Entrée de carnet

De la plume au meurtre, itinéraire d’une hors-la-loi

Louise Lagniez
couverture
Article paru dans Ensauvagement du personnage et écriture ensauvagée, sous la responsabilité de Véronique Cnockaert (2017)

     

Introduction

Publié en 2018, le roman de la biologiste et zoologiste Delia Owens, Là où chantent les écrevisses1Les références à ce roman seront indiquées par le sigle L, suivi de la page, et placé entre parenthèses dans le texte., relate l’histoire de Kya (de son vrai nom Catherine Clark), petite fille puis jeune femme qui grandit dans un marais, espace d’entre-deux entre la ville et l’océan, en Caroline du Nord. Le titre fait référence à un lieu éloigné, le plus éloigné possible, voire qui n’existe pas. Personnage marqué par la solitude, Kya est abandonnée très jeune par sa mère puis par ses sœurs, ses frères, son père, et doit apprendre à survivre seule —point de départ de son initiation et de son ensauvagement. Son espace s’oppose à celui de la ville, dont elle est rejetée et où elle ne peut guère s’éduquer. Parallèlement a lieu une enquête pour le meurtre de Chase, un jeune homme qu’elle a intimement fréquenté, meurtre pour lequel elle va être jugée dans la deuxième partie du roman. La lecture du roman pourrait donc être abordée comme une enquête sur les traces de cette figure d’ensauvagée.

Le ou la hors-la-loi est une personne ou un personnage qui se situe en-dehors de la loi, qui occupe vis-à-vis d’elle une position différente de celle de la majorité des citoyens. Nous définissions de manière courante la loi et le droit comme synonymes et comme l’ensemble des règles qui régissent une société, maintenues et affirmées par une autorité supérieure qui en assure le respect par un ensemble de dispositifs (variables en fonction de l’organisation politique d’un pays ou d’un territoire). Cette définition qui laisse déjà entrevoir la complexité de la notion de «loi» et de son rapport à l’espace sur lequel elle s’exerce (qui dit territoire ne dit pas pays), peut être approfondie par d’autres définitions plus précises, qui distinguent la loi du droit, le droit dit «objectif» étant un système normatif comprenant un ensemble de règles juridiques officielles ayant pour but d’«ordonn[er] les rapports humains», et la loi étant la règle «générale et impersonnelle, résultant d’une volonté collective et dotée de la force contraignante» (Braconnay 20192Nicolas Braconnay, La justice et les institutions juridictionnelles, La Documentation française, Paris, 2019. Nous n’avons pas repris dans le corps de notre propos, par souci de pertinence, les oppositions entre le droit «objectif» (normatif, ensemble des règles qui ordonnent les rapports humains) et «subjectif» (ce qui est permis à chaque individu, sujet «juridiquement protégé») et la deuxième définition de la loi, qui peut signifier de manière plus spécifique les «normes juridiques qui émanent du pouvoir législatif».). Ces définitions s’inscrivent dans le paradigme de la pensée juridique moderne occidentale, opposée au jusnaturalisme. L’opposition entre droit positif et droit naturel fait l’objet de débats philosophiques importants en Occident depuis le XVIe siècle, marqués par une conception dichotomique (qu’on ne trouve pas de la même façon dans la pensée antique) de la nature et de la culture, ce que réactive de bien des façons le roman que nous nous proposons d’étudier.

Le terme de «hors-la-loi» définit son sujet par l’exclusion de ce système: le sujet est en dehors de la loi, ce qui peut signifier différentes positions vis-à-vis de cet objet normé par rapport auquel il se situe (au-dessus, en dessous, à côté, en avant…). Kya est doublement hors la loi. D’abord par son statut de marginale, vivant dans un marais délaissé et inquiétant pour le reste de la société (c’est le lieu où vit «la racaille», terme utilisé à plusieurs reprises dans le roman), en fusion quasi complète avec la nature, ensuite par son potentiel statut de criminelle (elle est arrêtée et jugée pour le meurtre de son ancien petit ami). L’héroïne se situe bien dans cet en-dehors d’une certaine loi, la loi au sens juridique et social, et entretient un rapport spécifique, de détournement, de rejet ou d’adhésion, à la loi des hommes et à celle de la nature —l’espace de la loi (celle de la ville, celle des marais) prend en effet dans le roman de Delia Owens différentes acceptions, qu’il s’agira d’explorer.

Cette appellation de «hors-la-loi» permet donc d’interroger le rapport des personnages aux normes légales et sociales. Quand ces rapports sont ceux de la défiance, le ou la hors-la-loi peut renverser une situation qui était à son désavantage. Il s’agit alors non seulement d’observer la manière dont l’équilibre social est questionné par l’existence de la hors-la-loi, mais aussi comment le texte définit les différents espaces de la loi et du droit, et comment le personnage bouleverse les frontières entre ces espaces, permettant peut-être de créer une «nouvelle cosmologie», dont parle Marie Scarpa à partir de l’étude des personnages liminaires3Marie Scarpa, «Le personnage liminaire», Armand Colin, n°145, 2009, p. 25 à 35. [En ligne] https://www.cairn.info/revue-romantisme-2009-3-page-25.htm. Dans son article, la cosmologie est définie comme une «théorie collective du monde», le «système du monde d’un groupe social» (M. Douglas, L. Dumont) (p. 27). Le personnage liminaire, marginal, «non initié sur-initié» peut être le «fondateur d’un ordre nouveau. Porteur de contradictions fondamentales, il transgresse les règles et les frontières, il viole les interdits. Faisant vaciller l’ordre ancien, en contestant les catégories et les valeurs, il fait passer dans une autre cosmologie» (p. 34).. Par ailleurs, la question de l’accès du personnage marginal à la justice, institution censée faire régner le droit, est rendue problématique dans le roman: un rapport de défiance réciproque est entretenu (le public, les magistrats et les jurés sont pétris de préjugés, et Kya se méfie de la police comme de tous ceux venus la juger). La dimension spectaculaire du procès en fait une menace, de même que l’ignorance par l’accusée du contenu juridique, de ses fondements, de ses représentants. Cette interrogation kafkaienne4Cette interrogation traverse l’œuvre de Kafka. Guillermo Héctor, dans son article «Les perversions de la loi: fiction théâtrale et immoralité», rappelle par l’analyse du Procès et du Château la menace que constitue la loi pour le sujet ignorant de ses ressorts. rappelle que les marginaux sont mis hors la loi, avec une complexité fondamentale cependant qui réside dans le fait que Kya n’est pas condamnée (alors qu’on découvrira à la fin qu’elle a bien tué Chase): elle déjoue la littératie du procès et fait triompher, semble-t-il, la sienne. Tout un jeu de lecture des signes, des traces, des paroles, de détournement, se met en place dans la diégèse et dans l’écriture romanesque elle-même, et ce dès le début du roman avec l’alternance des deux chronologies (celle de Kya avant le procès, celle de l’enquête et du procès, alternance qui appelle à lire l’une pour compléter l’autre).

Ainsi, le ou la hors-la-loi «transgresse les règles et les frontières, il viole les interdits». En ce sens, il est bien ce personnage liminaire défini par Marie Scarpa (op. cit.), vecteur d’ensauvagement du roman tant dans son thème que dans ses modalités d’écriture —on le montrera par la présence notamment du discours indirect libre, des jurons, des italiques, etc. Kay est mise au «ban5Le terme est employé par Jean Genet dans Pompes funèbres, Gallimard, «L’imaginaire», Paris, 1992, p. 306: «Monstrueusement, je m’éloignais de vous, de votre monde, de vos villes, de vos institutions. Après avoir connu votre interdiction de séjour, vos prisons, votre ban, j’ai découvert des régions plus désertes où mon orgueil se sentait plus à l’aise». L’écrivain assume un ethos de bandit, de hors-la-loi, et se place en tant que «je» contre un «vous», mettant du même côté le lecteur, la morale «bourgeoise», pouvoir politique coercitif. Cette opposition au lecteur n’apparaît pas dans le roman de Delia Owens, où celui-ci est plutôt appelé à s’imprégner du monde de Kya et à adhérer à ses émotions et ses pensées. Ainsi, Kya n’est peut-être pas vouée à rester une exception mais à instaurer un ordre nouveau, ou, du moins à aider à adhérer au discours écologique présent en filigrane.» de la société, au sens juridique et symbolique. Cette notion de liminarité permet d’associer au terme de «hors-la-loi» celui d’«itinéraire», association qui semble pertinente à propos du personnage de Kya et de son parcours. De fait, dans Là où chantent les écrevisses, Kya entreprend —sans en avoir conscience— un parcours initiatique, qui débute comme un conte (Kya est laissée seule alors qu’elle n’est qu’une enfant). Elle s’inscrit partiellement dans le scénario de A. Van Gennep (1981), celui d’une séparation, d’une phase de marge et d’une agrégation, cette dernière phase étant à discuter dans le cas de notre héroïne. En effet, sa liminarité se redéfinit mais demeure néanmoins jusqu’à la fin, comme c’est souvent le cas avec les personnages de roman. Ce parcours, pendant lequel Kya pourrait faire l’épreuve de l’»ensauvagement programmé» dont parle P. Vidal-Naquet (2005), passe par une rencontre de l’altérité, avec la rencontre de Tate dans le marais (qui évoque des scènes de conte), de Chase sur la plage, de Jumping et Mabel, couple qui devient un point d’entrée dans la ville, quoiqu’ils soient en un sens marginaux puisqu’ils s’agit de deux personnages noirs dans une ville marquée par la ségrégation, ou encore par divers personnages de la ville qui s’opposent à elle par leur urbanité. Cet itinéraire voit s’opposer des contraires notionnels (vivant / mort, homme / femme, humain / animal…), l’opposition matricielle du récit étant celle entre la nature et la culture.

Guidée par la «voie des oiseaux» (Daniel Fabre 1986), Kya apprend à survivre dans un milieu d’entre-deux, celui du marais, entre l’océan et la ville. Elle est ainsi exclue à la fois par son contexte géographique et social. Partiellement guidé avant son abandon par ses frères, son père et le souvenir de sa mère, le personnage fait l’objet d’une double initiation partielle, à la fois masculine, dans la compréhension et l’appréhension de son territoire, et féminine. Personnage d’entre-deux sexes, d’entre-deux lieux, Kya collectionnera les plumes, celles des oiseaux, celle de l’écriture qui deviendra la sienne, encyclopédique et poétique. La plume se fera aussi meurtrière, lorsque, pour survivre, Kya tuera, sans que personne ne le sache, l’homme qui l’a agressée et fait souffrir. L’écriture est intrinsèquement liée au crime, les traces de l’écriture livresque demeurant, celles du sable s’effaçant. Pourquoi avoir fait de Kya une meurtrière? Pourquoi avoir mis en scène un procès? Nous faisons l’hypothèse que ce personnage complexe, inculte puis érudit, dupé et rusé, coupable et innocent, ce «balancier axiologique» (Scarpa, op. cit.) transgresse un certain rapport aux droits et aux lois tout en dessinant de nouvelles traces, visibles et invisibles, marqueurs d’une nouvelle cosmologie, écologique et anti-patriarcale. De fait, le procès marque un moment de cristallisation des rapports conflictuels à l’espace et au personnage liminaires, le marais qu’on veut envahir et détruire, et la «Fille du marais» qui représente un à-côté social dérangeant. Il constitue un tournant dans lequel triomphe la ruse de la jeune femme, pourtant étrangère à ce rite. Une loi triompherait alors sur l’autre.

     

I. Expression et superposition des droits dans le roman

Deux principaux systèmes de droit s’opposent et se superposent dans le récit: celui de la nature et celui de la ville. Les deux se confrontent à  plusieurs endroits du récit, mais se confondent aussi parfois, la loi de la nature étant observée et décrite par l’homme, donc pétrie de culture.

     

Écriture romanesque de la loi de la nature: le marais comme espace de symbiose

L’autrice, Delia Owens, biologiste et zoologiste, travaille à mettre en valeur le marais et son écosystème. Perçu de l’extérieur comme lieu indésirable, le marais est ici révélé dans toute sa complexité. Une carte sommaire en accompagne même la description, description qui fait figure de Prologue, et donc ouvre le roman:

Le marais, c’est un espace de lumière, où l’herbe pousse dans l’eau, et l’eau se déverse dans le ciel. Des ruisseaux paresseux charrient le disque du soleil jusqu’à la mer, et des échassiers s’en envolent avec une grâce inattendue —comme s’ils n’étaient pas faits pour rejoindre les airs— dans le vacarme d’un millier d’oies des neiges.

