Entrée de carnet

Entre la honte et l’image

Jean-Philippe Gravel
couverture
Article paru dans Littératures d’outre-tombe: ouvrages posthumes et esthétiques contemporaines, sous la responsabilité de Pierre Luc Landry (2013)

Nelly Arcan (Isabelle Fortier) s’est tuée le 24 septembre 2009. Le tranchant de son verbe, la précision constante de sa phrase prouvaient qu’elle traitait l’écriture en orfèvre, quel qu’en soit le support, de la publication au Seuil aux chroniques qu’elle publia dans le maintenant défunt hebdomadaire culturel de Québecor, Ici, qui furent d’ailleurs les seuls textes que je lus d’elle de son vivant. En apprenant qu’elle s’était tuée, je me rattrappai aussitôt, lisant tous ses livres en succession, non sans éprouver la honte de m’être mis à la lire parce qu’elle était morte. Je me sentais idiot.

Quand Nelly était vivante il m’arrivait de penser à elle. L’apparition de cette voisine de pupitre lors d’un séminaire sur des textes freudiens, élégante jusqu’à l’intimidation, avait été notre seule «rencontre» et nous n’avions pas échangé un mot, à mon grand regret, parce qu’elle écrivait un mémoire sur le Président Shreber dont le cas m’obsédait également. Ça, c’était Isabelle Fortier. Arcan, quant à elle, serait cette créature médiatique propulsée dans le monde par Putain, corsetée dans une image dont elle dénonçait par ailleurs l’emprise perverse. Le personnage n’était pas à une contradiction près, mais le chaland ne se doutait pas d’à quel point ces contradictions lui étaient déchirantes.

La mort n’est pas tragique en soi. Le suicide, cependant, l’est, et le suicide d’un écrivain (j’avoue mon biais en cette affaire) l’est peut-être un peu plus encore. Se tuer, c’est arracher une mort qui aurait dû rester confiée au vieillissement, aux maladies, aux accidents, à ces forces de hasard qui nous dépassent toujours un peu, afin d’en faire sa propre chose; c’est conférer à sa mort l’allure d’une question à jamais soulevée sans espoir de réponse, à la fois dernier mot et secret emporté avec soi. Le suicide est une manière de faire tomber sa mort sous le sens, et on comprend qu’il tente les écrivains, pour qui se pose la question du sens avec acuité.

Là encore, quand il se suicide, l’écrivain fait entendre à quel point il se place contre une vision établie des choses. Le geste dément avec éclat le fantasme de l’«écriture réparatrice», sorte de voie royale du dépassement des traumatismes et de la souffrance personnels couramment promulguée par les gourous de la résilience. On ne se reconstruit pas toujours par le biais de ce qu’on écrit. Le contraire peut tout autant se produire, et c’est alors les puissances mortifères qui gagnent ici en puissance à force de s’incarner dans des formes artistiques «légitimes». À son tour, l’identification fusionnelle de l’auteur à sa parole, opérée de l’extérieur, vient apporter des munitions. Putain a eu beau être un récit ayant la rigueur d’un traité, c’est, trop souvent, au passé d’escorte de Nelly Arcan que les médias l’ont ramené, ramenant ainsi l’auteure vers ce avec quoi elle cherchait peut-être à rompre. Or, pour peu qu’on sache concevoir que, dans un texte, ça parle, un récit devrait pouvoir se tenir tout seul, hors de ses référents biographiques, auctoriaux. Putain s’autosuffisait parfaitement: avec son titre en forme d’anathème et de label infâmant, Putain (comme Folle après lui), accomplit ce que devrait accomplir toute littérature la moindrement sérieuse. Il atteint un niveau fondamental de l’expérience par lequel l’écrit se présente comme l’objet-dépositaire d’une conscience du monde ou d’un monde qui, à la manière d’une lentille phénoménologique, se pose ensuite sur le nôtre afin que nous puissions l’observer par ses yeux.

