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Injures homophobes: ordre et désordre hétéronormatifs

Etienne Deshoulières
couverture
Article paru dans Féminismes et luttes contre l’homophobie: de l’apprentissage à la subversion des codes, sous la responsabilité de Line Chamberland, Caroline Désy et Lori Saint-Martin (2016)

Injures homophobes: ordre et désordre hétéronormatifs

Les propos homophobes sont les formes de discours de haine les plus couramment proférées sur Internet. 44 % des actes homophobes se manifestent au moyen d’injures. 80 % des jeunes homosexuels les et bisexuels-les rapportent avoir déjà été la cible d’injures homophobes. Omniprésentes, les insultes homophobes constituent la partie visible de l’objectivation, dans le langage, des schèmes produits par la domination masculine, fonctionnant comme des matrices de perceptions et de représentations du monde social (Bourdieu, 1998). 

«Les insultes, première forme de manifestations de l’homophobie»

«Les insultes, première forme de manifestations de l’homophobie»
(Credit : SOS homophobie -Rapport sur l’homophobie 2013)

Les insultes homophobes tirent leur force injurieuse de l’ordre patriarcal. En prononçant les mots «sale pédé» ou «sale gouine», le locuteur ne fait pas qu’insulter le destinataire du message. Il invoque la communauté et l’histoire de ces mots injurieux pour blesser le destinataire et contribue, ce faisant, à reproduire l’ordre hétéronormatif. L’injure homophobe participe de la catégorisation essentialiste des attributs féminins et masculins, pour discipliner ceux qui ne se conformeraient pas à cette catégorisation.

Les femmes comme les hommes dont la sexualité ou l’expression du genre ne se conforment pas au modèle hétéronormatif sont rappelées à l’ordre. Les femmes sont insultées parce qu’elles ne se cantonnent pas à leur rôle de femme. Les hommes sont insultés parce qu’ils ne renvoient pas l’image de la virilité. La simple interpellation d’un homme par une expression le comparant à une femme est censée l’injurier. Les injures gayphobes, omniprésentes dans les cours de récréation, classifient et hiérarchisent les attributs masculins et féminins, participant ainsi, en stigmatisant l’homosexualité masculine, à inférioriser les femmes. C’est dire si l’étude des injures homophobes est inextricablement liée aux enjeux du féminisme.

Afin de contrebalancer les effets reproductifs et normatifs de l’injure homophobe, la loi française a introduit en 2004 un dispositif réprimant plus sévèrement les injures commises avec un mobile homophobe et permettant aux associations de lutte contre l’homophobie d’agir à l’encontre des auteurs d’injures homophobes. 

Cette incrimination pénale des injures homophobes soulève deux problématiques. D’une part, l’injure homophobe constitue l’extériorisation violente de la catégorisation stigmatisante des homosexuels-les. Juger les injures homophobes, c’est donc juger avec elles les catégories de la pensée hétérosexiste, alors qu’une approche juridique implique d’identifier un sujet unique coupable et le fait générateur de cette culpabilité (Butler, 1997). D’autre part, en raison du caractère général de la norme juridique au moyen de laquelle les propos homophobes sont incriminés, limiter l’expression de la parole homophobe risque fort de limiter l’expression sur les questions sexuelles en général, aboutissant finalement à censurer les discours des associations de défense des droits des homosexuels-les. Le recours à des concepts-cadres, tels que l’ordre public1 CE, 9 janvier 2014, n° 374508, affaire Dieudonné: http://www.legifrance.gouv.fr. , la dignité2CA Douai, 25 janvier 2007, affaire Vaneste I: http://www.lexisnexis.fr. , la grossière indécence3Article 157 du Code criminel canadien. ou l’obscénité4Chaplinsky v. New Hampshire, 315 U.S. 568 (1942); Roth v. United States, 354 U.S. 476 (1957), n’est pas satisfaisant au regard des impératifs de la liberté d’expression. 

Afin de démêler l’objet de notre étude compte tenu des exigences juridiques de responsabilité personnelle et de sauvegarde de la liberté d’expression, il conviendra de se pencher dans un premier temps sur les critères du délit d’injure en droit français5Article 29 de la loi français du 29 juillet 1881.à la lumière d’une analyse juridique et sémantique de l’injure homophobe, avant d’envisager la circonstance aggravante introduite par la loi française du 30 décembre 2004 pour les injures prononcées à raison de l’homosexualité. 