Puis, à l’intérieur du marais, çà et là, de vrais marécages se forment dans les tourbières peu profondes, enfouis dans la chaleur moite de la forêt […]. On entend quelques bruits, bien sûr, mais comparé au marais, le marécage est silencieux parce que c’est au cœur des cellules que se produit le travail de désagrégation. La vie se décompose, elle se putréfie, et elle redevient humus: une saisissante tourbière de mort qui engendre la vie. (L, 11)

Espace d’entre-deux, de lumière et d’obscurité, de vie et de mort, le marais est l’espace de la courbe, et non de la ligne, espace dans lequel Kya dessinera des cercles, espace cyclique dans lequel la mort est nécessaire et loin d’être une finalité6Juste après cette description du marais, celle du corps de Chase, retrouvé mort, apparaît. Cette apposition n’est bien sûr pas anodine. La mort de Chase est inscrite, dès la première page, dans le cycle de la mort nécessaire à la vie. Nous y reviendrons.. Lieu où l’on s’ensauvage, il s’oppose à l’espace de la ligne droite7Comme le rappelle Bertrand Gervais dans son article «De lignes en lignes. Poétique de l’écrivain -flâneur», deux types de lignes s’opposent, celle de l’homme, qui «marche droit», «sait maîtriser les éléments et les lieux, qui parvient à imposer son ordre à l’univers, ordre symbolisé par la ligne droite» et de l’autre la courbe, qui symbolise ‘«la nature et ses contraintes». On note d’une part que la ligne droite ne parvient pas à s’imposer dans l’espace du marais, et d’autre part que Kya épousera ces lignes courbes, en les traçant dans le sable ou la boue, nous y reviendrons. La réflexion sur l’imaginaire de la ligne a été largement développée dans le deuxième volume de la revue Captures (Véronique Cnockaert (dir.), «Imaginaire de la ligne», Revue Captures. Figures, théories et pratiques de liminaire, vol. 2, n° 2, 2017. [En ligne] https://revuecaptures.org/publication/volume-2-numéro-2)., celui des pavillons, que Kya va découvrir dans la deuxième partie du roman, lorsqu’elle se rend dans la «grande ville» (plus loin que Barkley Cove, la petite ville la plus proche du marais):

Puis brusquement, de l’autre côté d’une frontière imaginaire, les prés et les lagunes des marais prirent fin et un sol poussiéreux —découpé en parcelles carrées qui se succédaient par rangées régulières, entourées de clôtures— apparut sous leurs yeux. Des centaines et des centaines de souches paraplégiques, là où les arbres avaient été abattus. Des poteaux, auxquels étaient accrochés des fils électriques, s’avançaient martialement vers l’horizon […] Qu’avaient fait ces gens à la terre? Les maisons, tels des cartons à chaussures identiques, s’accrochaient à leurs pelouses bien tondues. Des flamands roses picoraient dans un jardin, mais quand Kya, surprise, se retourna, elle s’aperçut qu’ils étaient en plastique. Les cerfs, en ciment. Les seuls canards qui volaient dans les parages étaient ceux qu’on voyait peints sur les boîtes à lettre. (L, 243)

C’est un paysage façonné par l’homme, paysage de la ligne droite, paysage de mort, où les oiseaux sont en plastique et les arbres abattus. C’est le lieu de la reproduction infertile (on reproduit les mêmes maisons, on représente la nature). Le discours est ici ouvertement écologique et passe par le point de vue interne de Kya.

À l’inverse, le marais est un espace de reproduction des cellules, de la vie en mouvement, et espace vital de Kya, comme environnement avec lequel elle est en symbiose. Quand elle est enfermée dans sa cellule (infertile, celle de la prison), elle ferme les yeux et tente d’en garder les images. La description rejoue alors les mêmes oppositions (entre la lumière et l’obscurité, la vie et la mort):

Pendant deux mois, elle avait vécu dans l’obscurité, et maintenant en ouvrant de nouveau les yeux, elle capta une douce image des confins des marais. Des chênes, dont les énormes troncs protégeaient des fougères luxuriantes et des buissons de houx. Elle tenta de conserver une seconde de plus la vision vitale de cette végétation […]. (L, 321)

Le marais apparaît donc comme un monde à part, en dehors des lois humaines, un lieu où, «depuis la fondation de Barkley Cove en 1751, aucun homme n’avait étendu sa juridiction […]» (L, 37),  ce qui va changer avec le personnage de Kya, dont l’itinéraire aurait peut-être pour enjeu de redessiner un nouveau rapport entre la ville et cet espace.

     

Tensions entre les droits positif et naturel

Le rapport entre le marais et la culture est dès le départ problématique. Dans le chapitre un, l’imaginaire de la terra incognita se lie à un rapport conflictuel entre l’homme et ce territoire perçu comme hostile par l’envahisseur:

Le marais était bordé par un rivage déchiqueté, que les explorateurs d’antan avaient baptisé le «Cimetière de l’Atlantique», à cause de ses courants dangereux, de la furie de ses vents et des bancs de sable qui faisaient couler les bateaux comme des chapeaux en papier tout au long de la côte de Caroline du Nord. Dans son journal de bord, un marin avait écrit: «Avons caboté le long du rivage … mais trouvé aucune entrée visible … Une violente tempête nous a rattrapés … nous forçant à regagner  le large, pour nous mettre en sécurité et protéger le bateau, mais nous avons été entraînés par un courant puissant …

Cette terre n’étant que tourbières et marécages, nous sommes retournés vers le navire. Tous pris par un désarroi pareil à celui qui ne manquera pas de s’emparer de tout homme qui viendra jamais s’installer sur ces terres.» (L, 16)

La terra incognita était le lieu inconnu des cartographes européens, souvent lié à la découverte des grands territoires, d’Amérique notamment. Ici, l’expédition a lieu, mais la découverte n’aboutit pas. Les explorateurs, porteurs de civilisation, en sont rejetés. L’écriture littéraire du journal de bord se fait témoin d’une forme d’ensauvagement, en se marquant d’aposiopèses au moment où les hommes pénètrent sur le territoire inhospitalier. Cet ensauvagement textuel est très bref et inabouti, puisqu’il ne dure que le temps de quelques lignes et que le territoire n’est pas pénétré. La marin retourne vite à son navire et l’écriture redevient classique dans sa syntaxe et sa ponctuation. Par ailleurs, cette terra incognita est tout de suite présentée comme lieu d’ensauvagement par sa topologie même, le rivage étant «déchiqueté», c’est-à-dire violemment non linéaire, ce qui fait couler les marqueurs civilisationnels européens que sont les chapeaux et les bateaux: c’est un lieu très mouvementé et un lieu de mort pour le personnage qui refuse de s’ensauvager (on note l’inversion, par rapport au prologue, du couple notionnel vie/mort). C’est un lieu historiquement peuplé de personnes ensauvagées et marginalisées à ce moment dans le texte infiltré, dans le discours indirect libre8On le note par exemple par l’emploi de l’adjectif péjoratif  «ignoble» et par groupe nominal également dépréciatif «tout un ramassis de marins mutinés»., par la voix de la doxa:

Ceux qui étaient partis à la recherche des terres hospitalières poursuivirent leur périple, et cet ignoble marais devint un véritable repaire pour tout un ramassis de marins mutinés, de renégats, de débiteurs, et autres fuyards tentant d’échapper aux guerres, à l’impôt, ou a des lois qu’ils jugeaient iniques. Ceux qui ne moururent pas de malaria et que le maison n’engloutit pas engendrèrent une tribu d’hommes des bois de plusieurs races et de cultures variées, chacun capable d’abattre à lui seul une petite forêt à la hachette ou de pister le gibier sur plusieurs lieues. (L, 16-17)

Ce sont des parcours d’ensauvagés qui sont ici relatés, par un sommaire qui s’inscrit dans la narration de l’histoire du marais. Ces marginaux s’opposent clairement aux lois écrites, ils sont mis hors la loi, bien qu’ils créent une autre loi, que le roman qualifie de «naturell[e]»:

Tout comme ils produisaient leur propre whisky de contrebande, les habitants des marais manufacturaient leurs propres lois — rien à voir avec celles que l’on grave dans la pierre ou consigne dans des documents officiels: des lois plus profondes, incrustées dans leurs gènes. Anciennes et naturelles, comme celles qui régissent le monde des faucons et des colombes. Quand il est accusé, désespéré ou isolé, l’homme se replie sur son instinct de survie. Exécutives et justes. Pareilles à des atouts aux jeux de cartes, ces lois se transmettent plus fréquemment d’une génération à la suivante que d’autres. Plus clémentes. Elles ne relèvent pas de la moralité mais d’un simple calcul. Les colombes entre elles se battent aussi souvent que les faucons. (L, 189Dans le texte original, le verbe employé pour «manufacturaient» est «bootlegged», qui renvoie explicitement à une activité illicite de contrebande. Cela n’enlève rien au caractère culturel de cette production juridique à part (les lois que les habitants des marais fabriquent eux-mêmes), mais le terme anglais accentue le caractère illégal de cette activité hors la loi.)

Le marais est donc un lieu où ne peut pas s’installer le droit positif, le droit écrit, que ce soit dans le livre, le code, le recueil de lois ou la pierre. Le droit de la nature, plus décrit que définit dans le roman, s’oppose au  droit positif, système de règles définies par une société que cette dernière applique. Le roman installe ainsi dès le départ une dichotomie entre les deux droits, héritage d’un débat philosophique qui remonte à l’Antiquité occidentale. Nous ne retracerons pas ici toute l’histoire du jusnaturalisme et des débats entre les tenants du droit positif et les théoriciens du droit naturel: les subtilités des différentes approches ne semblent pas être pertinentes dans l’analyse de Là où chantent les écrevisses, d’autant qu’il s’agit surtout pour l’école du droit naturel de penser la finalité de l’homme dans l’univers ou les principes immuables qu’est capable d’appréhender la raison et qui permettent d’interroger la valeur des normes établies par le droit positif. Disons simplement que selon Leo Strauss (1953), le droit naturel a d’abord été pensé par Platon et Socrate, puis Aristote et enfin par Saint Thomas d’Aquin, avant d’être repris dans le droit naturel moderne par Thomas Hobbes et John Locke. Dans le roman, c’est surtout l’existence d’un droit de la nature qui est présupposé, l’idée selon laquelle il existe une justice naturelle et une justice légale, ainsi que le développe Aristote dans L’Éthique à Nicomaque10«La justice politique elle-même est de deux espèces, l’une naturelle, l’autre légale. Est naturelle celle qui a partout la même force et ne dépend pas de telle ou telle opinion; légale celle qui à l’origine peut être indifféremment ceci ou cela, mais qui une fois établie, s’impose» (livre v).. La théorie d’un droit de la nature que présuppose le roman est cependant bien différente de celle de Aristote, pour qui l’âme humaine recherche le souverain bien, c’est-à-dire le bonheur, et acquiert par la volonté une conduite morale vertueuse nécessaire. Elle correspondrait plutôt, semble-t-il, à la pensée d’un droit naturel tel que développé par Thomas Hobbes, penseur du droit naturel moderne, et à son idée selon laquelle «le droit naturel est la liberté que chacun a d’user de sa propre puissance, comme il le veut lui-même pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie» (Hobbes 1651). Le philosophe imagine un état de nature, un droit de nature, dans lequel les hommes n’auraient pas de souveraineté, d’organisations juridiques et de contraintes pénales, et où les lois naturelles viendraient ensuite, par une réflexion rationnelle, réfréner la violence11Le philosophe distingue donc le «droit naturel» des «lois naturelles», distinction hobbesienne que nous n’avons pas utilisée dans ce travail, la distinction n’était pas faite dans le roman. . Si Là où chantent les écrevisses contient des résidus de ces pensées, il ne théorise pas le droit de la même façon, et semble seulement reprendre l’idée d’une sorte d’état de nature, de lieu où le droit écrit n’a pas imposé sa marque, lieu «sauvage» régi par le droit de nature (selon la définition hobbesienne). C’est d’ailleurs l’idée qu’on retrouve dans le sous titre de l’édition française: «Chaque être vivant fait ce qu’il faut pour survivre».

Cependant, cette nature n’est pas dénuée de culture, puisque la loi de la nature est «incrustée dans leurs gènes [celles des fuyards]», ce qui constitue une forme de littératie. De plus, les lois sont dites «manufacturées». On retrouve toutefois l’opposition tout au long du roman, et ces premiers paragraphes annoncent déjà le rapport qu’entretiendra Kya à la loi, métonymie de la ville qui la rejette («quand il est accusé, désespéré ou isolé, l’homme se replie sur son instinct de survie» (L, 18)). C’est cette confrontation qui se trouve cristallisée au moment de son procès pour le meurtre de Chase. Si Kya ne fait pas partie de ce groupe de renégats autrefois installés, elle apparaît toutefois comme leur descendante, dotée du même «instinct de survie» et entretenant le même rapport de défiance vis-à-vis des lois écrites.

De plus, il faut souligner que le marais ne semble hostile que pour ceux qui ne le comprennent pas. Si chez Hobbes, l’état de nature est dangereux, ce sont ici les lois des hommes qui tuent12Kya tue parce qu’elle est victime d’un comportement masculin typique de la société occidentale patriarcale. Chase lui ment, la violente et la viole. Pourtant, il est parfaitement intégré à la cité. Kya se défend parce qu’elle craint pour sa vie.. La nature, au contraire, est un lieu de symbiose, là où la société civilisée reproduit encore et toujours les mêmes violences et les mêmes rapports de force. Le roman conduit donc, par le triomphe de Kya, à une autre voie que celle imaginée par Hobbes lorsqu’il pense l’abandon du droit naturel au profit de la protection individuelle, pensée qui s’ancre dans la conception négative d’une nature dangereuse, là où le roman, nous l’avons vu, la perçoit comme lieu où la survie de chaque être vivant crée un espace symbiotique.

