Entrée de carnet

Images du sida dans la photographie (5): Conclusion

Stéphanie St-Pierre
couverture
Article paru dans Le sida: quand le corps devient récit, sous la responsabilité de Stéphanie St-Pierre (2014)

Sans qu’il ne s’agisse, pour les malades, que de communiquer une expérience singulière qui est apparue du fait d’une résurrection épidémique et d’une impuissance thérapeutique, on peut mentionner l’importance de styliser autrement le sida qu’en cloisonnant les individus qui en sont atteints.

Le sida est une maladie qui alla nécessairement à contre-courant de la libération des mœurs des années 1960, ce qui lui value d’être interprété comme une vengeance divine qui réintroduit un discours de l’intolérance, puisque se mettant à la recherche de boucs émissaires. Or, des photographes comme Atwood, Goldin et Guibert interpellent par une nouvelle forme de représentation du corps sidéen qui, bien entendu, amène un nouveau rapport à l’image et au corps malade par le spectateur. «Voir» le corps sidéen de Cookie, de Vittorio, de Gilles, d’Alf, de Jean-Louis et de Guibert se traduit par un passage de l’ignorance à la connaissance. On quitte une dynamique qui était celle de la condamnation du pervers pour se retrouver dans cette communauté «disparaissante». Ce qui ne manque pas de déstabiliser le spectateur, l’instance du voir, c’est de se retrouver dans la photographie comme par un effet de miroir. Le spectateur est engagé dans un rapport prémonitoire avec la mort qui rappelle la vision de Muzil au seuil de la mort dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Les images de maladie, de déflagration du corps et de mort qui s’offrent au spectateur sont percutantes, non pas parce qu’elles rendent compte de pratiques sexuelles dépravées ou d’une existence inscrite dans le vice et la dépravation. Dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Muzil apparaît dans cette narration que parce qu’il représente la première image de l’individu touché par l’événement. Muzil renvoie Guibert à sa propre image: 

Je ressentis alors, c’était inouï, une sorte de vision, ou de vertige, qui m’en donnait les pleins pouvoirs, qui me déléguait à ces transcriptions ignobles et qui les légitimait en m’annonçant, c’était donc ce qu’on appelle une prémonition, un pressentiment puissant, que j’y étais pleinement habilité, car ce n’était pas tant l’agonie qui m’attendait, et qui serait identique, c’était désormais une certitude qu’en plus de l’amitié nous étions liés par un sort thanatologique commun. (Guibert, 1990, p.106-107)

Ce passage me semble d’autant plus révélateur en ce qui concerne l’acte de «voir» le corps sidéen dans les images de La pudeur ou l’impudeur, mais également dans les photographies prises par Atwood et par Goldin. D’écrire l’agonie de Muzil, c’est également se préparer à la sienne, sauf que dans cette occurrence, il ne s’agit pas d’écrire, mais bien de voir venir sa propre agonie. Les attributs d’une image en valent une autre qui est celle hypothétique du spectateur au seuil de sa propre mort. Je me permettrai de convoquer une ultime fois Blanchot dans L’Écriture du désastre qui écrit:

Mourir veut dire: mort, tu l’es déjà, dans un passé immémorial, d’une mort qui ne fut pas la tienne, que tu n’as donc connue ni vécue, mais sous la menace de laquelle tu te crois appelé à vivre, l’attendant désormais de l’avenir, construisant un avenir pour la rendre enfin possible, comme quelque chose qui aura eu lieu et appartiendra à l’expérience. (Derrida, 1998, p.62)

Dans ce cas particulier, le spectateur ne voit plus l’image d’un individu sanctionné par le divin pour ses méfaits, puisque l’individu disparaît peu à peu. Le spectateur se met en rapport avec la maladie et non plus avec le malade qui disparaît dans l’anonymat. Le corps malade devient universel. Le spectateur est désormais introduit dans le combat contre la maladie puisqu’il y prend part. Comme par réflexivité, il participe à la photo qui devient un signe annonciateur de sa mort à venir. Le spectateur, également citoyen ne peut plus rester stoïque face à des images qui le renvoient à un «à venir» qui pourrait être sien. À la manière de ces histoires où «Je» est le héros, le spectateur devient un acteur de la photographie. Il est l’autre côté du miroir de ce corps qui se dégrade, se rapprochant d’une disparition. De telles images permettent ainsi, involontairement ou délibérément de réduire la stigmatisation du sidéen qui n’est plus un pervers, mais un individu parmi d’autres. La crainte de l’autre, du contaminé, laisse place à une crainte de la maladie. À partir d’une telle prise de conscience, on cesse de cloisonner les personnes atteintes dans des groupes marginalisés pour se concentrer sur les soins et les multiples façons de prévenir le sida. Sans avoir l’audace de croire que ces seules images ont pu faire reculer le discours sur la «sanction divine», voire sociétale sur le sida, elles l’ont possiblement mis de côté, ne serait-ce que les brefs instants où le spectateur-citoyen a posé son regard sur ces corps qui sont à la fois «tous» et «personne».

BibliographieDerrida, Jacques. 1998. Demeure: Maurice Blanchot. Paris: Éditions Galilée, 143p.Blanchot, Maurice. 1980. L’écriture du désastre. Paris: Gallimard, 219p.Guibert, Hervé. 1990. À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Paris: Gallimard, 267p.

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