 

1. INJURE

L’analyse des injures homophobes est l’occasion de porter un regard nouveau sur le droit de l’injure en général. L’expression des questions sexuelles et de l’homophobie a en effet joué ces dernières années un rôle important dans la définition jurisprudentielle des limites de la liberté d’expression, tant au niveau national qu’européen. 

Afin d’adapter notre compréhension de l’injure à l’objet de notre étude, nous définirons l’injure comme l’acte conscient et volontaire (D) d’exprimer (A) une insulte (B) de nature à créer une trajectoire injurieuse (C) vers un destinataire (E), ces cinq critères devant être réunis pour que soit caractérisée l’infraction pénale d’injure. 

Expression

L’injure homophobe doit être exprimée pour faire l’objet d’une poursuite. Une simple pensée, une conversation téléphonique privée6Crim., 3 août 1937: Bull. Crim., n° 174., une lettre personnelle7Crim., 3 juin 1976: Gaz. Pal. 1976.2.704. ou un écrit confidentiel8Civ. 2, 28 octobre 1992: Bull. Civ., n° 250. ne suffit pas à caractériser l’expression de l’injure. 

Insulte

Définition de l’insulte

En pratique, les insultes homophobes sont souvent prononcées à raison de l’homosexualité. L’expression «insulte homophobe» est ainsi couramment utilisée pour désigner une insulte à raison de l’homosexualité. Ces deux expressions doivent pourtant être nettement distinguées. 

Nous proposons ici de désigner par le terme «insulte» l’élément sémantique du délit d’injure. Nous suggérons ensuite de distinguer entre les insultes vexatoires et les insultes discriminatoires.

Les insultes vexatoires visent à créer une trajectoire injurieuse en attribuant au locuteur une qualité dépréciée du fait même de leur définition. En prononçant le signifiant «salaud»9Crim., 10 mai 2006: D. 2006, jurispr. p. 2220, note E. Dreyer., le locuteur effectue l’action d’injurier en signifiant précisément au destinataire qu’il est un salaud. L’acte réalisé par l’énonciation du mot «salaud» correspond à la signification conventionnelle du terme «salaud». La charge injurieuse de cette insulte est ainsi attachée à sa signification présente. Les insultes «escroc»10Crim., 8 févr. 1972: Bull. Crim. 1972, n° 48., «voyou»11 Crim., 19 juin 2001, n° 00-86167., «ordure»12Crim., 19 févr. 2002, n° 00-88289. ou «malhonnête»13Crim., 16 mai 2000, n° 99-84944. fonctionnent sur le même mode. Les insultes vexatoires constituent des insultes homophobes dès lors qu’elles sont prononcées avec un mobile homophobe, c’est-à-dire compte tenu de l’orientation sexuelle, vraie ou supposée, du destinataire. L’injure homophobe n’implique donc pas nécessairement l’usage d’un terme imputant l’homosexualité. 

À l’inverse, les insultes discriminatoires visent à créer une trajectoire injurieuse en imputant au locuteur le fait d’appartenir à une catégorie de personnes stigmatisées. Nous proposons d’appeler «insultes hétéronormatives» les injures discriminatoires stigmatisant les homosexuels-les. Ces insultes peuvent donc être adressées à toute personne, hétérosexuelle ou homosexuelle. L’énonciation par le locuteur de l’insulte hétéronormative ne préjuge en rien de l’orientation sexuelle, vraie ou supposée, du destinataire. Les termes «pédé», «tapette», «goudou», «tarlouze», pour ne citer que ceux-là, sont ainsi très couramment employés, sur Internet ou dans les cours de récréation, à destination de personnes hétérosexuelles.

Ce paradoxe apparent tient au fait qu’il existe une rupture sémantique entre la signification présente de l’insulte hétéronormative (imputation de l’homosexualité) et sa signification au regard des schèmes de pensée hétérosexistes (imputation d’une qualité universellement dépréciée ou d’une qualité du sexe opposé). Aujourd’hui, dans les pays occidentaux, l’imputation de l’homosexualité n’a rien d’injurieux. En employant une insulte hétéronormative, le locuteur signifie en réalité au destinataire «tu es un salaud» ou alors «tu te comportes comme une personne de l’autre sexe».