      

Naturalisation des comportements humains dangereux et criminels

La réflexion sur le droit est nourrie par une observation précise de la nature, décrite le plus souvent par le point de vue interne du personnage principal, qui fait le lien entre cette dernière et les comportements humains. Ceux-ci sont alors naturalisés. Lorsque Kya apprend à lire, elle apprend, par un article scientifique, comment les «baiseurs furtifs» parviennent à tromper les femelles et à s’accoupler avec elles, malgré leur faible avantage génétique13«Comme chacun le sait, expliquait l’article, dans la nature ce sont habituellement les mâles dotés des attributs secondaires les plus remarquables […] qui se réservent les meilleurs territoires parce qu’ils ont réussi à éloigner les mâles les plus faibles […]. Toutefois, quelques mâles défavorisés […] ont dans leur sac assez de tours pour tromper les femelles. […] En recourant aux mensonges et aux faux signaux, ils réussissent à obtenir un accouplement ici où là […]. Ces sont ces imposteurs qui sont appelés «baiseurs furtifs». Kya se rappela, des années auparavant, Ma mettant en garde ses sœurs aînées contre les jeunes gens qui faisaient vrombir leurs pick-up rouillés ou paradaient dans leurs tacots en poussant le volume de la radio. “Les vauriens font beaucoup de bruits” avait dit Ma», (L, 232-233).. Le «baiseur furtif» devient une catégorie d’hommes dont il faut se méfier. La ruse est ici négative et dans le camp des mâles. La culture livresque augmente donc l’acuité du personnage14De ce point de vue, elle n’est pas ensauvagée. En revanche, son mode d’apprentissage, par l’école buissonnière et parce qu’elle n’apprend pas entourée d’autres enfants, l’ensauvage. et confirme que l’observation de la nature est imprégnée de culture.

Kya tire ses propres conclusions de la lecture de l’article, et crée des liens, transcrits au discours indirect libre qui mêle sa voix à celle de la narratrice, entre les comportements des animaux et des insectes et ceux des humains, les deux mondes ayant en commun la nécessité de la survie, en dehors de toute considération morale.

Rien ne semble répréhensible tant que le mouvement de la vie continue. Rien à voir avec la part sombre de la nature, c’étaient seulement des moyens créatifs pour subsister contre les vicissitudes de la vie. Assurément, pour les humains, il en existait davantage encore. (L, 234)

De telles conclusions et descriptions mènent les lecteurs sur la piste du crime qui sera commis par la suite, appelé à être lu non pas avec les outils du droit pénal mais avec ceux du droit de la nature, qui n’obéit qu’à la loi de la conservation, mode de survie que Kya a été amenée à suivre dès son plus jeune âge et qui semble inscrit génétiquement en elle:

Dans le monde sauvage, là où on entend le chant des écrevisses, ces comportements en apparence impitoyables augmentent en fait le nombre de petits qu’une mère peut porter durant sa vie; de cette façon, les gènes de l’abandon des rejetons en période de stress passent à la génération suivante. Puis à la suivante. La même chose se produit pour les humains. Certains comportements, qui nous paraissent insensibles aujourd’hui, ont permis la survie des premiers hommes au fond des marais où ils pouvaient se trouver à l’époque. Sans ça, nous ne serions pas là. Nous conservons ces mêmes instincts dans nos gènes, et ils s’expriment dans des circonstances données. (L, 297)

Il ne semble donc pas y avoir de retour en arrière possible pour les ensauvagés, qui portent les marques de  leur condition dans leurs gènes et qui en conservent donc au moins partiellement la trace, qu’elle que soit la manière dont ils s’agrègent par la suite à la société civile et à la loi de leur pays. Ils demeurent toujours partiellement des hors-la-loi. Cette naturalisation des comportements humains rejoue la dichotomie état de nature / état civilisé tout en brouillant les frontières entre les deux. Il explique aussi en partie pourquoi Kya ne cesse jamais vraiment d’être une hors-la-loi (si son meurtre n’est pas prouvé, elle finira tout de même sa vie dans le marais).

La naturalisation de la femme criminelle se fait plus spécifiquement par l’observation des insectes femelles, dans des descriptions au point de vue interne (celui de Kya, qui observe directement ces comportements) particulièrement détaillées:

À ce moment précis, elle remarqua la présence d’une mante religieuse femelle qui s’avançait sur une branche tout près de son visage.

[…] Un mâle, tête haute et aussi fier qu’un poney, s’approcha en paradant pour la courtiser. Elle parut intéressée, ses antennes s’agitant comme des baguettes magiques. Il est possible que son étreinte ait été trop brutale ou trop tendre, Kya n’aurait su le dire, mais alors qu’il avançait son organe copulatoire pour fertiliser les œufs, la femelle tourna vers lui son long cou élégant et lui arracha la tête d’un coup […].

Les lucioles femelles attirent les mâles d’autres espèces par des signaux trompeurs et les mangent; les mantes religieuses femelles dévorent leurs propres compagnons. Les insectes femelles, se dit Kya, savent y faire avec leurs amants. (L, 344)

C’est cet imaginaire des femelles qui dévorent leurs partenaires que l’on retrouve dans une certaine littérature pseudo criminologique s’essayant aux classifications des femmes criminelles, avec la Veuve noire (métaphore de l’araignée mortelle) ou la Mante religieuse (les deux pratiquant le cannibalisme sexuel). Dans ces types de classifications, l’analogie sert plutôt à rendre ces femmes monstrueuses tout en alimentant des fantasmes liés à la criminalité féminine (utilisation de la sexualité pour parvenir à ses fins, crimes méthodiques et froids, absence de scrupules, etc., tout contribue à écarter la criminelle de la nature humaine) 15Voir par exemple, Michael D. Kelleher et C. L. Kelleher, Murder Most Rare. The Female Serial Killer, Dell, US, 1998.. La naturalisation n’a pas les mêmes effets ici, bien que la description puisse choquer. L’apparente neutralité de cette dernière, qui ne fait intervenir aucun jugement moral, et la perception positive de l’espace liminaire en général, fait de Kya un personnage en symbiose avec une nature obéissant à ses propres lois, qui ne valent pas moins que celles des hommes, bien au contraire.

Le meurtre est ainsi en partie justifié par la loi de la nature. La ruse passe du côté de la femelle et de la femme d’entre-deux, suffisamment habile pour se défendre, dissimuler ses traces, et duper le droit des hommes, en particulier lors du procès.

     

Gros plan sur le tribunal, moment de cristallisation du conflit entre les deux lois

Il faut d’abord souligner que le procès se situe, dans la diégèse, au moment où la vie de Kya s’améliore. Dans les faits, elle commence à s’agréger partiellement et à sortir de sa situation précaire: elle publie ses premiers livres, elle utilise pour la première fois sa boîte au lettres (objet symbolique de communication importante, car écrite), elle gagne de l’argent et achète l’acte de propriété de sa parcelle, acte également fortement symbolique puisque se superposent et se confrontent dans le marais les deux logiques de droits que nous avons déjà développées16En effet, la loi des hommes, la loi de l’administration vient s’imposer sur celle des marais, qui ne répond pas à la logique du papier, du formulaire qui atteste de la possession d’un territoire. En acceptant de se rendre administrativement propriétaire du territoire, Kya protège l’espace du marais, qui autrement aurait été asséché et transformé en banlieue pavillonnaire. Kya, en tant que personnage d’entre-deux, se fait ici protectrice du lieu où elle a appris à survivre, en acceptant les règles d’une société dont elle est partiellement exclue. Elle déclare à un héron: «Tout va bien. Cet endroit reste à toi !» (L, 277).. Lorsqu’elle dédicace son premier livre à Tate, elle signe «la Fille des marais» («The Marsh Girl»), témoignant de la conscience accrue d’une identité marquée par une forme de simplicité (comme l’indiquent l’article «la» et le nom commun «fille») et intrinsèquement liée à son territoire. Kya s’imagine même devenir la «collègue» de Tate, biologiste diplômé, et elle n’accepte plus les vêtements d’occasion que lui fournissaient ses amis, Jumping et Mabel, moment de fierté à la fois pour Kya, qui sort de son statut entièrement liminaire et précaire, et pour le couple qui l’aide depuis qu’elle est enfant17Jumping et Mabel sont les tenants d’une épicerie et station à essence où Kya se rend depuis qu’elle est enfant en bateau. Ce sont eux qui l’initient à une forme de commerce, par l’échange de marchandises contre d’autres, par de petits échanges monétaires aussi. Jumping et Mabel sont également des personnages en marge de la société dominante, dans la mesure où ils sont noirs dans une société marquée par la ségrégation raciale. La loi civile s’exerce d’une manière particulière sur eux, ce qui les rapproche aussi de Kya. Quand cette dernière offre à Jumping son premier livre (L, 279-280), elle devient l’égale de ses bienfaiteurs, ce marque un évolution flagrante du personnage, une ascension socio-économique et une forme d’agrégation. Kya entre après cela définitivement dans la logique de l’échange monétaire et sort de celle du don ou du troc. Le fait que l’intégration de Kya se fasse en partie par Jumping et Mabel, tous deux figures de passeurs, mais de passeurs tout de même marginaux, témoigne d’abord d’une solidarité entre personnages de la périphérie, et contribue ensuite, lors du procès, à montrer la mise en doute de toutes les paroles qui ne proviennent pas de la doxa blanche de la ville.. C’est pourtant après ces épisodes qui marquent une négociation avec les deux mondes que l’étau de la justice pénale se resserre, conduisant Kya à une confrontation directe et symbolique avec la société urbaine qui, majoritairement, la rejette.

La mise en scène du tribunal est récurrente en littérature et au cinéma, arts qui se confrontent alors à une institution qui, comme le rappelle Christine Baron, apparaît comme figée, froide: «le droit affirme la norme et éprouve le besoin d’y indexer le cas; la littérature restitue à celui-ci la complexité d’une biographie, de déterminations multiples, sociologiques, mais aussi affectives, idéologiques, intimes» (Baron 2021, 13). Le procès et le tribunal sont des matériaux dramatiques très puissants, mettant en scène des voix opposées, émanant de lieux en conflit (les places étant attribuées à l’avance dans le procès), usant d’une rhétorique qui leur est propre, faisant appel à divers acteurs et à un public. La mise en scène du procès, qui court sur plusieurs chapitres de la deuxième partie du roman, met en valeur et cristallise les enjeux de la liminarité et de la potentielle agrégation de Kya à l’urbanité.

L’entrée du juge Sims est dramatisée, et sa description le représente d’emblée comme parfait représentant d’un ordre légitime (figure de l’homme blanc paternel et rassurant), figure non problématique pour l’assemblée des spectateurs, qui le respecte:

L’huissier de justice annonça: «Levez-vous. La séance est ouverte, sous la présidence de l’honorable juge Harold Sims.» Le silence se fit aussitôt. Une porte s’ouvrit et le juge Sims entra en faisant signe à tous de s’asseoir et en demandant à l’avocat de la défense et au procureur d’approcher. C’était un homme à l’ossature solide, doté d’un visage rond et de favoris blancs en bataille […]. On le considérait généralement comme un homme posé, pragmatique, et juste. (L, 326)

Les problèmes de la marginalité de l’accusée et de l’existence de préjugés pouvant nuire à l’exercice de la justice sont exposés, nouvelle preuve de leur thématisation dans le roman, mais rejetés comme motifs suffisants pour changer le lieu du procès:

«Monsieur Milton, votre requête visant à faire se tenir ce procès dans un autre comté au motif que Mlle Clark ne pourrait être jugée équitablement à cause des préjugés dont elle fait l’objet dans cette communauté est rejetée. Je reconnais qu’elle a vécu dans des circonstances inhabituelles et qu’elle a été sujette à certains préjugés, mais je ne vois aucune preuve qu’elle en ait subi davantage que la plupart des gens que l’on juge dans de petites villes à travers le pays. De même d’ailleurs que dans certaines grandes villes. Le procès va donc se dérouler ici et maintenant.» Des hochements de tête approbateurs parcourent la salle tandis que procureur et avocat retournaient à leur place. (L, 326-327)

Le roman a fait état de l’existence de ces préjugés, en les donnant à les lire, voir, entendre, deviner18On retrouve ici l’opposition entre droit «froid» et une littérature capable de «restitue[r] à celui-ci la complexité d’une biographie, de déterminations multiples, sociologiques, mais aussi affectives, idéologiques, intimes» (Baron, op. cit.). Le lecteur aborde donc le procès avec un regard visiblement différent de celui du juge et d’une grande partie des citoyens présents. L’aspect communautaire est renforcé par le fait que le juge appelle les jurés par leur prénom, et qu’«il s’agi[t] d’une affaire de Blancs d’un bout à l’autre.» (L, 32419«Un petit balcon situé à l’arrière accueillait vingt personnes de plus et, bien que rien ne l’indique, chacun comprenait que les gens de couleur n’avaient droit qu’au balcon. Ce matin-là se trouvaient surtout des Blancs, seuls quelques Noirs étaient présents, parce qu’il s’agissait d’une affaire de Blancs d’un bout à l’autre.» On retrouve la question des communautés marginales, qui peuvent s’allier ou non, et que nous avons déjà évoquée.) Il semble donc dès le départ que nous assistions à un procès d’entre-soi, avec seulement quelques voix dissidentes qui ont pour rôle de faire pencher la balance en faveur de Kya.