Le regard de Putain

On devine facilement qu’un discours comme celui de Putain n’a pas été facile à porter, que son origine se trouve dans une grande souffrance, et ainsi de suite, mais le livre n’en est pas moins écrit de telle sorte –c’est un de ses grands mérites– que c’est moins Nelly Arcan (son passé, son histoire) qu’il cherche à nous faire entendre que le sujet même de la prostitution –prostitution promue ici au rang d’expérience générale et absolue. La prostitution devient alors une sorte de métaphore fondamentale à partir de laquelle l’humanité se redistribue en un étrange bestiaire (la larve qu’est la mère, la schtroumpfette qu’est la putain, le loup qu’est le client) soumis à une logique de prédation dans ses rapports et ses échanges: «[I]l n’y a que les animaux qui savent rester honnêtes, voilà ce qui est vrai, tout le reste n’est que pitrerie et religion, une consolation qu’on s’accorde pour ne pas mourir de la vérité» (Arcan, 2001: 64).

Partant, qu’est-ce qui distingue ici l’homme de la bête? Réponse: le semblant de l’argent, qui permet de pouvoir acheter le désir de l’autre et la désirabilité pour soi. C’est l’argent qui engage la putain et le client dans un mécanisme où tous deux se définissent par rapport à lui, maître du jeu. «[P]eut-être que si, enfin ça pourrait les gêner s’ils savaient éprouver la honte d’avoir dû remplacer la séduction par l’argent, mais peut-être aiment-ils une fois de plus faire l’étalage de leur pouvoir d’achat» (p.57-58), dit la putain, avant d’ajouter aussitôt qu’exercer ce pouvoir la grise aussi puisque

lorsque je rentre chez moi le soir, je ne me souviens bien que de l’argent, […] jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un chiffre unique que je décompose ensuite en une multitude de choses à acheter […], [alors] j’en ai pour deux jours à ne plus me souvenir [de mes clients], deux jours où […] il n’y aura plus rien à penser que l’argent et ce qu’il y a à acheter, comme si j’en mourais d’envie, comme si la robe, le fard et les fleurs allaient se mettre à la place de tout ce que j’ai à oublier (p.61).

La came parfaite, disait William Burroughs, n’est pas un produit qui se vend au client, mais une marchandise pour laquelle le client serait prêt à se vendre au plus bas prix possible. Or la came parfaite, chez Arcan, c’est le désir même et ses signes extérieurs, tant du côté de la parade que de la convoitise. Mais comment se fait-il, quand on possède une telle intelligence de ces pièges, qu’on s’y laisse engloutir quand même?

Là-dessus, le mystère reste entier. Pas de réponse sur ce plan-là: juste l’affirmation, interrompue dramatiquement, de cette posture intenable.

Dans la fosse aux humoristes 

Elle avait mal d’une honte profonde, globale […]. [Car la honte] arrivait toujours trop tard, le lendemain seulement, et qu’elle venait surtout de son défaut, des moments où elle était requise, où elle devait accourir pour empêcher le pire et où elle n’intervenait pas, enfin pas à temps (Nelly Arcan, 2007: 102-103).

La douleur ne s’émousse pas dans la répétition. Au contraire: la douleur finit par souffrir encore plus de se découvrir sans cesse rejouée, de se savoir si prévisible  (Nelly Arcan, 2009: 42).

En 2007, Nelly Arcan fait paraître son troisième livre, À Ciel ouvert, qui est sa première vraie incursion en territoire romanesque (focalisation externe, nombreux passages dialogués, etc.), à la suite de Putain et de Folle, qui se présentent comme des récits. Partant, l’auteure se produit à l’émission Tout le monde en parle et commet le faux pas d’arborer un décolleté provocant qui fera les choux gras des panelistes en présence (tous de sexe masculin, dont trois humoristes). Avec une évidente cruauté, le souci de plaire de l’auteure se retournera contre elle, et la question de ce dont traite ou de ce que raconte son livre s’en trouvera complètement occultée.