«Distinction entre les différentes insultes homophobes»

«Distinction entre les différentes insultes homophobes»

L’insulte hétéronormative tire ainsi sa charge injurieuse, non pas de sa signification présente, mais de son histoire. Malgré un mouvement contemporain de reconnaissance des droits des homosexuels-les, il existe une persistance des schèmes de perception hétérosexistes, notamment du fait que ces schèmes sont durablement ancrés dans le langage (Vidal, 2008). L’insulte est citée; elle est reprise de conventions linguistiques passées pour être réexploitée dans une situation contemporaine. L’insulte hétéronormative agit ainsi comme un argument d’autorité. Au moment de son énonciation, l’homonégativité historique est implicitement rappelée par le locuteur, qui invoque l’autorité de la communauté passée dans le but de blesser le destinataire (Butler, 1997). 

Dans tous les cas, l’appréciation juridique du caractère injurieux de l’insulte devra être faite objectivement, d’un point de vue extérieur au locuteur. Pour qualifier juridiquement l’emploi d’une insulte vexatoire, il conviendra de chercher sa signification présente. En revanche, pour qualifier juridiquement l’emploi d’une insulte hétéronormative, il conviendra de se référer à sa signification au regard des schèmes de pensée et de perception hétérosexiste.

Distinction de l’insulte au fond et de l’insulte en la forme

L’injure au fond est celle qui, sans se matérialiser par une insulte, vise à porter atteinte à la dignité de son destinataire du fait de l’idée exprimée. Nous considérons que cette catégorie d’injure doit être appelée à disparaître en raison des limitations trop peu précises qu’elle apporte à la liberté d’expression. Cette opinion est confirmée par la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme et par celle de la Cour de cassation française. 

Jurisprudence européenne

La position de principe de la Cour européenne quant aux limites de la liberté d’expression a été énoncée dans l’arrêt Handyside de 197614CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c/ Royaume-Uni, req. n° 5493/72.. Le Royaume-Uni avait alors suspendu la publication d’un livre d’éducation à la sexualité, abordant la question de l’homosexualité, sur le fondement d’une loi visant à combattre les publications «obscènes», définies par leur tendance à «dépraver et corrompre».

Saisie par l’éditeur, la Cour européenne avait alors condamné le Royaume-Uni aux motifs que «la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique […]. Elle vaut non seulement pour les “informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population». Les pays européens n’ont donc pas la possibilité d’incriminer des propos du seul fait des idées véhiculées. Incriminer des propos exprimés sans mépris ni invective, du simple fait de leur signification, reviendrait en effet à incriminer des opinions qui heurtent et choquent. Or, la Cour considère précisément que de tels propos ne dépassent pas les limites de la liberté d’expression. 

Jurisprudence française

La jurisprudence française a confirmé ce mouvement libéral. Dans l’affaire Vanneste I, des propos homophobes de Christian Vanneste, député du Nord, avaient été publiés dans la presse: «Je n’ai pas dit que l’homosexualité était dangereuse, j’ai dit qu’elle était inférieure à l’hétérosexualité. Si on la poussait à l’universel, ce serait dangereux pour l’humanité», «Je critique les comportements, je dis qu’ils sont inférieurs moralement». La Cour de cassation considéra alors dans un arrêt de 2008 que «si les propos litigieux […] ont pu heurter la sensibilité de certaines personnes homosexuelles, leur contenu ne dépasse pas les limites de la liberté d’expression»15Crim., 18 novembre 2008, n° 07-83398: http://www.legifrance.gouv.fr..

En évoquant des propos «heurtant» la sensibilité d’une fraction de la population, la Cour de cassation s’est référée sans aucun doute à la terminologie choisie quelques années plus tôt par la Cour européenne. Pirouette de l’histoire, la décision Handyside de la Cour européenne, qui laissait parler ceux qui jetaient le trouble sur les questions sexuelles, est désormais évoquée par la Cour de cassation pour laisser parler les partisans de l’ordre hétéronormatif. Il nous faut donc admettre que l’expression d’opinions homophobes en Europe est licite, à moins qu’elle ne dépasse les limites classiques de la liberté d’expression (injure, diffamation, provocation).

