Entrée de carnet

Et si le fils Kermeur n’existait pas?

Alice Richir
couverture
Article paru dans Lectures critiques V, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2012)

Œuvre référencée: Viel, Tanguy. Paris-Brest, Paris, Minuit, 2009, 192 pages.

Cinquième des romans publiés par l’écrivain français Tanguy Viel, Paris-Brest retrace l’histoire d’une famille du Finistère, dont la grand-mère, qui a récemment fait fortune en épousant sur le tard un riche vieillard, est un soir victime d’un cambriolage. Les coupables ne sont autres que son petit-fils et un proche de ce dernier, constamment nommé le fils Kermeur. Ce petit-fils est aussi le narrateur du récit, qu’il nous conte tout en étant lui-même occupé à écrire ce qu’il appelle son «roman familial», soit une version plus «romanesque» (p.178) des mêmes événements. D’emblée, cette mise en abyme instaure un espace de jeu entre le niveau diégétique auquel la narration nous donne accès, et un récit intradiégétique que le narrateur nous dit avoir couché sur le papier:

[…] j’avais ouvert l’histoire sur la mort de ma grand-mère, alors qu’en vérité elle se portait comme un charme, elle buvait du porto blanc, elle voyait jusqu’à la grille du jardin. Mais dans mon livre, non, il y avait son cadavre empoussiéré et toute la famille qui se tenait faussement digne devant le caveau tandis que les fossoyeurs faisaient descendre le cercueil suspendu à une corde (p.175).

Cette seconde fiction creusée au cœur même de l’univers romanesque met en évidence les grands topoï empruntés au roman policier ou au film noir dont toute l’écriture de Viel se nourrit. Féru de ce genre fictionnel, qu’il évoque notamment dans un court texte intitulé significativement Hitchcock, par exemple (2010), Viel en maîtrise à merveille tous les codes: chacune de ses intrigues met en scène un protagoniste acculé, par la jalousie ou par la trahison, à commettre un acte désespéré; le tout dépeint dans une esthétique proche des films de Welles ou de Minnelli. Reste à découvrir ce qui se joue entre ces schèmes narratifs et leur ré-actualisation, c’est-à-dire à déterminer comment le recours à une trame actantielle éculée permet à Viel de dépasser les impasses du modèle romanesque traditionnel pour proposer une manière différente de penser le récit. Cette lecture ambitionne de trouver une réponse à cette question en se penchant sur un personnage intrigant, tant le rôle qu’il occupe au sein de Paris-Brest est ambigu.

Le narrateur comme réceptacle d’une parole et d’un mode d’agir

Si le fils Kermeur ne semble pas être à proprement parler un ami du narrateur, il dispose néanmoins d’une influence considérable sur la parole et la manière d’agir de celui-ci. Au fil du roman, le lecteur prend progressivement conscience que le discours du fils Kermeur imprègne de manière indélébile la narration, à tel point que les opinions, les valeurs et les actions de ce personnage atypique remplacent souvent les représentations du narrateur. Son ascendant sur ce dernier est tel que le vocabulaire dont il use parvient, dès les premières pages du roman, à conditionner la perception que le narrateur a du monde qui l’entoure:

Mais où donc avait-il été chercher une expression pareille et si cristalline en même temps, si efficace que je ne pouvais plus jamais faire comme si je ne l’avais pas entendue, la vieille dame. Et d’une certaine manière il avait gagné: pour moi aussi ma grand-mère était devenue «la vieille dame» (p.12).

Les quelques syntagmes que le narrateur emprunte au lexique du fils Kermeur transforment le regard qu’il pose sur sa grand-mère, étrangéisant ce visage autrefois familier pour le réduire à une figure archétypale. Il est intéressant de constater que cette contamination de point de vue opère un glissement d’un niveau fictionnel à l’autre: réduite à n’être plus que «la vieille dame», la grand-mère du narrateur se voit dépouillée de l’affectivité qui la relie à son petit-fils pour incarner parfaitement le rôle de la victime dans le «roman familial» qu’écrit ce dernier. Elle n’est plus, somme toute, que l’un des personnages d’une trame narrative maintes fois revisitée:

[…] quand le fils Kermeur sort de prison pour se venger, […] je peux expliquer comment on en est arrivé là. La vérité en somme. La fortune d’Albert. Le Languedoc-Roussillon. Le cambriolage chez la vieille dame (p.177).

Bientôt, ce ne sont plus quelques mots mais des pans entiers de discours que le narrateur calque sur celui du fils Kermeur, comme lorsque, interrogé par l’inspecteur à propos du cambriolage qui a eu lieu dans l’appartement de sa grand-mère, il répète à la virgule près les propos prescrits par son comparse deux pages plus tôt (pp.105 et 107). Privé d’une parole qui lui soit propre, le narrateur se confond dès lors de plus en plus avec ce personnage, tant ce dernier dicte jusqu’au moindre de ses agissements. Incitant le narrateur à demeurer à Brest lorsque ses parents sont contraints de s’exiler dans le Languedoc-Roussillon, le fils Kermeur réussit sans trop de difficultés à le convaincre de voler sa grand-mère, pour lui prescrire ensuite le comportement qu’il adoptera lorsqu’il se retrouvera face à la police. Tandis que l’influence du fils Kermeur sur le narrateur se fait grandissante à mesure que le roman avance, elle atteint son apogée au moment du cambriolage, confrontant le lecteur à un narrateur qui semble désormais dénué de toute volonté propre:

Tout ce que le fils Kermeur a voulu ce soir-là, on l’a fait. Même s’asseoir au comptoir, même commander du gin tonic, c’est lui qui l’a voulu (p.132).