Les personnages entrent petit à petit, comme au théâtre, et sont présentés par le narrateur ou l’avocat de Kya:

À 9h45, la galerie était remplie d’habitants de Barkley Cove serrés sur les bancs et on entendait des commentaires bien sentis sur les preuves existantes, et la peine de mort […]. Dans une section à part sur le devant étaient installés plusieurs journalistes de l’Atlanta Constitution et du Raleigh Herald. Ceux qui n’avaient pas trouvé où s’asseoir se pressaient contre le mur du fond et sur les côtés près des hautes fenêtres. S’agitant, marmonnant, échangeant des commérages. La Fille des marais accusée de meurtre: on ne pouvait pas demander mieux […].

Tandis que les officiels entraient dans la salle, Tom lui montra de nouveau ses différents croquis et expliqua qui était qui. «Voici l’huissier de justice, Hank Jones», dit-il alors qu’un grand homme efflanqué, d’une soixantaine d’années, dégarni jusqu’à la hauteur des oreilles, ce qui rendait son crâne exactement à moitié chauve, s’avançait vers le devant de la salle […]. La personne que vous voyez là-bas, c’est la greffière, Mlle Henrietta Jones, la fille de l’huissier de justice», expliqua Tom quand une jeune femme, aussi grande et mince que son père, entra discrètement et prit place à un pupitre près du fauteuil du juge. Déjà assis, le procureur, M. Eric Chastain, sortit des blocs-notes de son attaché case. (L, 324-32620On note que les personnages sont conformes à leur rôle social. Les représentants de la justice et de l’ordre sont des hommes blancs, plutôt âgés. Le crâne de l’huissier de justice est «exactement à moitié chauve» (L, 326), comme si l’homme était parfaitement modéré, rigidement au milieu. Eric Chastain est imposant, il prend de la place («ce géant roux au torse imposant portait invariablement des costumes bleus et de larges cravates aux couleurs vives qu’il achetait chez Sears & Roebuk à Asheville», L, 326).Ils ont leurs accessoires et leurs costumes bien définis (l’uniforme gris, la large ceinture, la radio, la torche électrique, le trousseau de clés, le revolver à six coups dans son étui pour Hank Jones, les habits criards pour le procureur). Les femmes professionnelles (hors assemblée des spectateurs, témoins ou jurées), sont quasi inexistantes et très discrètes.

Le grand nombre de spectateurs présents témoigne de l’importance du jugement de la «Fille des marais» pour la communauté, un fait que commente non sans ironie le discours indirect libre, qui moque la voix de la doxa, représentée par le pronom personnel indéfini «on», en y mêlant la voix narratoriale («la Fille du marais accusée de meurtre: on ne pouvait pas demander mieux»). De même, le procès apparaît aux yeux de Kya comme un rite social auquel elle est physiquement contrainte. Il est en effet d’emblée annoncé comme tel, par le point de vue interne:

Mourir lui était égal. La menace que soit mis fin à cette vie de fantôme ne l’effrayait pas. Mais l’idée d’être exécutée de la main de quelqu’un, selon un rite planifié et orchestré, lui était si impensable que sa respiration s’arrêtait. (L, 348)

Au rite social s’oppose le rythme du corps, qui s’arrête de respirer, qui se repose, puis tremble (L, 48-349). La dualité entre les deux lois se joue dans le corps même de Kya. C’est le rite social, et non pas la mort, qui est perçu comme injuste, car opposé à la loi de la nature où «rien ne semble répréhensible tant que le mouvement de la vie continue» (L, 234). Dans l’espace du tribunal, les hommes semblent cependant avoir gagné une bataille dans leur lutte quasi continuelle contre la nature21Cette lutte entre Barkley Cove et la nature est indiquée à plusieurs endroits du roman, dans l’histoire de la ville notamment. Celle-ci semble «s’affaisser lentement» à force de «lutter contre les éléments» (L, 29), le tribunal a déjà été détruit par le feu (L, 325) et le jardin entretenu a été partiellement ensauvagé par la végétation du marais («Dans les années soixante, des herbes sauvages et des palmiers nains, et même quelques roseaux, s’étaient échappés du marais et avaient envahi les jardins autrefois bien entretenus», L, 325). On souligne le vocabulaire du conflit, voire carcéral (ce qui rapproche Kya de la nature, par leur situation similaire), exprimé notamment par les verbes. Le rapport qu’entretient la ville avec Kya cristallise donc le rapport de conflit de la ville à la nature tout entière. Il s’agit de savoir quelle loi va s’imposer, quel monde va survivre.: les arbres (du pin et de l’acajou) sont devenus plancher, et les parfums sont artificiels22«Elle fixait le plancher, du pin massif parfaitement ciré, quand on lui retira les menottes» (L, 322). Un «parfum bon marché» est mentionné juste avant, de même que le fauteuil en acajou «surélevé» du juge. Une fois encore, nous sommes avec le personnage, Kya, par le point de vue interne. Ce sont ses sensations visuelles, olfactives, auditives, que nous percevons au moment de cette ouverture de procès, et ces dernières créent un contraste saisissant entre son habitat naturel et le lieu social, bien qu’il y ait une continuité (conflictuelle) par le passage de l’arbre au plancher..

Kya perçoit sans peine le caractère social du rite qu’est le procès, mais n’en connaît pas les modalités. Elle ignore les placements, les codes, les rôles de chacun. Sur ce point, elle est partiellement initiée par son avocat, bien que ce soit le seul apprentissage auquel elle ne s’intéresse pas.

Elle approche le tribunal par ce qu’elle connaît: l’observation des comportements des animaux et des insectes, théorisant ainsi une continuité, malgré l’aspect social du rite, entre la nature et la civilité:

Le langage du tribunal n’était évidemment pas aussi poétique que celui du marais. Le juge, manifestement le mâle alpha, était assuré de sa position, par conséquent sa stature était imposante, mais il se comportait de façon détendue et sans aucune agressivité, comme un sanglier régnant sur son territoire. Tom Milton, lui aussi, témoignait d’une grande confiance en lui-même et d’une noblesse indiscutable par ses mouvements fluides et sa manière d’être. Un mâle puissant et reconnu comme tel. Le procureur, en revanche, avait besoin de cravates larges et bariolée, de vestes de costume aux épaules rembourrées pour mettre en valeur son statut. Il faisait pression en agitant les bras et en donnant de la voix. Un mâle de moindre importance a besoin de crier pour se faire remarquer. L’huissier de justice représentait le mâle de dernière catégorie et dépendait entièrement de sa ceinture, à laquelle étaient accrochés son revolver rutilant, son trousseau de clés cliquetant et sa radio vieillotte, pour faire croire à son importance. La hiérarchie des positions promeut la stabilité dans les populations naturelles, et dans certaines qui le sont moins, se souvint Kya. (L, 401-402).

Les deux lois sont donc ici en continuité et en superposition. Kya, bien que sous-initiée à la connaissance du tribunal, analyse ainsi en sur-initiée les comportements humains, qui se cachent sous des apparences de civilité, se plaçant en observatrice naturalisant ses congénères.

Il faut par ailleurs souligner que la peine de mort, à laquelle aucun juré présumé ne s’oppose par principe23«Le juge Sims annonce: “En pareil cas, l’État de Caroline du Nord autorise un juré à être exempté si lui ou elle est moralement opposé à la peine de mort. Levez la main si vous refusez ou ne pourriez pas la prononcer au cas où la culpabilité sera avérée.” Aucune main ne se leva. “Peine de mort” étaient les seuls mots que Kya avaient entendus (L, 327)., est annoncée en cas culpabilité prouvée. C’est donc la vie de Kya qui se joue dans ce jugement public. Cette dernière fait alors figure de bouc émissaire, au sens girardien, c’est-à-dire qu’elle est une potentielle victime expiatoire et sacrificielle contre laquelle se retourne une communauté qui doit maintenir la violence à l’extérieur d’elle-même (Girard 1972). Dans cette perspective symbolique, renforcée par l’aspect communautaire du procès de «petit[e] vill[e]», le meurtre de Chase ne serait qu’un prétexte au jugement collectif de Kya.

Le tribunal renvoie donc le personnage à son statut d’ensauvagée, et devient une sorte de rite de passage pouvant ou non faire accéder le personnage à une agrégation spécifique. En d’autres termes, le tribunal va juger du droit qu’a ou non «La Fille du marais» à exister en marge, proche de la ville qui devra la laisser vivre librement. Quand la ville et le tribunal sont décrits comme en conflit avec la nature, Kya est en symbiose avec cette dernière, faisant presque partie du paysage, comme l’indique le point de vue interne de son avocat, qui s’intercale dans la description du tribunal:

Comme tous les autres, il avait entendu parler de la Fille de marais et, au fil des ans, l’avait parfois croisée, soit dans son bateau, glissant au fil de l’eau comme si elle ne faisait qu’un avec les courants, soit se précipitant hors de l’épicerie comme un raton laveur s’éloigne d’une poubelle. (L, 322)

Les deux comparaisons surgissent au milieu de la description de l’artificialité du tribunal, qui transforme les arbres en objet, accentuant le contraste entre Kya et ce dernier. L’assimilation de Kya à la nature, rapprochement récurrent dans la culture occidentale, se fait toutefois par le point de vue interne de l’avocat, qui épouse celui de la majorité de ses concitoyens («comme tous les autres»). Cette assimilation apparaît donc fortement culturelle, émanant du regard que porte l’homme civilisé sur la femme ensauvagée. La naturalisation de Kya, son ensauvagement, facilite la mise la mort si celle-ci doit avoir lieu, les animaux ayant remplacé les hommes dans les rites sacrificiels, comme le rappelle R. Girard (ibid). Le tribunal s’impose donc comme instance suprême en sortant Kya d’une condition dans laquelle elle s’épanouissait pour s’affirmer comme le seul pouvoir capable de légitimer ou de rejeter cette condition. Pourtant, c’est Kya qui va le tromper, le duper, pour s’en sortir libre.

Cependant, cette lecture symbolique doit être complétée. En effet, le meurtre de Chase s’inscrit dans une réflexion sur les violences faites aux femmes, sur les stratégies de défense possibles d’une personne qui n’est pas protégée par la loi de son pays (en tant que marginale, Kya s’attend à ne pas être écoutée ou crue, comme elle le dit clairement à Jumping après son viol). Le roman thématise ainsi les enjeux, toujours d’actualité, des violences faites aux femmes dans une société patriarcale, de même que celui de la discrimination policière et pénale, qui s’applique à Kya comme à toutes les personnes noires de la communauté dont Jumping est issu, ce qui tisse un lien entre les personnages liminaires:

«Jumping, je vous en prie, il ne faut en parler à personne. Ni au shérif ni à qui que ce soit. On me ferait venir au poste de police pour décrire ce qui s’est passé devant plusieurs hommes. Je ne le supporterai jamais. […]

Jumping, vous savez comment sont les choses. Les gens le défendront. Ils diront que tout ce que je veux, c’est causer des problèmes. Soutirer de l’argent à ses parents ou quelque chose comme ça. Pensez à ce qui se passerait si une fille de couleur accusait Chase Andrews d’agression et de tentative de viol. Ils ne feraient rien. Rien du tout […]. Et au bout du compte c’est cette fille qui aurait de gros ennuis. Les articles dans le journal. Des gens qui l’accuseraient de se prostituer. Eh bien, ça serait la même chose pour moi, et vous le savez bien.» (L, 379)

Kya est donc confrontée à un système pénal dont elle sait qu’il ne la défendra pas en tant que victime de violences. Elle trouve donc des stratégies d’évitement et parvient à se défendre toute seule, par le meurtre. Et c’est précisément sa liminarité qui lui permet de commettre le meurtre parfait, comme nous allons l’expliciter désormais.

      

II. De la plume d’oiseau à la plume meurtrière

Daniel Fabre montre dans son article «La Voie des oiseaux. Sur quelques récits d’apprentissage» (1996) que le passage de l’enfance à l’adolescence des garçons se fait par une «école buissonnière» qui permet la recherche de nids, de plumes … un apprentissage du monde des oiseaux, initiation au monde de la nature et à celui de la société. Cet apprentissage en-dehors de celui de l’école se trouve bientôt en rivalité avec cette dernière, faisant passer certains garçons de la passion de la plume, celle de l’oiseau, à la passion de la plume, celle de l’écriture. Or c’est bien cet itinéraire que semble suivre Kya. Évoluant dans une société fortement marquée par l’opposition entre le masculin et le féminin, elle se fait là encore personnage d’entre-deux, à la recherche d’un modèle et d’amitiés féminines, mais initiée par des hommes à des pratiques masculines, et notamment à la voie des oiseaux. Cet apprentissage inhabituel pour une femme la mène à l’écriture, visible, celle qu’elle fait en son nom, et invisible, cachée, anonyme, l’écriture poétique liée au meurtre.

