Entrée de carnet

Des limites de l’utilisation du domaine public

Gabriel Tremblay-Gaudette
couverture
Article paru dans Délinéaires (2009), sous la responsabilité de Laboratoire NT2 (2009)

En mai dernier, la compagnie de restauration Jamba Juice a lancé une campagne de promotion destinée à alléger les périodes de dîner des nombreux employés de bureau condamnés à passer leur heure du midi dans un cubicule. Avec chaque repas à emporter, les clients recevaient une image de paysage tropical à accrocher sur le mur de leur espace de travail, de manière à pouvoir faire un pique-nique virtuel. La publicité entourant cette promotion consistait en une animation flash composée avec des images clipart représentant deux employés de bureau discutant du nouveau concept par téléphone.

Le hic? Ces images clipart, qui sont mises à la disposition de tous puisqu’elles appartiennent au domaine public, sont employées par le bédéiste du Web David Rees, dont les différentes séries de comic strip ont connu une certaine popularité, notamment la série Get Your War On, après le 11 septembre 2001. Rees utilise les images clipart parce qu’il peut réaliser ses strips plus rapidement et que l’emploi d’images appartenant au domaine public va de pair avec son idéologie de partage (il a d’ailleurs versé les profits de la vente de l’édition papier de ses oeuvres à une organisation chargée de déminer des sections pacifiques de l’Afghanistan).

Évidemment, Rees ne peut invoquer aucun recours légal contre la compagnie, puisqu’il ne détient pas les droits commerciaux d’exploitation de ces images, et il ne peut qu’invoquer la popularité de sa série et l’esthétique qui y est rattachée pour s’attribuer une préséance sur l’utilisation de ces images. On peut toutefois concéder que la campagne de publicité de Jamba Juice, en cherchant à capitaliser sur la popularité du travail de Rees, emploie une stratégie pouvant être décrite comme légale mais malhonnête.

En entrevue avec Lia Grangier pour le National Post, Rees a déclaré ceci:

It’s not the fact that they’re using ‘my’ clip-art. It’s not my clip art. It’s everyone’s clip art and I think that’s great and fantastic and syncs up with everything I believe about the production of culture. The issue for me is that they used the same clip art as me and didn’t put it in a new context or do anything new with it, so I’m afraid that readers will think that I sold my soul for smoothies.

Sa position tient donc plutôt de l’agacement et de l’indignation que de la vengeance économique.

Afin de riposter à cette manœuvre publicitaire pernicieuse de la part de Jamba Juice, Rees a lancé une riposte humoristique à partir du blogue de son site Web www.mnftiu.cc et de son compte Twitter. Après avoir demandé un boycott de la compagnie par ses admirateurs (il s’est rétracté après qu’un lecteur lui ait indiqué que le boycott affecterait également les employés de la compagnie), Rees a suggéré à ses lecteurs d’aller faire des prières devant les restaurants Jamba Juice pour les inviter à se repentir, et a lancé un nouveau slogan publicitaire pour contrecarrer Jamba Juice (Juice Sucks, Drink Wine).

Un lecteur a écrit à Rees qu’une notion légale – le trade dress – pourrait possiblement lui permettre de poursuivre la compagnie en alléguant que l’utilisation d’un style similaire à celui de Rees provoque une ambigüité non désirée par l’artiste. L’acharnement répété dont a fait preuve le bédéiste du Web afin de commenter cette histoire, a occasionné la reprise de cette « tempête dans un verre … de jus » par plusieurs médias électroniques (Consumerist, Fast Company , Boing Boing, etc.).

Sentant que le vent tournait, la compagnie a retiré la campagne de publicité. Force est d’admettre que l’issue de cette histoire est pour le moins atypique, puisque des « emprunts » artistiques non sanctionnés résultent généralement en une défaite pour les artistes. Cette fois, Rees a gagné son combat moral contre une corporation, mais il a pris une position passablement déconcertante en attaquant une compagnie pour l’emploi d’images en domaine public, accusant par le fait même Jamba Juice d’un crime qui n’en est pas un et dont il s’est lui-même rendu coupable dans un premier temps.

Toute cette histoire illustre assez bien les possibilités de détournement inhérentes au partage de la propriété intellectuelle. Une histoire qui pourrait se répéter avec l’avènement de la culture libre, des licences Creative Commons, mais aussi des effets indésirables de cette philosophie pourtant positive.

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