistication et de la simplicité.

Tout de même, il y a quelque chose qui ne va pas, un inconfort, dira-t-on, mais qui relève peut-être davantage de la réception que de l’œuvre elle-même. Indubitablement, en choisissant de traiter d’un sujet aussi sérieux sur un ton aussi flegmatique (à l’instar de ses précédents romans), presque badin, Echenoz a franchi un seuil propre à susciter la réflexion éthique, un exercice que la critique n’a toutefois jusqu’ici pas cru bon d’initier. Nathalie Crom a préféré parler de l’œuvre en tant qu’elle est «portée par une phrase qui atteint aujourd’hui sa perfection. Maîtrisée, renversante, superbe jusque dans ses feints relâchements, ses moments d’apparente et grisante désinvolture…4Nathalie Crom, Télérama, 25 septembre 2012. Disponible en ligne: <http://www.telerama.fr/livres/14,87045.php> (Page consultée le 21 novembre 2012).»; Philippe Lançon, spirituel, la qualifie d’«impeccable obus chromé5Philippe Lançon, «Echenoz, tranchées dans le vif», Libération, jeudi 3 octobre 2012.  Disponible en ligne: <http://www.liberation.fr/livres/2012/10/03/echenoz-tranchees-dans-le-vif-dans-14-une-miniature-de-la-grande-boucherie_850663> (Page consultée le 21 novembre 2012).»; enfin, Bernard Pivot se laisse prendre lui aussi au piège de l’appréciation strictement esthétique: «L’écriture de Jean Echenoz est tranquillement implacable. Inutile d’en rajouter, d’expliquer, d’ergoter.6Bernard Pivot, «Jean Echenoz, grand rescapé de la Grande Guerre», Le Journal du dimanche, 29 septembre 2012, mis à jour le 1er octobre 2012. Disponible en ligne: <http://www.lejdd.fr/Chroniques/Bernard-Pivot/Jean-Echenoz-grand-rescape-de-la-Grande-Guerre-chronique-de-Bernad-Pivot-562132> (Page consultée le 21 novembre 2012).» Ce dernier voit dans le détachement et les scrupules de précision qui caractérisent son écriture une victoire sur son sujet, difficile. Intouchable Minuit.

Loin de moi l’idée de vouloir nier les qualités stylistiques de 14 dont je viens d’ailleurs de faire l’apologie, c’est plutôt à la posture de son auteur que je souhaite m’arrêter. Reçu récemment par Laure Adler à Hors Champ sur France Culture, Jean Echenoz s’exprimait ainsi au sujet du «métier» d’écrivain: «On se demande toujours si on n’est pas dans un état d’usurpation.» Il ajoute que le plus tracassant, c’est «la présence un peu permanente de la question de l’imposture […] On est toujours obligé de se poser la question de l’imposture.7J. Echenoz en entrevue avec Laure Adler dans Laure Adler, «Loin avec Jean Echenoz (1/5)», Hors Champ, France Culture, 24 septembre 2012. Baladodiffusion disponible en ligne: <http://www.franceculture.fr/emission-hors-champs-jean-echenoz-15-2014-07-08> (Page consultée le 19 novembre 2012).» Si lui se la pose et ose, et de ce fait peut apparaître complaisant en ce qu’il assume, pourrait-on dire, son imposture (une attitude qui découle d’une réflexion nourrie, selon ses propres mots), c’est plutôt le contre-effet de cette posture (car c’en est bien une) qui se révèle être le plus intéressant. De la reconnaissance de l’incongruité de la posture échenozienne en rapport avec son sujet naît le malaise de découvrir le lieu de la véritable imposture, qui se trouve bien davantage du côté de la critique. J’ai précédemment soulevé la possibilité de remettre en question la légitimité du texte à partir de considérations éthiques, mais bien entendu nous n’en sommes plus là8Cf. R. Barthes, «La mort de l’auteur» [1968], dans Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, pp.61-67. —Le lecteur consultera également au besoin le document de Marc Escola, «L’auteur comme absence: Barthes et Foucault», sur Fabula.org, 2 Avril 2002. En ligne: <http://www.fabula.org/atelier.php?L%27auteur_comme_absence> (Page consultée le 12 décembre 2012).. En revanche, la légitimité d’une critique, elle, n’est jamais acquise, et le roman d’Echenoz le prouve bien. En vertu de sa posture énonciative si particulière, du traitement si «inadéquat» de son sujet, c’est à travers la réception critique –qui, jusqu’ici, n’a pas su ou cru bon s’attarder à relever ces traits spécifiques– que le texte me semble parvenir à son plein potentiel, qu’il révèle son plus grand intérêt: Echenoz, comme Minuit, est devenu un intouchable.