     

Partitions masculine et féminine

De fait, le couple notionnel antagoniste masculin / féminin, est fortement marqué et thématisé dans le roman. Les garçons se déplacent en bande, souvent à bicyclette, objet qui marque également leur position sociale:

En approchant du bazar, [Kya] entendit un vacarme derrière elle, et bondit de côté au moment où trois garçons, plus âgés qu’elle de quelques années, la dépassaient en trombe sur leurs bicyclettes. Celui qui roulait en tête se retourna vers elle en riant de l’avoir presque écrasée et faillit percuter une cliente qui sortait de l’épicerie […].

Elle gronda les garçons. «J’ai bien envie d’aller me plaindre à vos mères. Ou mieux encore, à vos pères. Rouler à une vitesse pareille sur le trottoir … Vous avez failli me renverser. Qu’as-tu à dire pour ta défense, Chase ?» (L, 30)

Il s’agit de la première apparition de Chase (Kya et lui ne sont alors que des enfants), le garçon qui sera tué quelques années plus tard. Il apparaît d’emblée comme un chef de bande, un «mâle alpha», peu soucieux des autres et prenant beaucoup de place. C’est celui qui «avait la bicyclette la plus rutilante — selle rouge et guidon chromé en position haute». C’est le «baiseur furtif» qui roule des mécaniques24On note que le vélo réapparaît comme objet négatif, dans l’histoire de Tate, celui qui apparaît comme le grand amour de Kya. En effet, ce dernier se sent responsable de la mort de sa mère et de sa sœur, décédées alors qu’elles allaient lui chercher le vélo qu’il souhaitait (L, 161). Tate n’a pas eu de vélo, ce qui ne le met pas du côté des baiseurs furtifs, cet objet étant associé à virilité abusive et à la mort.. Cet épisode est programmatique. En effet, Mlle Pansy (celle qui gronde Chase), adopte le discours du juge. Chase accuse ensuite Kya («Chase […] désignait Kya, qui avait reculé de quelques pas et s’était réfugiée derrière un buisson de myrtes», L, 30). Ici, Mlle Pansy n’est pas dupe, tout en reléguant Kya à un rang inférieur («Oublie-la. Tu ne peux pas faire porter le chapeau de tes péchés à quelqu’un d’autre, même à la racaille des marais», L, 3025Cette affirmation devient ironique quand on connaît l’histoire et le dénouement du roman. La phrase anodine de Mlle Pansy est presque une sentence, qui annonce que Chase sera puni pour ses actes, et que Kya ne sera pas condamnée.). Cependant, pour Chase, l’épisode est anodin. Il bénéficie de la bienveillance des habitants de Barkley Cove. Les hiérarchies se font en fonction de la couleur, de la classe sociale, et du genre. La hiérarchie entre Chase et Kya est ainsi d’emblée établie. La petite fille se cache là où le petit garçon fait du bruit. Les places bien définies des hommes et des femmes sont visibles dans cet épisode. Les mères sont responsables de l’éducation et de la gestion du quotidien. Les hommes sont appelés en cas d’affaires plus graves et exceptionnelles, et font figure d’autorité supérieure («j’ai bien envie d’aller me plaindre à vos mères. Ou mieux encore, à vos pères»).

De plus, Kya sera jugée par des hommes, et l’enquête sera menée par des hommes. La scène de découverte du crime est exclusivement masculine : deux amis de Chase viennent prévenir le shérif et son adjoint, qui se rendent sur les lieux accompagnés d’un médecin. Les femmes sont des mères, des épouses, des institutrices ou des travailleuses sociales. Les filles de Barkley Cove sont perçues par les personnages comme des «nunuches»:

«Les files au lycée sont nunuches, dit Tate. Elles parlent seulement de leur coiffure et et de leurs talons hauts.

— Qu’est-ce que tu veux, toutes les filles sont comme ça! Des fois, il faut prendre les choses comme elles sont. […]» (L, 168)

Un peu plus loin dans ce dialogue de Tate, le grand amour de Kya, avec son père, la réponse que fait le fils à son père témoigne d’une conception patriarcale de la «pureté» féminine liée à la virginité (et bien que Tate défende Kya):

Baissant la voix, Tate siffla entre ses dents: «Tu commences par dire que tu ne crois pas ce qu’on raconte sur elle, mais ensuite tu ajoutes qu’il est trop tôt pour devenir père de famille, ce qui montre bien que tu crois qu’elle serait ce genre de fille. Eh bien, laisse-moi te dire quelque chose, c’est complètement faux. Elle est plus pure et innocente qu’aucune de ces filles que tu voudrais que j’emmène danser. Mon Dieu, certaines filles de cette ville, eh bien, on dirait qu’elle chassent en meute, pas de quartier. […]» (L, 168)

D’abord, on note que le jugement négatif de Tate sur les filles de la ville repose sur un renversement de l’ordre masculin-féminin (la bande, la «meute», est normalement masculine, et ce sont les hommes qui traditionnellement «chassent» les femmes26C’est d’ailleurs ce qu’explique Ma aux sœurs de Kya, et ce que cette dernière retient. En parlant des garçons, elle pense: «Ma avait souvent expliqué à ses sœurs aînées qu’il fallait s’en méfier. Quand on a l’air un tant soit peu appétissante, les hommes deviennent des prédateurs» (L, 61).). Le fait que Tate décrive ainsi les comportements féminins des filles de cette ville témoigne du fait qu’il se met à l’écart de cette dernière, qu’il n’est pas dupe des faux-semblants, mais également qu’il souscrit à une certaine conception de la féminité et des rapports entre hommes et femmes. En effet, Tate valorise, comme nous l’avons dit, la «pureté» féminine, et son «innocence», au sens moral, qu’il voit chez Kya (il sera convaincu de son innocence, légale cette fois, jusqu’au bout). Tel le chevalier (défendant les femmes opprimés, combattant les mâles qui les menacent)Tate défend avec colère celle qu’il aime déjà. Sauf qu’il ne s’agit pas d’un conte. Kya va se débrouiller seule et elle n’avouera à personne, pas même à Tate, le meurtre de Chase. Si l’histoire d’amour est bien réelle, le sauveur du conte de fée est finalement démis de ses fonctions27Tate part de Barkley Cove et quitte Kya pour aller faire ses études. Malgré sa promesse de revenir souvent, il l’abandonne. C’est alors qu’elle rencontre Chase. Tate revient quelques années plus tard, et parviendra à se faire accepter de nouveau (sans regagner totalement la confiance de Kya, qui lui cachera le meurtre jusqu’à sa mort).. Si la partition genrée est bien lisible dans le discours des personnages, le roman trouve des moyens de la malmener, nous y reviendrons plus spécifiquement avec le personnage de Kya.

Cette partition est également visible dans la répartition des tâches au sein du foyer. C’est en effet Ma qui s’occupe des tâches ménagères et des enfants, tandis que Pa, qui a participé à la Seconde guerre mondiale, touche une pension d’invalidité, va quelquefois pêcher sur son bateau, et passe le plus clair de son temps à boire et à violenter sa femme et ses enfants. Il souscrit bien entendu à une vision patriarcale de la famille, qu’il étend même à la nature, en employant par exemple la comparaison suivante: «tu es aussi utile que des tétons d’un sanglier mâle» (L, 26). Kya grandit dans ce foyer jusqu’à un certain âge, avant d’être abandonnée et laissée seule dans la maison.

    

Kya et la voie des oiseaux

Sur le plan de son initiation féminine, Kya est fortement marquée par le souvenir de Ma, intrinsèquement liée à l’espace domestique28Après le départ de Ma, Kya se demande: «Qui va faire la cuisine maintenant?» (L, 24). On voit également au tout début du roman Ma faire la lessive, la cuisine, et nettoyer la maison. On devine cependant rapidement qu’elle est battue, parfois presque à mort, par son mari. Le fait qu’elle quitte la maison lui sera longtemps reproché par Kya, qui ne comprend pas qu’une mère puisse abandonner ses petits. Des réponses seront apportées à la fin du roman, permettant à Kya de comprendre ce départ et à cesser de le considérer comme un acte «contre-nature». et au savoir médical quotidien. Kya va se souvenir de ses gestes pour assurer sa survie dans la maison. Cependant, les gestes et connaissances qu’elle hérite de cette dernière restent limitées, puisque Ma part lorsque Kya n’a que six ou sept ans. Les mentions des sœurs de Kya sont très rares: ces dernières sont quasiment inexistantes dans son imaginaire, à la différence de ses frères. De fait, la sororité n’existe pas dans l’itinéraire de Kya29Ce n’est donc pas par là que peut se développer un discours féministe, bien que le roman indique la sonorité comme une voie possible (voir citation suivante, L, 108)., ni avec ses sœurs, bien plus âgées, ni avec des filles de son âge —qu’elle envie à certains moments, tout en refusant de «pleurnicher comme une fille» (L, 6330Kya a ici clairement assimilé un discours patriarcal. Sa pensée est mêlée à la voix des hommes de sa famille: «Pas question de pleurnicher comme une fille».). L’itinéraire de Kya est en effet marqué par un désir d’agrégation qui ne peut jamais s’accomplir tout à fait, le personnage demeurant un «balancier axiologique» (Scarpa, 30) qui ne peut être totalement assimilée à un groupe.

[…] Ses yeux restaient fixés sur les filles. Elles s’accroupirent toutes les quatre pour observer un crabe qui traversait le sable de biais. En riant, elles chahutèrent jusqu’à se laisser tomber à terre toutes ensemble.

Kya se mordillait les lèvres en les regardant. Elle se demandait quel effet cela lui ferait d’être parmi elles […]. Ma disait que les femmes avaient besoin les uns des autres, mais elle ne lui avait jamais montré comment rejoindre leurs rangs. (L, 10831Ma échoue ici à faire figure de passeuse.)

Kya est ici dans la posture de l’observatrice, qui regarde, cachée. Le point de vue est essentiel dans cette scène: un jeu de regards s’instaure entre les filles qui regardent le crabe (celui qui marche de biais, et non en ligne droite, figure de déviance vis-à-vis de la norme) et en rient, et Kya, elle-même de biais vis-à-vis de la norme, qui, tout en étant assimilée à ce crabe, désire être agrégée au groupe féminin.

C’est Mabel (dont le prénom vient du mot latin signifiant «aimable», «qui est aimé», décrite comme «ayant une poitrine généreuse» (L, 112 et 158) et faisant de ce fait figure de mère de substitution) qui va partiellement l’initier à certains savoirs traditionnellement féminins. Quand Kya est enfant, c’est elle qui lui trouve des vêtements et des chaussures. Elle lui apprend aussi à entretenir le jardin (tâche qui était autrefois celle de Ma):

«Assoyez-vous là, et dites-moi un peu ce qu’il vous faut comme vêtements et tout le reste.»

Quand elles eurent discuté de la liste, Mabel dessina les pieds de Kya sur un sac en papier marron, et ajouta: «Bon, revenez demain et je vous aurai préparé un paquet.

— Merci beaucoup, Mabel.» Puis, baissant la voix, elle reprit: «Il y autre chose. J’ai trouvé des vieux paquets de graines chez moi, mais je n’y connais rien en jardinage.

— Voyons voir.» Mabel se pencha en arrière et un grand rire monta de sa poitrine généreuse. «Moi j’en connais un rayon.» Elle examina chaque étagère avec attention puis fouilla dans quelques boîtes et en tira des graines de courgettes, de tomates et de citrouilles. Elle en plaça quelques-unes de chaque sorte dans un bout de papier et dessina le légume correspondant dessus. Kya ne savait pas si Mabel faisait cela parce qu’elle ne savait pas écrire ou si elle avait compris qu’elle ne savait pas lire, mais c’était le mieux possible pour elles deux. (L, 11232Il est intéressant de noter que Mabel ne sait peut-être pas lire. Elle peut initier Kya à un savoir pratique, mais ne peut pas prendre en charge son éducation scolaire. En tant que femme noire, Mabel est elle-même partiellement liminaire. Les deux personnages sous-initiés en ce qui concerne l’apprentissage scolaire se comprennent par une forme alternative de littératie, celle du dessin.)