L’affaire Vanneste II apporte un éclairage tout à fait intéressant sur la pertinence, dans une société démocratique, de permettre l’expression de propos homophobes. Dans une vidéo diffusée sur le site internet LibertePolitique.com le 10 février 201216Cette vidéo n’est malheureusement plus disponible en ligne., le député du Nord avait évoqué «la fameuse légende de la déportation des homosexuels» avant de déclarer que «l’un des fondements principaux de l’homosexualité […] c’est le narcissisme». Ces propos teintés d’homophobie ont valu à Christian Vanneste une exclusion de son parti politique et la perte de son investiture aux élections législatives. De nombreux articles de presse sont alors parus au sujet de la déportation des homosexuels. De nombreux Français ont certainement découvert ou redécouvert à cette occasion la réalité de la déportation des homosexuels pendant la Seconde Guerre mondiale. Nouvelle pirouette de l’histoire, c’est en laissant s’exprimer l’homophobie que l’opprobre fut jeté sur le député homophobe.

Création d’une trajectoire injurieuse

L’insulte, siège de la charge injurieuse, ne constitue une injure qu’à la condition que le locuteur crée une trajectoire injurieuse vers le destinataire.

Transmission de la charge injurieuse

Le locuteur ne crée pas la charge injurieuse. Celle-ci préexiste dans le langage au locuteur. Elle lui est antérieure. Le locuteur se borne à transmettre cette charge au destinataire, créant de ce fait une trajectoire injurieuse.

Préexistence de la charge injurieuse dans le langage

Cette compréhension historique du langage est indispensable pour saisir le mécanisme de l’injure.  Le locuteur, sujet juridique de l’injure, n’est pas sanctionné pour avoir créé la charge injurieuse. La répression vise uniquement la création d’une trajectoire injurieuse, qui produit en quelque sorte une passerelle entre le langage et le destinataire. Ce n’est pas le langage qui est l’objet de la sanction juridique, mais le sujet responsable de la transmission d’une charge injurieuse présente dans le langage. Cette situation pourrait être comparée à celle d’un meurtrier abattant une victime avec un fusil. La charge meurtrière préexiste au meurtre. Le droit ne condamne pas le producteur du fusil. C’est uniquement l’auteur du meurtre qui a braqué le fusil vers la victime que le droit constitue comme criminel.

Indifférence du résultat de l’injure

En créant une trajectoire injurieuse, le locuteur n’est jamais certain d’atteindre sa cible. L’injure homophobe n’a pas un effet automatique. En tant qu’acte de langage, l’injure n’agit pas comme un pouvoir souverain (Butler, 1997). Dans un contexte social gay-friendly, la violence de l’injure homophobe a toutes les chances de se retourner contre le locuteur. La désapprobation sociale de l’injure homophobe joue comme un miroir où la trajectoire injurieuse se reflète pour se retourner contre le locuteur. Le résultat de l’injure, considéré comme une atteinte à l’honneur ou la considération, ne peut donc pas constituer un élément matériel de l’injure. Ce serait conférer à l’injure un rôle causal et mécanique dont elle est dépourvue. 

Prise en compte nécessaire du contexte de l’injure

Les termes «pédé», «gouine», «camionneuse», «queer» ont fait l’objet d’une appropriation par les homosexuels-les eux-mêmes. Dans les mouvements transpédégouine notamment, la resignification de l’insulte a initié un contre-mouvement dans lequel la politique du langage est devenue un outil de résistance. Ce pouvoir d’appropriation de l’injure implique que la loi ne peut pas condamner le simple fait de prononcer l’injure, mais doit nécessairement prendre en compte le contexte du discours pour savoir si une trajectoire injurieuse a été créée par l’expression du terme. Contrairement à ce que mentionnent certains-es auteurs-es, il nous est impossible de dresser une liste de termes injurieux par nature. Le juge disposera nécessairement d’un pouvoir d’interprétation, afin de déterminer si, eu égard au contexte discursif, les propos litigieux sont objectivement de nature à créer une trajectoire injurieuse.

Intention

Classiquement, la jurisprudence considère que la matérialité de l’injure suffit pour faire présumer l’existence de l’intention coupable17Crim., 18 janvier 1950: Bull. crim., 1950, n° 23.. Il est ainsi une présomption simple d’intention injurieuse susceptible de faire l’objet d’une preuve contraire. 

