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Grand partage

Marceau Forêt
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Article paru dans Écodramaturgies: questions, repères, dispositifs, sous la responsabilité de Catherine Cyr (2022)

Dans sa thèse de sociologie, L’horizon des possibles planétaires : dynamiques et glissement de frontières entre science et science-fiction soutenue en 2020, Julien Wacquez postule que la science-fiction est un lieu privilégié d’une rupture avec le grand partage entre fictions et sciences. Par sa poétique et les outils cognitifs qu’elle offre à son lecteur, la science-fiction disposerait d’une capacité heuristique ouvrant la voie au « potentiel épistémologique de la fiction ».

À la différence d’un texte littéraire plus classique, la science-fiction serait alors une modification/continuation de la science, « un débordement aux marges »1Wacquez Julien, op. cit., p. 286. de celle-ci. Évidemment, il ne s’agit pas d’une abolition totale des frontières, certaines différences persistent, la science-fiction n’obéissant par exemple pas à des logiques de preuve à l’instar des disciplines scientifiques. Cependant, par son hybridité épistémique et formelle, la SF peut être, selon Julien Wacquez, étudiée sous le prisme de la sociologie des sciences. C’est ce qu’il réalise tout au long de sa thèse, riche d’une méthodologie à la croisée de la sociologie des sciences2 Il se réfère ainsi à de nombreux ouvrages de sociologie des sciences de Bruno Latour., de l’étude des relations entre science et fiction3 Aït-Touati Frédérique, Contes de la lune: essai sur la fiction et la science modernes, Paris, France, Gallimard, 2011, 206 p. ; Debaene Vincent, L’adieu au voyage: l’ethnologie française entre science et littérature, Paris, France, Gallimard, 2010, 521 p. ; Bensa Alban et Pouillon François, Terrains d’écrivains. Littérature et ethnographie, Toulouse, Anacharsis, 2012 coll. « essais », 405 p., et de la pensée de la planétarité4 Spivak Gayatri Chakravorty, “Imperative to Re-imagine the Planet,” in An Aesthetic Education in the Era of Globalization, Cambridge, Harvard University Press, 2012, pp. 335-350 ; Chakrabarty Dipesh, “The Planet: An Emergent Humanist Category,” in Critical Inquiry, vol. 46, n. 1, Chicago, The University of Chicago Press, 2019, pp. 1-31..

Wacquez reprend alors l’outillage sociologique pour l’appliquer à la SF, en considérant d’abord celle-ci comme une discipline à part entière, en s’intéressant aux parcours des acteurs de la SF. Il piste alors à travers ces recherches, les moments et lieux de dialogues entre science et science-fiction. Pour cela, il va au-delà du texte littéraire et s’intéresse à ensemble de productions scientifiques et littéraires (colloques, articles scientifiques, courriers entres auteurs et chercheurs, revues, romans, etc.). Julien Wacquez rend ainsi compte de la façon dont les concepts circulent entre sciences et fictions et parle d’une « interpénétrabilité » des champs de la sociologie des sciences et de la SF.

La science-fiction aurait ainsi son rôle à jouer face à des problématiques qui ne sont pas encore scientifiquement résolues. Elle mettrait à la lumière son « efficacité épistémique » face au « tout petit espace de l’encore inexpliqué »5 Wacquez Julien, op. cit., p. 64. : « Là où le texte de science ne peut plus s’exprimer, le roman de science-fiction s’attèle à rendre possible cet objet autrement impossible, à faire de cet inconnaissable un connaissable et, même, un déjà-connu et atteint […] »6 Wacquez Julien, op. cit., p. 82. Ces propos forment le prolongement de ce qu’énonçait Frédérique Aït-Touati dans ses Contes de la Lune en 2011 : « L’inaccessibilité de l’objet considéré suppose en effet des techniques d’écriture pour décrire le l’invisible et dire l’inconnu des nouveaux mondes cosmologiques […] Seule la fiction peut permettre de dépasser les limitations du réel observable pour trouver un point de vue nouveau d’où décrire le monde. »7 Aït-Touati Frédérique, Contes de la lune: essai sur la fiction et la science modernes, Paris, France, Gallimard, 2011, p. 7.