C’est également Mabel qui va accompagner sa puberté, par l’objet symbolique du soutien-gorge d’abord, puis par l’étreinte et les mots qu’elle lui adresse lorsque Kya a ses règles pour la première fois. Ce moment de la puberté est marqué par la récurrence de la couleur rouge: d’abord le rouge qui «mont[e] au front» (L, 153) de Kya quand Mabel lui donne le soutien-gorge blanc, annonçant la tâche rouge des règles, qui arrivent «quelques semaines plus tard», après une ellipse narrative, mais juste après dans le texte. C’est alors «tout son corps» qui «rougi[t]» (L, 155). Ce moment est décrit comme celui «où elle dev[ient] une femme» (L, 155). Le rouge étant «en quelque sorte le fil symbolique et la trace matérielle» (Montjaret 2005, 119) du parcours initiatique féminin, on retrouve en partie les rituels de l’initiation féminine décrits par Yvonne Verdier (1979) et Anne Montjaret. Cependant, Mabel est la seule à faire figure de passeuse, assumant partiellement le rôle de cuisinière, en fournissant avec son mari quelques aliments, et de couturière, en rassemblant pour Kya des vêtements. Les fonctions des trois passeuses féminines identifiées par Yvonne Verdier sont donc réduites à un strict minimum. De plus, Mabel ne coud pas. Le rouge n’est que celui des menstruations, qui ne tâche pas (et donc ne s’inscrivent pas matériellement sur le textile) (Montjaret, op. cit.), puisque Mabel fournit les protections nécessaires. On ne trouve pas non plus la trace matérielle du fil rouge dans l’abécédaire (Kya ne va pas à l’école), par les initiales brodées sur le trousseau de la future mariée (elle n’en a pas), ou sur les draps tachés par le sang des couches (elle n’aura pas d’enfants). L’initiation féminine reste partielle, et Mabel conclut le dialogue de l’épisode des premières règles en disant : «Vous êtes une femme, petite» (L, 15833On note l’antithèse que forme les mots «femme» et «petite».). Enfin, le fil rouge matériel ne sera que celui des fibres de laine rouge retrouvées sur le corps de Chase, indice de la culpabilité, rouge meurtrier, faisant écho au sang innomé34Le texte parle d’une «violente déchirure» qui fait crier le personnage mais ne mentionne pas de sang (p. 246). Le rouge n’apparaît dans cette scène que dans les néons que Kya regarde avant le premier rapport. Le personnage ferme alors les yeux, le rouge est caché. du premier rapport sexuel35À la violence des rapports avec Chase répond le meurtre., et liant l’initiation féminine au meurtre. Kya est ainsi un personnage d’entre-deux genres. Elle connaît les oiseaux et tend parfois (quoique rarement) à en devenir un, sans y parvenir. Ce sont les autres filles qui sont des oiseaux: Kya, elle, grimpe aux arbres (L, 4536Kya observe un groupe de jeunes filles qui «babill[ent] comme des oiseaux». Elle se demande «comment elles pouvaient grimper à un arbre ou même monter dans un bateau avec des jupes aussi longues». Encore plus éloquent, lorsque que Kya va  à l’école, pour la première et la dernière fois de sa vie, les élèves apprennent le «système des sons» et répètent après l’institutrice «des â, ââ, o, ou, en roucoulant comme des colombes» (L, 44). La domestication féminine par l’école fait d’elles des oiseaux, là où l’apprentissage des garçons se fait par l’école buissonnière, dans l’apprentissage de la manière de débusquer les oiseaux. Kya, après sa fuite de l’école, pense: «Je sais déjà roucouler comme une colombe […]. Et beaucoup mieux que toutes ces filles, mêmes avec leurs jolies chaussures» (L, 47). Elle s’exclut donc du monde des filles par l’attribut social et genré des chaussures, et déplace la comparaison avec les colombes : si les filles deviennent symboliquement des oiseaux par leur domestication, Kya sait réellement imiter le cri de ces derniers..

Une partie de son apprentissage masculin est liée à ses frères, qui ont commencé (mais pas achevé) de l’initier à la voie des oiseaux. Quand tout le reste de la famille est parti, son père lui apprend à pêcher, et leurs sorties en barque sont l’occasion pour Kya de ramasser des plumes et des nids d’oiseau. Pa lui transmet son sac à dos afin qu’elle puisse y ranger sa collection, bien qu’il considère tout cela comme des «saloperies» (L, 78). Le rôle d’initiation du père est donc complexe. Kya parvient à l’amadouer provisoirement et à développer quelques liens affectifs (temporaires) avec lui. Il l’initie à une forme de survie dans les marais. Mais il est plutôt du côté de la destruction, par la pêche, que Kya n’aime pas pratiquer (elle détourne les yeux vers les oiseaux pour ne pas voir les yeux du poisson mort), et considère sa fille, précisément parce que c’est une fille, avec très peu d’intérêt. Il lui permet parfois de suivre la voie des oiseaux, mais c’est tout de même lui qui l’empêche d’en devenir un, dans la même scène:

Le lendemain matin, en dévalant le chemin, les bras écartés, Kya formait et laissait échapper de petites bulles de salive de ses lèvres. Elle allait s’envoler et planer au-dessus du marais à la recherche de nids, puis elle monterait plus haut encore pour tournoyer aile contre aile avec les aigles. Ses doigts se changèrent en longues plumes, déployées dans le ciel, qui baraquaient le vent sous son corps. Mais soudain, elle fut brusquement ramenée sur terre par Pa qui l’appelait à grands cris depuis sa barque. Ses ailes se replièrent, son estomac se crispa. (L, 75-76)

C’est après cette scène symboliquement chargée que Pa emmène Kya en barque pêcher et qu’elle ramasse des éléments de sa collection de future zoologiste-biologiste.

Kya emprunte ainsi la voie de l’école buissonnière, d’abord contre son gré, puisqu’elle souhaite apprendre à compter et à lire, puis parce que, se sentant ignorée et rejetée, elle s’enfuie et n’y retourne jamais, préférant suivre la voie des oiseaux, qu’elle ne débusque pas mais observe, protège et accompagne.

Elle est donc initiée majoritairement par des hommes, tout en ne s’assimilant pas à ce groupe.

[…] Kya grimpa dans le fort de ses frères, perché entre les branches près de la plage, et guetta les voiliers arborant des pavillons de pirates. Démontrant que l’imagination peut prospérer dans le sol le plus désertique, elle s’écria: «Ohé, les pirates ! Ohé !» Brandissant son sabre, elle bondit de l’arbre pour se lancer à l’abordage. Soudain, un éclair de douleur lui transperça le pied droit et remonta le long de sa jambe comme une flamme. (L, 47-48)

Le jeu de garçons auquel Kya joue seule, qui consiste à grimper dans le fort «perché» (comme un oiseau) de ses frères et à se prendre pour un hors-la-loi, se solde par un échec, une blessure infligée de surcroît par un clou, objet fortement symbolique. Elle se retrouve alors «clouée» au sol. Ce n’est donc pas par un univers strictement masculin que l’héroïne pourra passer. En tant que femme, elle ne pourra pas avoir le même statut que la figure positive du pirate épris de liberté, et devra apparaître innocente pour survivre. En même temps, elle n’est pas non plus assimilée au groupe des femmes (elle ne roucoule pas avec elles et ne peut pas devenir un oiseau). Du fait de ses sur et sous-initiations, Kya semble condamnée à être un personnage d’entre-deux, une hors-la-loi inavouée.

     

De l’oralité à la plume. Apprentissage de deux formes de littératies

La forme du texte est marquée par l’évolution intellectuelle de Kya, qui passe d’une oralité sauvage à une écriture maîtrisée. On assiste en effet au développement de sa pensée et de sa capacité d’abstraction. Dans les premiers temps du roman, ce sont surtout les sensations corporelles, en particulier celles liées à la faim qui sont transcrites. Kya sait aussi, alors qu’elle n’a que sept ans, imiter le cri des oiseaux pour les appeler37«Les mains en cornet autour de sa bouche, elle rejeta la tête en arrière et lâcha des cris stridents: “Kriou, kriou, kriou.” Des taches d’argent apparurent dans le ciel et fondirent sur la plage, bondissant au-dessus des vagues.» (L, 33). , et c’est à ces derniers qu’elle parle, très brièvement et avec des phrases simples38«Un gros goéland s’approcha tout près d’elle. “C’est mon anniversaire”, confia-t-elle à l’oiseau» (L, 35)., confirmant son apprentissage par la voix des oiseaux. Son rapport au langage est limité aux souvenirs des phrases de Ma, qu’elle se répète à voix basse, aux cris de Pa et à quelques très rares échanges avec des commerçants de la ville. Ses pensées sont transcrites au style direct par des italiques39«Kya songea: Je dois avoir sept ans» (L, 33); «Les voilà. Je sais compter assez loin pour toutes ces mouettes et tous ces goélands.», (L, 34), etc. Les italiques sont ainsi une marque de l’ensauvagement du texte., et leur extériorisation est rares. Les italiques sont ainsi très présents tant que Kya ne sait pas lire, écrire, ou compter, puisqu’elle ne va pas à l’école.

Tate lui apprendra à lire, faisant alors figure de passeur. Leur relation commence, ce n’est pas anodin, par un échange secret de plumes d’oiseaux (dans tout le chapitre treize, intitulé «plumes», Tate dépose secrètement des plumes d’oiseaux rares, que Kya sait identifier, sur une souche d’arbre devant chez elle, et Kya lui répond en déposant elle-même des plumes). Tate, avant de se révéler, est donc associé directement aux oiseaux. Ce sont ces apprentissages, en particulier ceux de la lecture et de l’écriture, qui vont permettre à la très jeune fille de passer de la survie à la vie dans les marais, d’acquérir des connaissances encyclopédiques sur ce milieu et de les écrire avant de les faire publier. Tate va ainsi partiellement domestiquer son langage, mais pas totalement, en témoigne les résidus de parler populaire (traduits en français par l’absence de négation composée), et les jurons hérités de Pa, que Kya emploie dans les moments de colère, pratique d’»oralitude» qui reflète le «rapport de belligérance» qu’entretient la modernité avec «la tradition culturelle» (Privat 2019, 240En effet, «le bas corporel et le patois criard contrevient à l’ordre urbain et posé de l’écriture». Les jurons sont d’abord pensés et proférés à voix basse par la petite fille qui imite son père. Plus tard, alors qu’elle a environ vingt-et-un ans, elle les adresse pour la première fois à quelqu’un, qui n’est autre que Tate, le passeur de la langue légitime. C’est la première fois qu’elle revoie ce dernier après son abandon. Kya ensauvage volontairement son langage (par les jurons et l’absence très visible de négation composée) et engage son corps (l’oralité devenant «oralitude») pour s’opposer à Tate et à ce qu’il représente, c’est-à-dire l’écriture qui s’impose sous des formes «scientifiques, érudites ou politiques»..  La capacité d’abstraction de Kya augmente avec cet apprentissage ainsi que celle à exprimer plus précisément ses pensées. Les deux aspects se lient donc dans le texte, et l’apprentissage progressif de l’écriture du livre marque une évolution majeure dans l’itinéraire du personnage, qui sort par là partiellement de son ensauvagement (c’est ce qui lui permet de comprendre plus précisément le marais, les comportements humains, et également ce qui la fait entrer dans le système de l’échange monétaire, puisque, ayant gagné de l’argent par la publication de son premier livre, elle peut acheter la parcelle qu’elle occupait jusqu’alors, faire des réparation dans sa maison, s’acheter un lit41Le chapitre trente-et-un marque en effet les changements majeurs de la vie de Kya. Le «vrai lit» dans lequel elle peut désormais dormir apparaît comme un symbole d’une voie vers l’agrégation. Cependant, l’agrégation ne s’accomplit toujours pas. Kya vit toujours dans sa cabane, «en moins piteux état, mais toujours profondément fondue dans le tissu du marais» (L, 275). L’expression significative du «tissu» laisse penser que Kya est comme cousue dans le marais, la couture et la broderie étant des éléments indispensables de l’initiation féminine (Verdier, Montjaret). De plus, le procès n’ayant pas eu lieu et statuant sur la condition d’ensauvagée de Kya, cette dernière reste encore dans un entre-deux dérangeant. et le nécessaire pour vivre).

Si Kya apprend tardivement à lire, écrire et compter, elle est très tôt sur-initiée vis-à-vis de la littératie du marais. Elle sait en effet lire les traces et les brouiller:

Deux jours plus tard, elle entendit la Ford Crestliner patiner sur le chemin et elle fila vers le marais, sautant lourdement sur les bancs de sable, imprimant des empreintes facilement repérables, avant de s’enfoncer dans l’eau sur la pointe des pieds, n’en laissant aucune cette fois, retournant sur ses pas pour partir dans une autre direction. Quand elle atteignit la boue, elle décrivit de grands cercles, créant tout un désordre d’indices. Puis lorsqu’elle rejoignit la terre ferme, elle bondit avec légèreté de touffes d’herbe en tas de brindilles pour ne laisser aucune trace. (L, 47)

Sa maîtrise de la littératie du marais est ainsi parfaite. Elle échappe ici aux travailleurs sociaux en brouillant les traces pour ne pas être suivie, rappel supplémentaire de sa capacité à se dissimuler dans son environnement symbiotique —ce qui constitue pour le lecteur un indice puisque le corps de Chase sera retrouvé, sans qu’il y ait aucune trace autour. L’apprentissage de la littératie du marais est donc inextricablement lié à l’école buissonnière et à l’incapacité du personnage à s’assimiler au groupe des filles. Elle est également indéniablement liée au meurtre.