Il est malheureusement courant que le locuteur ne perçoive pas la portée négative de ses propos envers les homosexuels en employant des insultes telles que «pédé», «tapette» ou «gouine». Cette ignorance est indifférente, le locuteur ne pourra pas se dégager de sa responsabilité en invoquant son absence de volonté de créer une trajectoire injurieuse18CA Lyon, 7e ch A, 8 octobre 2008: Legipresse, 2008, n° 257, I, p. 173.. Le locuteur ne pourra renverser la présomption de culpabilité qu’en prouvant qu’il n’avait pas conscience d’employer une insulte. Ce sera le cas notamment lorsque le locuteur est atteint de désordre mental, passager ou permanent.

Destinataire identifiable

Traditionnellement, l’injure doit être adressée à un destinataire identifié ou identifiable pour être punissable. Ainsi, l’infraction est caractérisée quand bien même la personne visée n’est pas immédiatement identifiée, mais peut l’être au moyen d’éléments extérieurs au propos litigieux19Crim., 15 septembre 2009: JurisData n° 2009-049802.. La jurisprudence considère également que le destinataire est suffisamment identifiable lorsque l’injure s’adresse à un groupe de personnes restreint, dès lors que chaque membre de ce groupe peut se sentir personnellement atteint20Crim. 12 septembre 2000: JurisData n° 2000-006324..

Cette exigence d’un destinataire identifiable excluait jusqu’en 2004 toute poursuite à l’encontre d’injures visant les homosexuels en général. Il était donc nécessaire qu’une loi habilite les associations de lutte contre l’homophobie à agir à l’encontre des propos homophobes n’ayant pas de destinataire identifiable. C’est ce que fit la loi du 30 décembre 2004, en créant dans le même temps une circonstance aggravante d’homophobie. 

 

2. MOBILE HOMOPHOBE

Le mobile homophobe constitue, d’une part, un élément de recevabilité de l’action collective du procureur et des associations de lutte contre l’homophobie (A) et, d’autre part, la condition de fond pour aggraver la peine encourue par le locuteur de l’injure (B).

Action collective

Fondement de l’action collective

L’injure homophobe déploie un double effet. Elle créé non seulement une trajectoire injurieuse vers son destinataire, mais également des effets hétéronormatifs erga omnes, contribuant à institutionnaliser l’infériorité de l’homosexualité. Elle constitue pour tous un rappel à l’hétérosexualité obligatoire. Au moment de l’énonciation par le locuteur, l’injure homophobe rayonne, en quelque sorte, vers tout l’auditoire, de sorte qu’elle impose ses effets normatifs à tous ceux qui, même non visés par elle, se trouvent sur son passage. 

«Injure hétéronormative avec destinataire individuel»

«Injure hétéronormative avec destinataire individuel»

 
«Injure hétéronormative sans destinataire individuel»

«Injure hétéronormative sans destinataire individuel»

 
C’est ce double effet, injurieux et normatif, qui fonde l’action collective du procureur et des associations de lutte contre l’homophobie introduite par la loi du 30 décembre 2004. 
 
«Actions judiciaire induites par les injures homophobes»

«Actions judiciaire induites par les injures homophobes»

Titulaire de l’action collective 

La loi a conféré au procureur et aux associations de lutte contre l’homophobie les droits reconnus à la partie civile afin d’agir contre les auteurs des délits de presse commis «envers une personne ou un groupe de personnes à raison de […] leur orientation sexuelle». Les associations de lutte contre l’homophobie peuvent agir à la condition d’être constituées depuis plus de cinq ans21Art. 48-4 de la loi du 29 juillet 1881.. Désormais, l’auteur d’une injure peut ainsi être poursuivi par une association lorsque l’injure vise, non plus seulement une personne identifiable, mais également un groupe de personnes à raison de leur homosexualité. Là encore, il suffit que le groupe soit identifiable, quand bien même il ne serait pas immédiatement identifié22Crim., 17 mai 1994: Dr. pén. 1994, comm. 258, obs. M. Véron (en matière d’injure raciale)..