En conséquence de cette transformation des frontières et de la rupture avec le grand partage, Julien Wacquez propose une nouvelle façon de considérer les œuvres : l’épreuve de réalisme. À travers ce concept, il s’agit d’apposer un savoir sociologique sur la science-fiction, en jugeant les œuvres sur leur capacité heuristique, c’est-à-dire sur la façon dont elles seraient capables ou incapables de « faire exister l’inexistant, de rendre possible ce qui serait habituellement impossible »8 Wacquez Julien, op. cit., p. 105.. Cette « situation de trouble »9 Wacquez parle de « trouble », mais ne cite pas directement Haraway. Je renvoie cependant à ses travaux qui résonnent évidemment avec la SF et sa rupture avec le grand partage au cœur de la thèse de Wacquez., invite à considérer qu’une bonne œuvre serait celle qui participe au mieux à l’élaboration du savoir et donc au dépassement du grand partage.

. En vertu du franchissement des frontières science/fiction, la littérature prendrait alors part à cette pensée de la planétarité10Au contraire de ce qu’énonce Amitav Gosh dans Ghosh Amitav, Le grand dérangement: d’autres récits à l’ère de la crise climatique, Marseille, France, Wildproject, 2021, 224 p. [2016] . Parmi les nombreux exemples qu’il mentionne, Wacquez11 Il développe par exemple longuement sur la planétarité au prisme de l’astrophysique, avec les échanges entre auteurs et chercheurs autour de « La sphère de Dyson ». invite notamment à déconstruire les clichés autour de Kim Stanley Robinson12 Le parcours de Kim Stanley Robinson témoigne lui-même d’une certaine hybridité : il a réalisé une thèse sous la direction de Fredric Jameson, est écrivain, mais est régulièrement convoqué dans des instances scientifiques., dont la trilogie martienne13 Robinson Kim Stanley, La trilogie martienne, Mars la Rouge, Mars la verte, Mars la Bleue, Omnibus, 2006, 1648 p. [1992-1999] est trop souvent considérée comme uniquement « techno-optimiste », alors qu’elle traite de terraformation14 Concept inventé par l’auteur Jack Williamson et ensuite largement repris dans le champ scientifique. Pour plus d’information sur le concept de « terraformation », je renvoie ici à l’ouvrage Pak Chris, Terraforming: ecopolitical transformations and environmentalism in science fiction, Liverpool, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, Liverpool University Press, 2016, 243 p. de façon complexe et nuancée. Pour Wacquez, l’enjeu textuel d’éloignement spéculatif à la Terre participe aux enjeux de la planétarité, et permet de « mieux nous déposséder des aprioris que nous pouvons entretenir à son égard. »15 Wacquez Julien, op. cit., p. 286. , tout en allant à l’encontre du « retour sur Terre » prôné par Bruno Latour16 Wacquez cite ici à Latour Bruno, Où Atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017, 155 p. Je renvoie de mon côté à Latour Bruno, Face à Gaïa: huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, France, La Découverte, 2015, 398 p., dans laquelle Latour  s’oppose justement à la science-fiction pour opérer ce retour sur terre métaphorique et physique.. Le geste spéculatif opère ainsi un « biais de défamiliarisation »17 Wacquez Julien, op. cit., p. 321., invitant le lecteur d’aujourd’hui à transformer sa problématisation de l’habitabilité de la Terre et du changement global.

En faisant de la science-fiction un objet d’études de la sociologie des sciences, en la considérant comme lieu en continuation de la science, et donc comme une forme de rupture avec les dualismes de la modernité, la thèse de Julien Wacquez, son cadre ontologique et la méthodologie qu’il déploie rompent elles-mêmes avec le grand partage entre science et fiction. C’est une thèse importante et majeure pour l’étude de la science-fiction et surtout pour l’étude des relations entre science et fiction, l’étude de l’élaboration des savoirs en contexte anthropocènique, et consubstantiellement pour la recherche sur les hybridations performatives des arts et des sciences. On peut cependant regretter que Julien Wacquez abandonne les considérations génériques et littéraires de la science-fiction (qu’il connaît et cite pourtant longuement au début de sa thèse), qui contribuent selon lui à la délégitimation de celle-ci, et donc à ce qu’il appelle « l’éternelle incomplétude de la quête de légitimité littéraire et scientifique de la science-fiction. »18 Wacquez Julien, op. cit., p. 40. Ce sont pourtant, en partie, ces caractéristiques génériques, qui permettent à la science-fiction de devenir performative dans le champ scientifique. Les conditions de productions de la SF, les relations entre les auteurs, les vertus heuristiques de son intertextualité contribuent à reproduire certaines caractéristiques d’un paradigme scientifique, ou du moins à construire son propre paradigme scientifique19 Je renvoie ici aux travaux de Richard Saint-Gelais, Simon Bréan, Irène Langlet, Mathieu Letourneux et Anne Besson., son propre style de pensée20 Fleck Ludwik, Genèse et développement d’un fait scientifique, Les Belles Lettres, « Médecine & Sciences humaines », 2005, 280 p. [1935].