    

Quand écrire, c’est tuer. Coexistence des deux littératies

Convergence chronologique, changement de perspective et doute raisonnable: lecteurs et jurés floués

La découverte du corps de Chase par le shérif et son adjoint est en effet marquée par un élément surprenant: il n’y a aucune trace autour du corps. Chase est retrouvé par des amis, sous la tour de guet, derrière des buissons (l’homme viril est descendu de son piédestal, il n’est plus dans les hauteurs des cimes), dès le prologue, puis dans le chapitre trois, qui poursuit la découverte, rompant la linéarité chronologique du récit par une prolepse. Le récit effectue en effet une alternance entre les chapitres relatant l’itinéraire de Kya, qui, se déroule entre 1952 et (globalement) 1970, et ceux qui se déroulent au moment de l’enquête, en 1969, les deux chronologies se rejoignant au moment du procès, en 1970. Lorsque les deux temporalités convergent, les récits de moments de la vie de Kya qui ont lieu un peu avant le meurtre deviennent des analepses, ce qui influence la perception du lecteur, orienté au moment du procès vers la découverte de la vérité. Si rien ne semblait caché au lecteur dans l’itinéraire de Kya, les analepses changent la donne et fonctionnent comme des révélations, comme elles le sont pour les spectateurs et jurés du procès. Le lecteur change de statut et fait aussi potentiellement l’objet d’une manipulation de la part du texte romanesque, là où les personnages qui ignorent la vérité sont floués par la littératie du marais.

Nous apprenons en effet rapidement que Kya maîtrise les signes du marais, et ce dernier, très souvent personnifié dans le roman, apparaît comme un gardien des secrets, et ce dès le Prologue:

Le matin du 30 octobre 1969, le corps de Chase Andrews fut retrouvé dans le marécage, qui, sans surprise, l’aurait englouti en silence. Le faisant disparaître à tout jamais. Un marécage n’ignore rien de la mort, et ne la considère pas nécessairement comme une tragédie, en tout cas, pas comme un péché. (L, 12 42La loi du marais est déjà contenue dans ces phrases. C’est une loi que le lecteur est également invité, sinon à épouser, au moins à regarder sans jugement moral.)

Lorsque les policiers recherchent des preuves (chapitre dix), ils peinent à lire les signes du marais.

«C’est clair comme de l’eau de roche mais à part nos camions, pas aucune trace de passage.

— Pas si sûr, répondit Joe. Tu vois ce trait tout droit, avec un petit triangle au bord. Ça pourrait bien être ne empreinte de pas.

— Non, je crois plutôt que c’est un dindon qui s’est promené dans le coin ,et ensuite un cerf par-dessus, c’est pour ça qu’on voit cette espère de figure géométrique.» (L, 97-9843L’adjoint fait de nouveau une erreur de lecture dans la suite du dialogue.)

Le shérif (Ed) semble initié à cette lecture, mais pas son adjoint (Joe). Les tentatives de lecture des signes sont encadrées par deux phrases qui débutent et closent le chapitre. Elles sont révélatrices de la complicité du marais dans le meurtre de Chase. Le sable, la boue et les coquillages sont personnifiés: «Le sable conserve les secrets plus sûrement que la boue», «les coquillages sont les plus fiables des gardiens de secrets» (L, 98). Nous suivons également un fil rouge jusqu’au procès: le rouge sur le visage de Kya, le rouge de ses règles, des fils du bonnet retrouvés sur le corps de la victime, rouge du pick-up qui ramène Jodie (le frère aîné de Kya) dans la maison des marais des années plus tard, le vélo rouge, le rouge du sang44Celui de Ma, quand Pa la frappe (L, 289), celui de Chase ensuite.. Les violences qu’inflige Chase à Kya fournissent un mobile45Si Chase pouvait encore faire croire à la vérité de ses sentiments lors de sa relation avec Kya, malgré son comportement abusif, sa violence réelle éclate dans une scène relatée uniquement pour les lecteurs (pas à l’assemblée réunie pour le procès). En effet, alors que le procès a commencé, un premier chapitre en analepse relate une  «rencontre fortuite» (titre du chapitre, L, 331) entre Chase et Kya. La scène se déroule en 1969, la même année que le meurtre. Alors que Kya cherche des champignons rares, Chase la surprend, la frappe et la viole. Il la renvoie à son statut de femme et d’ensauvagée par la métaphore de la «panthère sauvage» («Voilà bien ma panthère! Plus sauvage que jamais», L, 333). Il n’y a ici aucune preuve de culpabilité de Kya, qui parvient finalement à le repousser avec violence, mais un mobile qui laisse penser que celle-ci a bien commis le meurtre. Ce mobile est aussi celui que retiennent les policiers, bien que leur connaissance de la scène soit très partielle (elle leur est relatée par deux témoins qui ont vu Kya et Chase de loin. Une fois de plus, les points de vue sont essentiels). Après la déposition du pêcheur, les policiers peuvent arrêter Kya, dont ils suivaient la piste depuis quelques temps.. Tout converge vers la culpabilité de Kya (sans qu’un jugement moral soit émis, dans la mesure où Kya est une hors-la-loi par rapport à la ville mais pas par rapport au marais, son espace familier, qui obéit à ses propres règles) et vers sa condamnation lors du procès (qui la mettrait juridiquement hors la loi). L’audience est elle aussi majoritairement convaincue de la culpabilité de Kya avant même que le procès n’ait commencé. Pour d’autres raisons, les lecteurs se trouvent un peu dans la même position que les jurés et le public: nous arrivons avec une idée sur la culpabilité de Kya et sur l’issue du procès. Or, celui-ci va déjouer les attentes.

De fait, à l’issue du procès, aucun élément tangible ne permet d’incriminer Kya: il n’y a aucune trace d’elle sur les lieux du crime, à part les fils du bonnet qui auraient pu s’accrocher aux vêtements de Chase avant, les témoignages des pêcheurs l’ayant aperçue avec Chase sont peu fiables, et surtout, elle a un très bon alibi. L’avocat de la défense s’attache à montrer qu’elle n’aurait pas pu faire l’aller-retour dans la nuit entre la grande ville dans laquelle elle se trouvait pour rencontrer son éditeur, et la tour de guet, de laquelle Chase a été poussé. Il existe donc chez tous les jurés, et de même chez les lecteurs, un doute raisonnable. Le marais a englouti les preuves, et aurait même pu engloutir le corps de Chase tout entier s’il n’avait pas été découvert par deux garçons à vélo46Le vélo apparaît une fois de plus comme élément mortifère., comme l’annonçait déjà le prologue. Aucune scène de meurtre n’a été donnée à lire au lecteur, qui n’a donc pas, comme les jurés, de preuve irréfutable. Les paroles de l’avocat sont convaincantes. Le texte nous berne.

     

Mise en abyme scripturaire

L’écriture romanesque cache les preuves, dissimule, ce qui est mis en abyme par la pratique scripturaire de Kya elle-même. En effet, si nous savons que Kya écrit des sortes d’encyclopédies illustrées de zoologie et de biologie (elle se rapproche alors fortement de la figure de l’autrice, Delia Owens), les poèmes qui parcourent le texte vont donner lieu à une révélation à la fin du roman. Ces poèmes apparaissent en 1966, au moment où l’on apprend avec Kya que Chase est fiancé, avant le meurtre donc, et possiblement au moment où peut commencer à naître l’idée de ce dernier. Ils disparaissent peu après le procès, quand Kya et Tate s’avouent leur amour, et réapparaissent après la mort de Kya, lorsque Tate découvre, en même temps que le lecteur, que c’était elle qui se cachait sous le pseudonyme d’Amanda Hamilton. Le crime est séminal de l’écriture, et inversement. La première révélation est celle de l’identité réelle de la poétesse:

Toutes les enveloppes portaient les initiales AH et il en sortit des pages et des pages de poèmes composés par Amanda Hamilton, cette poétesse du cru qui avait souvent publié dans les magazines régionaux. Tate avait toujours jugé ces poèmes assez inintéressants, mais Kya avait manifestement conservé ces innombrables coupures de journaux, et les enveloppes en étaient pleines. Sur certaines pages, il lut des poèmes terminés, mais la plupart étaient inachevés, avec des lignes raturées et quelques mots corrigés dans la marge de la main de l’auteur: l’écriture de Kya.

Amanda Hamilton n’était autre que Kya. Kya était la poétesse. Incrédule, Tate fit la grimace. Au fil des ans, elle avait dû poster ses poèmes en les confiant à la veille boîte à lettres rouillée, les soumettant aux magazines locaux pour publication. À l’abri d’un nom de plume. une façon peut-être de tendre la main, d’exprimer ses sentiments à quelqu’un d’autre que les oiseaux de mer. Une parole adressée. (L, 458)

Cette révélation est immédiatement suivie d’une deuxième, celle de l’identité de la meurtrière de Chase, que Tate lit dans un des poèmes:

Il parcourut quelques-uns des textes, qui, pour la plupart, parlaient de la nature ou d’amour. L’un deux avait été soigneusement glissé dans une enveloppe. Il le déplia et lut:

LA LUCIOLE47Le titre est fortement évocateur. En effet, Kya a observé le comportement des lucioles — une des observations qui naturalisaient le comportement criminel (L, 344). Les lucioles symbolisent également «le cycle immuable de la vie» (L, 271). Après la mort de Kya, Tate observe encore le mouvement des lucioles (L, 460).

Il n’avait pas été difficile à berner:

Rien qu’un serment d’amour aisément proféré.

Mais pareil à l’appel que lance la luciole

C’est la mort que cachaient mes belles cabrioles

Un geste décidé

Laissé inachevé …

La trappe qui l’attend

Et le voilà qui tombe

Ses yeux fixant les miens

Il voit un autre monde […]. (L, 459)

Au milieu de poèmes topiques (les thèmes de la nature et de l’amour étant majeurs en poésie, en particulier pour les femmes poétesses qui y étaient souvent cantonnées) se cache un aveu de meurtre. Kya déroge à la règle par l’acte d’écriture même. Elle se révèle comme femme rusée, à mètis48On reprend ici avec Véronique Cnockaert l’appellation de Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant (Les ruses de l’intelligence, La métis des Grecs; Flammarion, Champs, Paris, 2018). Cette notion, qui a été circonscrite au masculin, est interrogée de ce point de vue par Véronique Cnockaert dans ses travaux en cours. , utilisant son intelligence pour survivre dans un monde masculin et s’émanciper. Le geste meurtrier est en effet loin d’être gratuit. Il porte une réflexions sur les violences masculines qui s’exercent sur les femmes, d’abord par la figure de Ma, que sa fille peine à comprendre jusqu’à ce que Chase la frappe49Ma, Ma, murmura-t-elle. Je sais maintenant. Je comprends enfin pourquoi il te fallait partir et ne jamais revenir. Je regrette de ne pas avoir compris plus tôt, de n’avoir pas pu t’aider […]. Jamais je ne passerai une vie entière à me demander où et quand le prochain coup m’atteindra» (L, 343). C’est un moment important du roman, dans lequel la violence subie par sa mère est comprise par l’héroïne, qui forme alors avec elle une sororité. Il est d’autant plus important que l’interrogation et la colère de Kya à propos de l’abandon de sa mère revenait de manière récurrente., puis par Kya elle-même, qui refuse de suivre la même voie que sa mère. Kya déclare ainsi à son frère: «On était les victimes, pas les coupables» (L, 293). Cette ruse, le fait de «berner» l’homme, est assumée par ce geste d’écriture surprenant le lecteur et l’amoureux et faisant figure de révélation. La criminelle qui s’en sort est ainsi proche de l’écrivaine, qui sait mener le récit, qui publie anonymement de la poésie.

Tate découvre immédiatement après le coquillage qui était le pendentif du collier de Chase (cadeau que lui avait offert Kya), la pièce à conviction qui n’avait jamais été retrouvée. Mais c’est l’écriture qui révèle véritablement le meurtre: «Puis [Tate] ouvrit la petite boîte, sachant ce qu’il allait y découvrir. Là, soigneusement posé sur le coton, se trouvait le pendentif que Chase avait porté jusqu’à la nuit de sa mort» (L, 459). Tate brûle ensuite les poèmes et fait disparaître le pendentif dans le sable mouvant, qui avait déjà été annoncé comme le meilleur gardien des secrets.

Ainsi, l’oiseau, métonymiquement la plume, a mangé le coquillage. La plume de l’autrice cache le secret, que Tate, le «garçon des plumes», enfouit définitivement. «Where The Crawdads Sing» désigne un lieu très reculé du marais, un lieu qu’il faut chercher pour s’y cacher, mais le crawdad est aussi le héron, l’oiseau qui mange des coquillages. Le meurtre de Chase intègre cette écologie du marais, un droit courbe, où la dissimulation est aussi nécessaire pour survivre. La parole poétique de Kya est adressée à qui voudra bien l’entendre et la recevoir, potentiellement les lecteurs, qui ont été les seuls témoins des récitations murmurées de Kya, et Tate, après la mort de cette dernière.

Le narrateur dissimule lui aussi les preuves en transcrivant la signature Amanda Hamilton et en cachant donc l’identité réelle de la poétesse. Or, ces poèmes contenaient déjà la clef de lecture du crime. Quand Jumping annonce à Kya que Chase a été retrouvé mort et que toute la ville en parle, cette dernière «murmur[e]» une fois seule «quelques vers d’Amanda Hamilton»:

Il ne faut pas sous-estimer

Le cœur qui peut envisager

Des actes non prémédités.