S’est alors posée la question de savoir si des propos visant un comportement et non des personnes pouvaient être considérés comme des propos prononcés à raison de l’orientation sexuelle. Le 2 avril 2014, Christine Boutin, député, a publiquement affirmé, lors d’une interview accordée au journal Charles: «Je n’ai jamais condamné un homosexuel. Jamais. Ce n’est pas possible. L’homosexualité est une abomination. Mais pas la personne»23Et tel que rapporté à nouveau dans le Nouvel Obs du 23 octobre 2015: http://tempsreel.nouvelobs.com/en-direct/a-chaud/10765-boutin-avait-declare-revue-charles-avril-homosexualite.html.Lien vérifié le 23 mars 2016.. Mise en cause par plusieurs associations de lutte contre l’homophobie, Christine Boutin s’est alors défendue en affirmant que les propos litigieux ne visaient pas des personnes à raison de leur orientation sexuelle, mais seulement des comportements condamnés par la Bible. 

Un tel argument ne peut pas être reçu par les tribunaux. Les homosexuels ne se définissent que par leur homosexualité. Dès lors, critiquer l’homosexualité, c’est critiquer les homosexuels-les. Confrontée à cette question en 2013, la Cour suprême du Canada a très clairement formulé le lien inséparable entre homosexuel-le et homosexualité: 

Une interdiction qui englobe des propos ciblant un comportement sexuel n’a pas une portée excessive. Les tribunaux ont reconnu l’existence d’un lien solide entre l’orientation sexuelle et la conduite sexuelle et, lorsque la conduite visée par les propos qui ont été tenus constitue un aspect crucial de l’identité d’un groupe vulnérable, les attaques portées contre cette conduite doivent être assimilées à une attaque contre le groupe lui-même. 24Cour Suprême du Canada, 27 février 2013, Saskatchewan c. Whatcott.

Circonstance aggravante d’homophobie

Définition de la circonstance aggravante d’homophobie

La circonstance aggravante d’homophobie est caractérisée dès lors que l’injure est commise «envers une personne ou un groupe de personnes à raison […] de leur orientation sexuelle»25Article 33 al. 4 de la loi française du 29 juillet 1881.. Il s’agit ainsi d’une circonstance aggravante tirée de la motivation de l’auteur. La circonstance aggravante est caractérisée lorsque le locuteur prononce l’injure, car il pense que le ou les destinataires de l’injure sont homosexuels. Cette motivation doit être recherchée dans le for intérieur du locuteur.

En matière de circonstance aggravante, la règle non bis in indem exclut qu’un même élément puisse servir en même temps d’élément constitutif de l’infraction et de circonstance aggravante26Crim., 1er mars 1995, no 94-85.393, D. 1996, somm. 241, obs. E. Malbrancq-Decourcelle.. Ainsi, la caractérisation du mobile homophobe ne pourra résulter de la simple énonciation d’une insulte, élément constitutif de l’injure. Le mobile homophobe devra nécessairement être caractérisé au regard du contexte, et notamment de la signification des autres éléments du discours tenu par le locuteur.

Cet impératif vaut même pour les injures hétéronormatives, car l’énonciation d’une telle injure ne préjuge pas nécessairement de l’orientation sexuelle, vraie ou supposée, du destinataire. L’injure « pédé », profondément ancrée dans le langage, peut en effet être employée par une personne non homophobe en direction d’un destinataire hétérosexuel. Le simple usage d’une injure homophobe ne sera donc pas suffisant pour caractériser la motivation homophobe du locuteur. Là encore, les juges devront interpréter les propos au regard du contexte et faire preuve de discernement entre les injures hétéronormatives et les injures prononcées à raison de l’homosexualité. 

Effets de la circonstance aggravante d’homophobie

Alors que l’injure publique seule est punie de 12 000 euros d’amende, l’injure publique commise avec un mobile homophobe est punie de six mois d’emprisonnement et de 22 500 euros d’amende27Article 33 de la loi française du 29 juillet 1881..  De même, alors que l’injure privée seule est punie d’une contravention de la 1re classe (38 €)28Article R. 621-2 du Code pénal français., l’injure privée commise avec un mobile homophobe est punie d’une contravention de la 4e classe (750 €)29Article R. 624-4 du Code pénal français..