J’avais assisté à cette scène gênante autrefois –celle du décolleté jeté dans la fosse aux humoristes– et ce n’est pas la moindre des ironies que tout cela se soit produit à la parution d’À Ciel ouvert. Le livre met en scène deux petites gourdes bandantes menées par le bout du nez de leur convoitise, qui les jette (parfois littéralement) dans les bras des experts de la chirurgie plastique pour pousser leur rivalité esthétique jusqu’aux limites du possible. Accessoirement, elles se disputent aussi l’attention d’un personnage pathétique, Charles, un pauvre bougre fasciné par la pornographie virtuelle et traumatisé dans son enfance par la viande morte (car son père était boucher et violent), et qui semble surtout représenter pour elles ce désir masculin qu’il leur faut à tout prix, bien qu’accessoirement, soudoyer. Préoccupées, comme le dit la rumeur, que la population humaine mâle soit en sérieux déclin, les deux héroïnes se livrent à une lutte férocement concurrentielle (par scalpels et botox interposés) afin d’attirer sur leur corps le maximum du peu (tant en nombre, suis-je tenté de dire, qu’en qualité) de ce qu’il restera bientôt de virilité masculine disponible.

Cette proposition narrative fait peut-être d’À ciel ouvert le roman le plus proche d’une comédie qu’Arcan ait écrit, sa contribution la plus soutenue et la plus paroxystique dans le domaine de l’humour noir. Ici, un littéral «coup de foudre» scelle d’entrée de jeu la rivalité des deux anti-héroïnes, un garçon se suicide pendant qu’une fille expose son sexe remodelé par la chirurgie à une cohorte de fêtards ivres, la stupidité tragique de l’ivresse alcoolique et surtout de ses honteux lendemains de veille (l’évocation de la «gueule de bois» étant un genre auquel tout auteur sérieux doit se mesurer tôt ou tard) sont évoqués avec éloquence. Les occasions d’entendre le rire de Nelly Arcan fuser entre les lignes semblent nombreuses, selon moi, autant que son désespoir: désespoir, par exemple, qu’il ne puisse se trouver de chambre à soi où échapper à l’enclave de l’autoreprésentation. À la fois chronique d’un Plateau Mont-Royal bien différent de celui de Michel Tremblay –car désormais gentrifié par une infestation de «créatifs» dépravés– et cauchemar ballardien, le décor d’À Ciel ouvert décline une succession de salles de gym, de bars branchés, de terrasses en été et de cliniques de chirurgie esthétique où l’impératif de négocier le regard de l’autre entraîne une escalade de métamorphoses physiques par laquelle le sujet tâche de plier son corps à l’impératif marchand qui consiste à toujours présenter du nouveau: lèvres redessinées, bronzage intégral, remorquage des seins et des fesses, etc. Bref, le roman nous plonge dans le désœuvrement du présent comme en pleine science-fiction.

Il y a de quoi se demander alors comment les panelistes de TLMEP auraient pu entrer dans ce livre sans commettre un faux pas tactique, tant il est clair que l’émission s’inscrit dans le droit fil de ce que qu’il déplore. À ciel ouvert caricature par contagion bon nombre de choses que TLMEP représente: ambiance branchée, convivialité de façade, humour «décalé», allure bon chic bon genre des artistes ripolinés qui y vont non seulement pour placer leur dernier spectacle, leur dernier livre ou leur dernier cédé, mais aussi –c’est important– la dernière cause humanitaire dont ils ont accepté bénévolement de devenir les porte-parole et la tête d’affiche, juste au moment où leurs «créations» envahissent les présentoirs. Plus souvent qu’autrement, TLMEP est une vitrine où des images publiques bien gérées font la réclame de leurs produits comme de leur personne. Que peut y faire une écrivaine timide (oui, quand même) et bizarrement accoutrée, sinon se faire dévorer vive, d’autant plus que sa relation de «dépendance-haine» avec ce régime du tout-à-l’image était inscrite à même son corps?

Évidemment qu’à regarder ce curieux entretien on s’était dit que c’était bien fait pour sa pomme, qu’elle avait dû l’avoir cherché quelque part. Et honte à nous de l’avoir pensé, mais il reste que la scène, comme la plupart de ce que présente la télévision, n’avait pas laissé sur le coup d’impression bien durable. Au deuxième coup d’œil cependant, et à la lumière de ce que l’on a su après, il faut bien reconnaître qu’il se passe quelque chose de dégradant sur le plateau ce soir-là. En occultant complètement son roman, en réduisant l’auteure à sa maladresse, en faisant des gorges chaudes de son décolleté pendant 12 minutes de télévision, les panelistes qui participent à cette triste farce font front commun pour démolir sa position et sa crédibilité d’écrivaine, qui puisaient justement leur force à occuper ce lieu-limite, et torturant, où l’on se trouve à la fois juge et partie dans cette foire du tout-à-l’image. Or refuser à l’écrivain le droit d’occuper cette position, ce n’est pas seulement en faire une caricature. C’est nier l’ambiguïté fondatrice de son écriture, nier sa singularité même. En somme, c’est réduire l’une et l’autre à rien.