La passivité du narrateur de Paris-Brest devient de la sorte le lieu d’inscription d’un discours qui ne lui appartient pas, mais dont il est le parfait réceptacle.

Le fils Kermeur: alter ego agissant

Pourtant, on en vient à douter de l’existence du fils Kermeur, qui pourrait bien n’être qu’une identification imaginaire du narrateur de Paris-Brest, tant le comportement de ce dernier s’assimile à l’agir et au dire de ce protagoniste. Le fait que le narrateur rapporte exclusivement des paroles que le fils Kermeur et lui-même échangent seul à seul, excepté dans son «roman familial» où il lui arrive d’exposer Kermeur à d’autres personnages tandis que sa propre figure n’apparaît jamais, conforte cette hypothèse. Le fils Kermeur ne s’adresse à aucun moment aux autres personnages du récit, si ce n’est par l’entremise du narrateur. Quand le vigile d’une grande surface les surprend, enfants, en train de voler des bonbons, il n’appréhende que le narrateur; le fils Kermeur s’est volatilisé (p.84). Lorsque la mère du narrateur passe devant l’ami de son fils, elle fait semblant de ne pas le voir… ou peut-être ne le voit-elle pas? Au début du roman, le narrateur rapporte une conversation du fils Kermeur avec sa mère, mais les paroles de cette dernière ne s’adresse pas à lui:

[…] je continuais d’entendre sous mon crâne cette improbable conversation de lui et de ma mère, inacceptable, disait l’un, c’est un marché inacceptable, et la voix de ma mère qui venait s’y superposer: je te rappelle aussi que tu n’es pas majeur, que nous sommes responsables de toi devant la loi (p.17).

Le pronom personnel désigne clairement le narrateur comme destinataire de la parole de sa mère, ce qui laisse supposer soit qu’elle choisit délibérément de ne pas adresser la parole à Kermeur, soit que ce personnage et son fils ne font qu’un et que ce sont ses propres propos que le narrateur rapporte ici. Le fait que la narration spécifie que cet échange verbal résonne dans la tête du narrateur, tout en soulignant son caractère invraisemblable, achève de mettre en doute son authenticité. La voix du fils Kermeur apparaît plutôt comme le produit de l’imagination du narrateur.

Paris-Brest abonde d’autres indices textuels qui visent à confondre ces deux personnages, faisant d’eux les pendants actif et passif d’une même instance narrative. Tout d’abord, le rôle prépondérant que le narrateur prête au fils Kermeur dans son «roman familial» contraste avec le rôle secondaire qu’il se contente d’assumer au sein de la diégèse: dans l’imagination du narrateur, Kermeur devient une figure forte d’opposition à la mère, sorte d’alter ego agissant du narrateur, tandis que sur le premier plan de la diégèse, il n’engage jamais une confrontation directe avec elle. Viel élabore également certaines anacoluthes qui tendent à gommer les différences entre les deux énonciateurs, du type: «[…] toutes ces pages sur moi surtout, le fils Kermeur et nous deux dans la nuit orangée qui embrumait la rade» (p.147). Enfin, il arrive au narrateur lui-même de qualifier le fils Kermeur d’«ectoplasme» (p.111), mettant ainsi en doute la corporéité de ce personnage.

Rejouer les codes du genre pour mieux les déjouer

L’enjeu n’est toutefois pas tant d’établir l’inexistence du fils Kermeur que de montrer que cette figure narrative intervient davantage comme force motrice de l’action que comme acteur sensible du récit. Le fait que Kermeur n’existe qu’en tant que projection imaginaire du narrateur ne l’empêche pas de posséder un pouvoir tangible sur ce dernier. Au contraire, il semble justement que ce soit en vertu de son incorporéité que cette figure exerce un tel ascendant sur l’instance en charge de la narration. Plutôt que personnage jouissant d’une certaine autonomie au sein de l’histoire, le fils Kermeur apparaît comme l’incarnation d’une posture romanesque archétypale, qui emprunte apparence et attitude aux figures du roman policier et du film noir:

Non, je n’ai pas rêvé quand j’ai écarté le rideau blanc et que j’ai vu, oui, comme sortie du granit usé, j’ai vu cette silhouette posée là, comme une ombre inscrite à même l’horizon, le fils Kermeur devant la grille, et il attendait (pp.169-170).

C’est en vertu de ce statut de parangon narratif que ce personnage exerce un effet certain sur la figure passive du narrateur. À travers lui s’exerce tout le canevas minutieusement réglé de la fable policière, qui dicte au narrateur le déroulement de sa propre intrigue romanesque:

[…] dès que je me suis mis à mon bureau parisien pour écrire mon roman familial, j’ai eu ce rire dans les oreilles, le rire du fils Kermeur, et c’est avec ce rire-là que me sont venues mes phrases, que me sont venus le ton du livre et la couleur du livre (pp.172-173).

Plus que l’agencement du récit qui se révèle, somme toute, conforme à nos attentes de lecteur occidental, c’est l’emprise qu’exerce l’archétype romanesque –incarné par le personnage du fils Kermeur– sur le narrateur qui importe. L’intrigue policière ne sert que de pré-texte au roman: elle fonctionne comme un canevas qui permet à Viel d’interroger la possibilité pour le sujet de se raconter au travers d’une langue qui est toujours déjà traversée, modelée, déterminée, etc. par une multitude d’autres. Paris-Brest apporte une réponse novatrice à cette question, en mettant en place une posture énonciative capable de rejouer –tout en s’en maintenant à distance– les poncifs du genre policier, dans l’écart qui sépare le récit diégétique auquel se livre le narrateur et le roman dont il est lui-même l’auteur.

Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.