 

Conclusion

Dans son avis du 18 novembre 2004, la Commission nationale consultative des droits de l’homme, s’opposant à l’adoption de la loi sur les propos homophobes, considérait «qu’il n’était pas démontré que l’orientation sexuelle d’une personne ou d’un groupe de personnes génère une vulnérabilité nécessitant une protection spécifique de l’Etat». Suite à la promulgation de la loi, trouvant «agaçant de s’entendre donner des leçons de démocratie par des nouveaux venus à la table de la liberté» (Montfort, 2005: 2), plusieurs auteurs juridiques autorisés avaient dénoncé «une rupture avec l’universalité des droits de l’homme» (Mathieu, 2005: 113) ou encore «la répression de l’opinion […] sur des critères communautaristes» (Bigot, 2004: 35), considérant qu’affirmer l’infériorité de l’homosexualité, c’était se «borner à exprimer ce que pense une très large proportion de l’opinion publique depuis la nuit des temps et qui constitue de surcroît la doctrine officielle des trois grandes religions monothéistes» (Le Pourhiet, 2007: 118).

Finalement, on ne pourra s’empêcher de penser que la dénonciation du «communautarisme» reflète de vieux relents d’homophobie dont est encore empreinte une partie de la doctrine juridique française. En son temps, le célèbre juriste Jean-Luc Auber (1997), professeur à La Sorbonne et Conseiller à la Cour de cassation, n’avait-il pas déclaré: «Impropre à assurer le renouvellement des membres qui composent celle-ci, l’homosexualité est, par nature, un comportement mortel pour la société […]. En présence d’une évolution nuisible à la société, la règle de droit doit en contrarier le développement». 

Ces réflexions nous semblent, pour le moins, peu convaincantes. La répétition quotidienne des insultes homophobes a pour effet d’inférioriser les homosexuels-les, les femmes et les trans. Cette ségrégation verbale déploie ses effets bien au-delà du langage. Les victimes de propos de haine souffrent de symptômes physiologiques et de troubles émotionnels, tels que honte, cauchemars, difficultés respiratoires, hypertension, psychose et, enfin, suicide. Afin d’éviter d’être la cible d’injures homophobes, les victimes quittent leur travail, leur famille, évitent certains lieux publics, cachent leur sentiment à ceux qui leur sont proches. Plus qu’une simple blessure passagère, le mépris homophobe induit une restriction de la liberté individuelle (Matsuda, 1993).

Il était donc indispensable de mettre en œuvre des mécanismes juridiques destinés à réprimer plus sévèrement les injures homophobes. C’est ce que visaient les dispositions introduites en France par la loi du 30 décembre 2004. Interprétées à la lumière de la jurisprudence européenne30CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c/ Royaume-Uni, req. n° 5493/72. et française31Crim, 18 novembre 2008, n° 07-83398 : http://www.legifrance.gouv.fr. , il ne fait aucun doute que ces dispositions préservent la liberté d’expression. Le législateur n’a pas entendu incriminer les opinions homophobes, mais seulement conférer un droit d’action aux associations de lutte contre l’homophobie et aggraver les peines lorsque les délits d’injure, de diffamation et de provocation sont commis avec un mobile homophobe. La loi réprime la haine et l’intolérance de l’auteur de l’acte délictueux. Elle n’accorde pas une protection spéciale accordée aux homosexuels-les en tant que tels, la victime pouvant ne pas l’être. La création d’une circonstance aggravante d’homophobie permet de prendre en compte le caractère discriminatoire des propos litigieux.

Ce qui est finalement en jeu dans le débat sur les injures homophobes est une certaine vision de la société. Il ne s’agit pas seulement de mettre en balance la liberté d’expression et le droit de ne pas être injurié. Il s’agit d’un débat bien plus profond sur ce que nous comprenons du concept d’égalité. 

 

Références

AUBER, Jean-Luc. 1998. Note sous arrêt Cass. Civ. 3, 17 décembre 1997, Recueil Dalloz, cahier du 26 février, n°9.

BIGOT, Christophe. 2004. «Sexisme, homophobie et liberté d’expression», Légipresse, mars, n° 209.

BOURDIEU, Pierre. 1998. La domination masculine, Paris: Editions du Seuil.

BUTLER, Judith. 1997. Le pouvoir des mots. Politique du performatif, traduit de l’anglais par Charlotte Nordmann, Paris: éditions Amsterdam.