En somme, et parce qu’on ne voudra pas nécessairement s’attarder à la réception de l’œuvre, exercice du littérateur averti, 14 laisse un goût amer. Au plaisir de lecture immédiat succèdent la frustration du coït interrompu, mais également une autre frustration, plus grande encore, qui découle du sentiment de vacuité que laisse le roman. Faire tenir la Grande Guerre en quelque cent vingt pages relève certainement d’un art de la concision dans lequel Echenoz est passé maître, mais cet opus minus, ce «moyen-métrage» comme il l’appelle lui-même, laisse tout de même sur son appétit. Si Echenoz nous avait habitués, dans Un an ou Au piano, deux autres très courts romans, à des finales somme toute surprenantes, force est de constater que cette fois, ça tombe à plat; un peu comme l’Europe d’alors, consternée, qui ne s’en remettra pas, et qui remettra ça quelques années plus tard. Néanmoins, il faut reconnaître au roman une originalité dans le ton, une curiosité dans l’intérêt porté aux détails, aux objets, aux anecdotes, un matériau qui finalement compte plus que les personnages eux-mêmes, lesquels se trouvent pratiquement réduits à la fonction utilitaire de variation de l’échelle des plans et permettent ainsi au lecteur de se retrouver avec eux dans les tranchées françaises pour une heure ou deux, le temps de refermer le livre. Après quoi le vague bruissement des sourdes détonations continue de résonner un court moment, et on se demande déjà de quoi sera fait le prochain Echenoz serti de la petite étoile bleue.

  • 1
    Dans Jérôme Lindon, Echenoz raconte qu’après qu’il eut refusé son deuxième manuscrit, Lindon lui aurait dit qu’il pouvait toujours l’offrir à d’autres éditeurs, mais qu’alors il devrait s’attendre à une énorme crise de jalousie de sa part. Manière assez vicieuse de la part de l’éditeur de faire comprendre à son protégé l’exclusivité implicite qui les lie. — J. Echenoz, Jérôme Lindon, Paris, Minuit, 2001.
  • 2
    Cf. Florence Bouchy, «Démystification et invention du quotidien: les objets des romans de Jean Echenoz», Recherches & Travaux, no 77, 2010, pp.77-89.
  • 3
    Cf. F. Langevin, Lire la connivence et l’ironie: savoir du narrateur et personnalité narrative chez Jean Echenoz (mémoire), Université du Québec à Rimouski, 2004.
  • 4
    Nathalie Crom, Télérama, 25 septembre 2012. Disponible en ligne: <http://www.telerama.fr/livres/14,87045.php> (Page consultée le 21 novembre 2012).
  • 5
    Philippe Lançon, «Echenoz, tranchées dans le vif», Libération, jeudi 3 octobre 2012.  Disponible en ligne: <http://www.liberation.fr/livres/2012/10/03/echenoz-tranchees-dans-le-vif-dans-14-une-miniature-de-la-grande-boucherie_850663> (Page consultée le 21 novembre 2012).
  • 6
    Bernard Pivot, «Jean Echenoz, grand rescapé de la Grande Guerre», Le Journal du dimanche, 29 septembre 2012, mis à jour le 1er octobre 2012. Disponible en ligne: <http://www.lejdd.fr/Chroniques/Bernard-Pivot/Jean-Echenoz-grand-rescape-de-la-Grande-Guerre-chronique-de-Bernad-Pivot-562132> (Page consultée le 21 novembre 2012).
  • 7
    J. Echenoz en entrevue avec Laure Adler dans Laure Adler, «Loin avec Jean Echenoz (1/5)», Hors Champ, France Culture, 24 septembre 2012. Baladodiffusion disponible en ligne: <http://www.franceculture.fr/emission-hors-champs-jean-echenoz-15-2014-07-08> (Page consultée le 19 novembre 2012).
  • 8
    Cf. R. Barthes, «La mort de l’auteur» [1968], dans Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, pp.61-67. —Le lecteur consultera également au besoin le document de Marc Escola, «L’auteur comme absence: Barthes et Foucault», sur Fabula.org, 2 Avril 2002. En ligne: <http://www.fabula.org/atelier.php?L%27auteur_comme_absence> (Page consultée le 12 décembre 2012).
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