  • 1
    Wacquez Julien, op. cit., p. 286.
  • 2
    Il se réfère ainsi à de nombreux ouvrages de sociologie des sciences de Bruno Latour.
  • 3
    Aït-Touati Frédérique, Contes de la lune: essai sur la fiction et la science modernes, Paris, France, Gallimard, 2011, 206 p. ; Debaene Vincent, L’adieu au voyage: l’ethnologie française entre science et littérature, Paris, France, Gallimard, 2010, 521 p. ; Bensa Alban et Pouillon François, Terrains d’écrivains. Littérature et ethnographie, Toulouse, Anacharsis, 2012 coll. « essais », 405 p.
  • 4
    Spivak Gayatri Chakravorty, “Imperative to Re-imagine the Planet,” in An Aesthetic Education in the Era of Globalization, Cambridge, Harvard University Press, 2012, pp. 335-350 ; Chakrabarty Dipesh, “The Planet: An Emergent Humanist Category,” in Critical Inquiry, vol. 46, n. 1, Chicago, The University of Chicago Press, 2019, pp. 1-31.
  • 5
    Wacquez Julien, op. cit., p. 64.
  • 6
    Wacquez Julien, op. cit., p. 82.
  • 7
    Aït-Touati Frédérique, Contes de la lune: essai sur la fiction et la science modernes, Paris, France, Gallimard, 2011, p. 7.
  • 8
    Wacquez Julien, op. cit., p. 105.
  • 9
    Wacquez parle de « trouble », mais ne cite pas directement Haraway. Je renvoie cependant à ses travaux qui résonnent évidemment avec la SF et sa rupture avec le grand partage au cœur de la thèse de Wacquez.
  • 10
    Au contraire de ce qu’énonce Amitav Gosh dans Ghosh Amitav, Le grand dérangement: d’autres récits à l’ère de la crise climatique, Marseille, France, Wildproject, 2021, 224 p. [2016]
  • 11
    Il développe par exemple longuement sur la planétarité au prisme de l’astrophysique, avec les échanges entre auteurs et chercheurs autour de « La sphère de Dyson ».
  • 12
    Le parcours de Kim Stanley Robinson témoigne lui-même d’une certaine hybridité : il a réalisé une thèse sous la direction de Fredric Jameson, est écrivain, mais est régulièrement convoqué dans des instances scientifiques.
  • 13
    Robinson Kim Stanley, La trilogie martienne, Mars la Rouge, Mars la verte, Mars la Bleue, Omnibus, 2006, 1648 p. [1992-1999]
  • 14
    Concept inventé par l’auteur Jack Williamson et ensuite largement repris dans le champ scientifique. Pour plus d’information sur le concept de « terraformation », je renvoie ici à l’ouvrage Pak Chris, Terraforming: ecopolitical transformations and environmentalism in science fiction, Liverpool, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, Liverpool University Press, 2016, 243 p.
  • 15
    Wacquez Julien, op. cit., p. 286.
  • 16
    Wacquez cite ici à Latour Bruno, Où Atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017, 155 p. Je renvoie de mon côté à Latour Bruno, Face à Gaïa: huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, France, La Découverte, 2015, 398 p., dans laquelle Latour  s’oppose justement à la science-fiction pour opérer ce retour sur terre métaphorique et physique.
  • 17
    Wacquez Julien, op. cit., p. 321.
  • 18
    Wacquez Julien, op. cit., p. 40.
  • 19
    Je renvoie ici aux travaux de Richard Saint-Gelais, Simon Bréan, Irène Langlet, Mathieu Letourneux et Anne Besson.
  • 20
    Fleck Ludwik, Genèse et développement d’un fait scientifique, Les Belles Lettres, « Médecine & Sciences humaines », 2005, 280 p. [1935]
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