LE POURHIET A.-M. 2007. «La liberté et la démocratie menacée», in La liberté de critique, Paris: Litec, coll. Colloques et débats.

MATHIEU, Bernard. 2005. Le délit d’homophobie ou la violation de la constitution par consensus, ADJA.

MATSUDA, Mari J., Charles R.LAWRENCE III, Richard DELGADO et Kimberle Williams CRENSHAW. 1993. Words that Wound: Critical Race Theory, Assaultive Speech, and the First Amendment, Boulder/San Francisco/Oxford: Westview Press.

MONFORT, Jean-Yves. 2005. «Les nouvelles incriminations de la loi du 30 décembre 2004 au regard de la liberté d’expression et des droits de l’homme», Gazette du Palais, 17 décembre, n° 351.

Statistiques réalisées d’après les 3517 témoignages reçus par SOS homophobie en 2012: http://www.sos-homophobie.org/rapport-annuel-2013

VIDAL, Jean-Pierre. 2008. «De la déconstruction de la différence des sexes à la neutralisation des sexes, pour une société postsexuelle!», in Connexions, 2008/2 n° 90, p. 123-138.

  • 1
    CE, 9 janvier 2014, n° 374508, affaire Dieudonné: http://www.legifrance.gouv.fr.
  • 2
    CA Douai, 25 janvier 2007, affaire Vaneste I: http://www.lexisnexis.fr.
  • 3
    Article 157 du Code criminel canadien.
  • 4
    Chaplinsky v. New Hampshire, 315 U.S. 568 (1942); Roth v. United States, 354 U.S. 476 (1957)
  • 5
    Article 29 de la loi français du 29 juillet 1881.
  • 6
    Crim., 3 août 1937: Bull. Crim., n° 174.
  • 7
    Crim., 3 juin 1976: Gaz. Pal. 1976.2.704.
  • 8
    Civ. 2, 28 octobre 1992: Bull. Civ., n° 250.
  • 9
    Crim., 10 mai 2006: D. 2006, jurispr. p. 2220, note E. Dreyer.
  • 10
    Crim., 8 févr. 1972: Bull. Crim. 1972, n° 48.
  • 11
    Crim., 19 juin 2001, n° 00-86167.
  • 12
    Crim., 19 févr. 2002, n° 00-88289.
  • 13
    Crim., 16 mai 2000, n° 99-84944.
  • 14
    CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c/ Royaume-Uni, req. n° 5493/72.
  • 15
    Crim., 18 novembre 2008, n° 07-83398: http://www.legifrance.gouv.fr.
  • 16
    Cette vidéo n’est malheureusement plus disponible en ligne.
  • 17
    Crim., 18 janvier 1950: Bull. crim., 1950, n° 23.
  • 18
    CA Lyon, 7e ch A, 8 octobre 2008: Legipresse, 2008, n° 257, I, p. 173.
  • 19
    Crim., 15 septembre 2009: JurisData n° 2009-049802.
  • 20
    Crim. 12 septembre 2000: JurisData n° 2000-006324.
  • 21
    Art. 48-4 de la loi du 29 juillet 1881.
  • 22
    Crim., 17 mai 1994: Dr. pén. 1994, comm. 258, obs. M. Véron (en matière d’injure raciale).
  • 23
    Et tel que rapporté à nouveau dans le Nouvel Obs du 23 octobre 2015: http://tempsreel.nouvelobs.com/en-direct/a-chaud/10765-boutin-avait-declare-revue-charles-avril-homosexualite.html.Lien vérifié le 23 mars 2016.
  • 24
    Cour Suprême du Canada, 27 février 2013, Saskatchewan c. Whatcott.
  • 25
    Article 33 al. 4 de la loi française du 29 juillet 1881.
  • 26
    Crim., 1er mars 1995, no 94-85.393, D. 1996, somm. 241, obs. E. Malbrancq-Decourcelle.
  • 27
    Article 33 de la loi française du 29 juillet 1881.
  • 28
    Article R. 621-2 du Code pénal français.
  • 29
    Article R. 624-4 du Code pénal français.
  • 30
    CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c/ Royaume-Uni, req. n° 5493/72.
  • 31
    Crim, 18 novembre 2008, n° 07-83398 : http://www.legifrance.gouv.fr.
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