Arcan posthume, une revanche

Mais la littérature, bien malmenée en cette affaire, ne se laisserait pas si docilement écraser par la botte de la télé. Elle rappliquerait avec un texte qui, eusse-t-il été achevé, aurait sans doute constitué un tournant majeur pour Arcan. Les événements voudraient, hélas, que la réponse ne soit entendue que beaucoup plus tard, trop tard sans doute –comme les remous qu’elle provoquerait.

En octobre 2011, alors que le site nellyarcan.com s’ouvre au public, les éditions du Seuil publient Burqa de chair, recueil de textes et d’ébauches dont la quatrième de couverture joue le va-tout posthume d’une auteure présentée comme «[entrée] avec fracas dans la littérature […] pour s’échapper du monde tout aussi violemment». C’est un livre problématique, mais qui impose deux textes (soit «La Robe» et surtout «La Honte», inachevés tous les deux) qui font présumer qu’Arcan était en voie de cristalliser, de porter sa prose romanesque à un degré de coalescence qui l’aurait débarrassée du genre de scories qui rendaient, selon moi, Paradis, clefs en mains si hésitant. Un renouvellement de ses forces, en somme, et bien fait pour nous plonger en plein cauchemar spéculaire.

Cauchemar spéculaire: il est certain que le concept psychanalytique du «stade du miroir» apporte un éclairage théorique tout trouvé pour l’analyse de l’aliénation dans le corpus arcanien. Je me contenterai de retenir que d’après celui-ci, reconnaître son propre reflet dans le miroir permet au tout jeune enfant, à l’infans, d’appréhender son unité corporelle, de s’anticiper comme un corps unifié et coordonné –moment qui s’avère décisif dans sa constitution de sujet, tant sur le plan social que narcissique. Or dans les textes d’Arcan, le miroir est toujours déformant. Il renvoie du corps, de soi, une image étrangère, fissurée et disjointe qui menace d’engloutir non seulement le sujet mais aussi l’équilibre du monde (ou la perception qu’il en a). Face au miroir, le sujet n’est plus qu’une somme de traits ataviques et de défauts corporels en lesquels il ne se reconnaît pas, qui le dévorent autant qu’ils dévorent le monde. «Vouloir mourir […] est une chose qui arrive quand on est mangé par son propre reflet dans le miroir», est-il écrit dans La Robe (2011: 39).

En plongeant de plain-pied, et plus loin peut-être que ses livres antérieurs, dans cette faille et dans ce défaut du miroir, le fragment édité de «La Honte» nous fait dès lors sentir une conscience de soi et du monde qui ont perdu toute mesure. Pour le développer, l’auteure, élaborant sur le sens traumatique de son passage à TLMEP, use d’une technique d’amplification et de grossissement formidablement efficaces dans ses effets délirants. Il s’agit, en somme, d’excéder le moindre détail –défaut physique, mot anodin–jusqu’au seuil de la folie. Revenue du plateau humiliant, Nelly (le personnage du fragment) «n’allait pas […] sortir [de son décolleté] tant qu’il ne lui aurait pas révélé une vérité claire et nette, la vérité dernière de son échec» (2011: 96). Les avis divergents de deux amies sur son décolleté deviennent une preuve alarmante que les interprétations de la réalité «pouvaient exister en nombre illimité et ouvrir encore plus la béance de son décolleté en ne s’excluant pas» (p.100). Quand une vendeuse de Holt-Renfrew s’absente quinze minutes pour voir s’il reste un modèle de la même taille dans son magasin, «l’ignorance [de la raison de son absence] ouvrait sur la vastitude des impondérables et ratissait trop large dans la catastrophe» (p.124). N’importe quel détail, n’importe quel défaut peut déboucher sur un sentiment d’apocalypse imminent. Et pourtant il ne me semble pas avoir vu ailleurs chez Arcan de texte qui parvienne aussi adroitement à équilibrer la proximité (de la folie) avec sa mise à distance, grâce à un regard en surplomb. Le récit, après tout, se raconte à la troisième personne: il use d’une focalisation variable qui permet d’habiter tour à tour cette folie naissante de Nelly comme le désarroi lucide des amies qui tâchent alors de l’aider. C’est peut-être un des exemples les plus maîtrisés qu’Arcan ait su proposer en matière de narration romanesque et il ne fait pas de doute que «La Honte» aurait pu être un roman majeur de sa production.

