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Images du sida dans la photographie (4): Le corps visible et accessible

Stéphanie St-Pierre
couverture
Article paru dans Le sida: quand le corps devient récit, sous la responsabilité de Stéphanie St-Pierre (2014)

Sachant que le corps sidéen est exposé et accule le spectateur (citoyen) au pied du mur, le déstabilisant de ce fait à propos du discours divin, politique, social et médical, il ne demeure pas moins crucial de déterminer si ces images d’Atwood, de Goldin et de Guibert sont accessibles aux spectateurs et à la société.

Comme le sida ne constitue pas un phénomène isolé, mais bien une pandémie à l’échelle planétaire, on peut avec raison s’interroger sur l’importance de l’accessibilité de ces images de corps sidéens si on désire effectivement décrédibiliser le discours non seulement divin, mais le discours sur la sanction sociétale qui est partie prenante de la société dans les années 1980-1990. Où sont diffusés les photographies d’Atwood et Goldin de même que le documentaire de Guibert?

Sans doute que le cas de Goldin est moins parlant, voire révélateur dans ce cas précis, car le sida n’est pas une préoccupation isolée chez cette photographe. Les images des sidéens ne sont qu’un volet de son œuvre et son orientation est d’abord esthétique ce qui explique que la diffusion de ses œuvres vise un public restreint. C’est en 1991 qu’on peut voir la série de photographies de Cookie dans la publication de Cookie Mueller et les photos de sida ne sont pas indiquées comme tel. Le projet est davantage orienté par un désir de retracer l’histoire d’une amitié entre deux femmes, Cookie et Nan elle-même. À partir de 1993, plusieurs expositions se mettent en place, mais on comprend que la visée de l’artiste n’est pas sociale, mais esthétique, du moins, si l’on fait référence au motif initial. 

Cependant, on peut davantage se questionner sur la portée du reportage photographique de Jane Evelyn Atwood, Vivre et mourir du sida et sur celle de La pudeur ou l’impudeur de Guibert, car ils s’inscrivent plus distinctement dans une volonté de faire voir le sida, le corps sidéen. On quitte ici la sphère restreinte de diffusion pour aller vers les médias de masse. Je ne compte pas m’attarder sur l’intentionnalité des photographes ou de Guibert, car cela n’est pas pertinent à la compréhension du propos, mais il me paraît nécessaire de tenir compte de la portée de la diffusion d’images comme celles de Jean-Louis ou de Guibert (qui, soit dit en passant, est devenu tout particulièrement visible dans la sphère médiatique suite à la sortie du roman À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie où il est passé de 5000 copies vendues à 130 000 et à son passage à l’émission Apostrophes sur le «sexe homicide»). 

En effet, le reportage d’Atwood sera diffusé dans Paris-Match, en 1987. Paris-Match qui, je vous le rappelle, arbore une ligne éditoriale bien déterminée. Roger Thérond la résumera en trois mots et il ne s’agit pas de la formule «le poids des mots, le choc des photos», mais bien de «tout pour l’événement». On ne peut nier que cette formule rédactionnelle a toujours fait ses preuves. Quant à La pudeur ou l’impudeur, il sera diffusé sur les ondes de TF1 en janvier 1992, TF1, la première chaîne de diffusion télévisuelle en France. Dans La tyrannie de la communication, Ignacio Ramonet explique que «l’image, quand elle est forte, oblitère le son et l’œil l’emporte sur l’oreille.» (Ramonet, 2001, p.46) Il y a donc, inévitablement, la mise en place d’une équation selon laquelle «voir» signifie «comprendre» ce qui permettrait de rejeter le discours qui se voit véhiculé quotidiennement. Ces images de corps atteints du sida qu’exposent Atwood et Guibert combattent les discours sur la perversité, sur la méconnaissance par le même moyen que leurs adversaires, c’est-à-dire par les médias de masse. Si les médias de masse ont pu accréditer un discours, ces mêmes médias peuvent également les décrédibiliser. S’introduire dans ce mode de diffusion médiatique que ce soit de façon volontaire ou involontaire ne peut que confirmer que le sida ne touche pas un groupe bien circonscrit et cloisonné, mais a une portée beaucoup plus large. 

L’image portée à l’écran ou présente dans la presse introduit le spectateur dans une logique où l’on cherche à brouiller le discours dominant, à le discréditer. Peut-être pourrions-nous utiliser cette formule toute faite voulant que l’on essaie, ici, de bousculer les idées reçues. D’ailleurs, Jean-Louis, le sidéen qui fait l’objet du reportage photo d’Atwood atteste de cette prise de position selon laquelle l’image a un pouvoir supérieur aux mots: «Je veux que ces photos soient partout, dans chaque salon, sur chaque table, pour que les jeunes les voient, car le danger est là, il faut que les jeunes sachent… il faut que nous luttions, que nous soyons unis.» (Tézéquel, 1998, p.122) Bien que j’aie mentionné précédemment qu’il n’est pas question de se pencher sur l’intentionnalité des artistes ou des sujets captés par l’appareil photographique, il ne demeure pas moins pertinent de saisir que l’image a un impact médiatique très fort. L’image doit être partout, dans le salon, sur chaque table. Pour ce faire, quel meilleur moyen pour assurer la visibilité des images que de les partager par le biais des médias et de surcroît par les médias qui touchent le plus large auditoire de citoyens. Cartier-Bresson insistait sur le fait que «la responsabilité du photographe concerne en effet le fond et la forme, les faits politiques et sociaux et leur mise en forme par l’image.» (Bernhardt, 2001, p.40) Cette responsabilité est grande dans la mesure où lorsque l’image entre dans les circuits médiatiques, elle tend à représenter, mais aussi à circonscrire une situation particulière. 

L’enjeu de cette diffusion massive du reportage photo Vivre et mourir du sida, de même que du documentaire La pudeur et l’impudeur est (je me permets de fonder une hypothèse) de confronter le spectateur, spectateur qui est aussi et surtout citoyen et se doit de prendre conscience d’une vérité qui n’est pas celle que ces mêmes médias lui ont proposée. Rappelons que «dans notre environnement intellectuel, la vérité qui compte est la vérité médiatique.» (Ramonet, 2001, p.81) Alors désormais n’est vrai que ce qui est accrédité par les médias et donc ce qui est montré et visible. Ultimement, l’espace de diffusion conféré aux images de sidéens d’Atwood et Guibert s’inscrit en étroite relation avec le «voir du spectateur». À Arles, en 1979, Cartier-Bresson affirmera que «c’est tellement difficile de regarder. On a l’habitude de penser, on réfléchit tout le temps, plus ou moins bien, mais on n’apprend pas aux gens à voir… Apprendre à regarder prend énormément de temps.» Peut-on supposer que des artistes (photographes ou vidéastes) comme Atwood, Goldin et Guibert amèneraient inévitablement le spectateur dans un apprentissage du «voir» l’image du corps sidéen, non comme une confirmation des discours qui émergent du politique et du social, à cette époque, mais comme une image qui conférerait un nouveau sens au discours, qui serait de ce fait une nouvelle forme de discours?

BibliographieRamonet, Ignacio. 2001. La tyrannie de la communication. Paris: Gallimard, 290p.Tézéquel, Hervé. 1998 [janvier-mars 1998]. «Photographie et témoignage». Ethnologie française, nouvelle série, vol. 28, 1, p.122.Bernardt, Uwe. 2001. Le regard imparfait. Paris: L’Harmattan, 111p.

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