***

En toute bonne foi, il est donc impossible de «réduire» «La Honte» à son anecdote de départ, tant l’expansion –littéraire– y règne comme un principe qui transforme l’humiliation vécue en quelque chose d’autre, une sorte de métaphore totale (telle la prostitution pour la totalité des rapports humains, prédateurs, dans Putain) par laquelle observer la culture, le rock, la vie moderne et ses rituels, etc., dans le regard d’un personnage (à ne pas confondre avec la voix narrative) maintes fois tenté par la dérive psychotique:

En femme décomposée mais non dépourvue d’intelligence, elle comprit que sa honte était précieuse et qu’il fallait donc la garder, la serrer contre elle, car c’était peut-être grâce à elle, à cette honte, que le monde autour n’avait pas encore tout à fait sombré (p.113).

On regrette un peu alors que Nelly Arcan ait effectivement gardé sa «Honte» pour elle si longtemps qu’elle n’a pas pu, ou su, finir ce texte. Et impossible de deviner ce qu’elle aurait pensé, et peut-être écrit, du retentissement de ce fragment d’œuvre qui est parvenu, à sa sortie, à ramener un peu les médias à quelque chose comme de la mauvaise conscience. En tournant sa mésaventure télévisuelle «décrédibilisante» en objet littéraire tout à fait crédible, Arcan aura, une dernière fois, semé l’émoi et la confusion, ébranlé les certitudes, reconquis son statut d’Écrivain, et pas de la plus mince façon. Le milieu des médias, avec sa tendance à consulter les humoristes pour tout et rien (question, sans doute, de s’assurer que rien ne soit pris au sérieux trop longtemps en temps d’antenne), a dû redécouvrir, ces journées-là, que la honte existait, et que le fait qu’elle lui fasse cruellement défaut n’était pas nécessairement une bonne chose. Il suffit d’imaginer comment un Richard Martineau ou d’autres agiraient, les discours qu’ils tiendraient, ou ce qu’il adviendrait des Occupation double de ce monde si ces milieux avaient conservé leurs facultés de honte intactes.

De Putain à Burqa de chair, l’œuvre d’Arcan aura en quelque sorte réalisé l’une des choses auxquelles l’œuvre littéraire aspire souvent sans y arriver toujours: intervenir dans le réel en transformant le regard qu’on lui porte, à force, je dirais, de puissance de style et d’intégrité de propos. Parce qu’elle a creusé ces figures à l’extrême, le bestiaire et l’économie prédatrice de Putain, le délire du culte de la beauté, ou encore le sérieux déficit de honte qui stigmatise la vacuité du monde où nous sommes et la représentation qu’en donnent les médias, nous sommes contraints d’y repenser hors de tout statu-quo, d’en creuser le tunnel assez pour qu’il recouvre cette gravité, ce potentiel de folie, cette nature mortifère qu’il prend lorsqu’il s’érige en totalité. Le don de cette gravité, qui lui a peut-être tout pris, mais qui nous a donné beaucoup, n’est pas rien. Au fond, sa honte est sa victoire.

Références bibliographiques

ARCAN, Nelly, À ciel ouvert, Paris, Seuil, 2007.

ARCAN, Nelly, Burqa de chair, Paris, Seuil, 2011.

ARCAN, Nelly, Paradis, clef en mains, Montréal, Coup de tête, 2009.

ARCAN, Nelly, Putain, Paris, Seuil, 2001.

Sites d’archives de Nelly Arcan : www.nellyarcan.com

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