[…] (L, 391)

L’écriture poétique de Kya ne se veut pas du monde de la ligne droite. Elle transcrit ses perceptions d’un monde en perpétuel mouvement, fait de courbes:

Tandis qu’elle s’éloignait, elle comprit que plus personne ne verrait jamais ce banc de sable. Les éléments avaient créé ce bref sourire de sable toujours changeant et dessiné sa courbe. à la prochaine marée, les vagues en créeraient un autre, puis un autre encore, mais plus jamais celui-ci. Celui qui l’avait accueillie. Celui qui lui avait livré un secret ou deux.

Plus tard, errant sur sa place, elle récita son poème favori d’Amanda Hamilton:

Ô Lune qui décrois,

Éclaire et suis mes pas

Dissipe de ta lumière

Les ombres de la Terre

[…]

Tu sais comme le temps

Étire les moments

Jusqu’à l’autre rivage

Quand nul ne les partage

Le ciel n’est qu’un soupir

Quand le sable se retire …

Sur le sable mouvant. (L, 271)

On retrouve ici le motif du sable comme gardien des secrets, annoncé par la narration et dans la poésie. Il ne semble pas que nous soyons face à un narrateur «non-fiable» (Booth 196150Le narrateur non fiable est souvent un narrateur de première personne, ce qui n’est pas le cas ici.),  car il ne ment pas. Cependant, comme Kya, il brouille les pistes. Si nous lisons les poèmes comme Tate, de manière négligente, nous nous faisons berner par leur simplicité. Nous sommes donc non seulement face à un personnage à mètis mais aussi face à un texte qui ruse.

     

Conclusion

Le crime parfait est rare en littérature comme au cinéma. Il est le plus souvent «presque parfait», un élément trahissant le ou la coupable, comme la clef dissimulée sous le tapis de l’escalier (Hitchcock 1954), cliffhanger caractéristique du roman policier. La perfection du crime est précisément permise par le statut d’ensauvagée de Kya, sur-initiée à la loi de la nature, qui triomphe sur celle des hommes tout en laissant percevoir des marques de porosité. Le roman exploite ainsi la dichotomie traditionnelle entre ces deux systèmes opposés du point de vue des hommes de la ville (mais non pas de celui de Kya, qui fait les liens entre ses observations du marais et celles des comportements humains).

L’opposition entre la nature et la culture demeure donc en toile de fond et alimente la réflexion juridique sur la défense de la femme battue en mettant en doute l’opposition figée victime / coupable. Les frontières entre les deux sont bousculées par Kya, personnage liminaire, «balancier axiologique» suivant la voie des oiseaux et devenant à la fois sur-initiée à la connaissance du marais et à celle de la culture livresque, les deux s’alimentant (la nature est observée et transcrite par les livres, tout en étant la matière des encyclopédies de Kya). Ainsi, c’est sa sur-initiation qui lui permet de commettre le meurtre parfait. Parce qu’elle n’est pas allée à l’école, Kya a en effet appris à manier la littératie du marais et à effacer ce qui devait l’être. Le moment du procès cristallise symboliquement la possibilité de faire coexister ou non deux droits et deux littératies, la capacité ou le refus de laisser vivre les espaces de la marge perçu comme menaçant. Par le personnage de Kya se joue un rapport de la nature à la ville à redessiner.

Le meurtre est un acte symbolique fort, nécessaire pour le personnage, mais pouvant aussi entraîner sa condamnation à mort. La maîtrise de la littératie devient alors une clef d’émancipation pour la femme qui survit en milieu hostile. Si c’est Tate qui permet à Kya d’accéder au statut d’écrivaine zoologiste et biologiste par l’apprentissage fondateur de la lecture et de l’écriture, l’autre versant, celui de l’écriture poétique, est caché, protégé, intime, tout en étant un geste vers l’autre. La poésie est en effet perçue comme la continuité de la symbiose et de la justice naturelle du marais, comme lien entre Kya et les lecteurs, entre le marais et le livre, entre la vie et la mort. Elle est la trace qui reste quand le corps disparaît. Le personnage féminin n’agit pas seulement par pulsion et instinct de survie. Le roman met en valeur le développement de sa réflexion, de son intelligence, et finalement de sa ruse: le texte et l’aveu sont manipulés.

L’ensauvagement du personnage et du texte permet alors le déploiement d’une réflexion sur un système patriarcal qui détruit les femmes et la nature, et adopterait peut-être même alors une perspective écoféministe51Courant politique, philosophique et éthique qui considère les similitudes entre l’oppression des femmes par les hommes et la destruction de la nature dans un système patriarcal capitaliste. Les oppressions auraient des causes communes. Sans peut-être aller jusque là, on trouve des similitudes de cette pensée avec le roman.. C’est l’ensauvagement de Kya qui permet le renversement de cet ordre, en même temps que son émancipation individuelle, qui ne fera peut-être pas toujours figure d’exception. En tant que personnage sous et sur-initié, elle permet bien de penser une «autre cosmologie» (Scarpa, 34), et même une écologie dans laquelle la femme comme la nature peuvent s’affranchir de la domination patriarcale. Dessinant un nouveau rapport entre la ville et le marais, Kya devient elle-même passeuse, le personnel forestier (celui des contes) qui guide, le seul à demeurer dans cet espace liminaire où «personnel ne reste jamais» (L, 269), dont elle fait un lieu de vie protégé. Elle devient en effet «une légende» inspirante dans la fin du roman (L, 451 et 456) et vit et meurt paisiblement sans jamais retourner dans la ville. Cette dernière change et évolue autour d’elle, tout en gardant les traces historiques de la ségrégation et du patriarcat: «Des hommes et des femmes, de toutes les couleurs de peau, peuvent aujourd’hui passer la porte, mais le guichet aménagé dans le mur pour que les femmes puissent commander en restant sur le trottoir est encore là» (L, 453). Bien qu’elle fasse figure d’exception (ce qui est augmenté par le fait qu’elle et Tate n’ont pas de descendance), l’écriture la relie aux autres, qui apprennent grâce à ses publications, même après sa mort, «comment le marais relie la terre à l’océan, combien ils ont chacun besoin de l’autre» (L, 456). Un autre écrit, poétique celui-là, indice dissimulé du mystère, reste une main tendue au potentiel lecteur-enquêteur.

     

Bibliographie

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VERDIER, Yvonne, Façons de dire, façons de faire. La Laveuse, la couturière, la cuisinière, Gallimard, coll. «Bibliothèque des Sciences humaines», Paris, 1979.

  • 1
    Les références à ce roman seront indiquées par le sigle L, suivi de la page, et placé entre parenthèses dans le texte.
  • 2
    Nicolas Braconnay, La justice et les institutions juridictionnelles, La Documentation française, Paris, 2019. Nous n’avons pas repris dans le corps de notre propos, par souci de pertinence, les oppositions entre le droit «objectif» (normatif, ensemble des règles qui ordonnent les rapports humains) et «subjectif» (ce qui est permis à chaque individu, sujet «juridiquement protégé») et la deuxième définition de la loi, qui peut signifier de manière plus spécifique les «normes juridiques qui émanent du pouvoir législatif».
  • 3
    Marie Scarpa, «Le personnage liminaire», Armand Colin, n°145, 2009, p. 25 à 35. [En ligne] https://www.cairn.info/revue-romantisme-2009-3-page-25.htm. Dans son article, la cosmologie est définie comme une «théorie collective du monde», le «système du monde d’un groupe social» (M. Douglas, L. Dumont) (p. 27). Le personnage liminaire, marginal, «non initié sur-initié» peut être le «fondateur d’un ordre nouveau. Porteur de contradictions fondamentales, il transgresse les règles et les frontières, il viole les interdits. Faisant vaciller l’ordre ancien, en contestant les catégories et les valeurs, il fait passer dans une autre cosmologie» (p. 34).
  • 4
    Cette interrogation traverse l’œuvre de Kafka. Guillermo Héctor, dans son article «Les perversions de la loi: fiction théâtrale et immoralité», rappelle par l’analyse du Procès et du Château la menace que constitue la loi pour le sujet ignorant de ses ressorts.
  • 5
    Le terme est employé par Jean Genet dans Pompes funèbres, Gallimard, «L’imaginaire», Paris, 1992, p. 306: «Monstrueusement, je m’éloignais de vous, de votre monde, de vos villes, de vos institutions. Après avoir connu votre interdiction de séjour, vos prisons, votre ban, j’ai découvert des régions plus désertes où mon orgueil se sentait plus à l’aise». L’écrivain assume un ethos de bandit, de hors-la-loi, et se place en tant que «je» contre un «vous», mettant du même côté le lecteur, la morale «bourgeoise», pouvoir politique coercitif. Cette opposition au lecteur n’apparaît pas dans le roman de Delia Owens, où celui-ci est plutôt appelé à s’imprégner du monde de Kya et à adhérer à ses émotions et ses pensées. Ainsi, Kya n’est peut-être pas vouée à rester une exception mais à instaurer un ordre nouveau, ou, du moins à aider à adhérer au discours écologique présent en filigrane.
  • 6
    Juste après cette description du marais, celle du corps de Chase, retrouvé mort, apparaît. Cette apposition n’est bien sûr pas anodine. La mort de Chase est inscrite, dès la première page, dans le cycle de la mort nécessaire à la vie. Nous y reviendrons.
  • 7
    Comme le rappelle Bertrand Gervais dans son article «De lignes en lignes. Poétique de l’écrivain -flâneur», deux types de lignes s’opposent, celle de l’homme, qui «marche droit», «sait maîtriser les éléments et les lieux, qui parvient à imposer son ordre à l’univers, ordre symbolisé par la ligne droite» et de l’autre la courbe, qui symbolise ‘«la nature et ses contraintes». On note d’une part que la ligne droite ne parvient pas à s’imposer dans l’espace du marais, et d’autre part que Kya épousera ces lignes courbes, en les traçant dans le sable ou la boue, nous y reviendrons. La réflexion sur l’imaginaire de la ligne a été largement développée dans le deuxième volume de la revue Captures (Véronique Cnockaert (dir.), «Imaginaire de la ligne», Revue Captures. Figures, théories et pratiques de liminaire, vol. 2, n° 2, 2017. [En ligne] https://revuecaptures.org/publication/volume-2-numéro-2).
  • 8
    On le note par exemple par l’emploi de l’adjectif péjoratif  «ignoble» et par groupe nominal également dépréciatif «tout un ramassis de marins mutinés».
  • 9
    Dans le texte original, le verbe employé pour «manufacturaient» est «bootlegged», qui renvoie explicitement à une activité illicite de contrebande. Cela n’enlève rien au caractère culturel de cette production juridique à part (les lois que les habitants des marais fabriquent eux-mêmes), mais le terme anglais accentue le caractère illégal de cette activité hors la loi.
  • 10
    «La justice politique elle-même est de deux espèces, l’une naturelle, l’autre légale. Est naturelle celle qui a partout la même force et ne dépend pas de telle ou telle opinion; légale celle qui à l’origine peut être indifféremment ceci ou cela, mais qui une fois établie, s’impose» (livre v).
  • 11
    Le philosophe distingue donc le «droit naturel» des «lois naturelles», distinction hobbesienne que nous n’avons pas utilisée dans ce travail, la distinction n’était pas faite dans le roman.
  • 12
    Kya tue parce qu’elle est victime d’un comportement masculin typique de la société occidentale patriarcale. Chase lui ment, la violente et la viole. Pourtant, il est parfaitement intégré à la cité. Kya se défend parce qu’elle craint pour sa vie.
  • 13
    «Comme chacun le sait, expliquait l’article, dans la nature ce sont habituellement les mâles dotés des attributs secondaires les plus remarquables […] qui se réservent les meilleurs territoires parce qu’ils ont réussi à éloigner les mâles les plus faibles […]. Toutefois, quelques mâles défavorisés […] ont dans leur sac assez de tours pour tromper les femelles. […] En recourant aux mensonges et aux faux signaux, ils réussissent à obtenir un accouplement ici où là […]. Ces sont ces imposteurs qui sont appelés «baiseurs furtifs». Kya se rappela, des années auparavant, Ma mettant en garde ses sœurs aînées contre les jeunes gens qui faisaient vrombir leurs pick-up rouillés ou paradaient dans leurs tacots en poussant le volume de la radio. “Les vauriens font beaucoup de bruits” avait dit Ma», (L, 232-233).
  • 14
    De ce point de vue, elle n’est pas ensauvagée. En revanche, son mode d’apprentissage, par l’école buissonnière et parce qu’elle n’apprend pas entourée d’autres enfants, l’ensauvage.
  • 15
    Voir par exemple, Michael D. Kelleher et C. L. Kelleher, Murder Most Rare. The Female Serial Killer, Dell, US, 1998.
  • 16
    En effet, la loi des hommes, la loi de l’administration vient s’imposer sur celle des marais, qui ne répond pas à la logique du papier, du formulaire qui atteste de la possession d’un territoire. En acceptant de se rendre administrativement propriétaire du territoire, Kya protège l’espace du marais, qui autrement aurait été asséché et transformé en banlieue pavillonnaire. Kya, en tant que personnage d’entre-deux, se fait ici protectrice du lieu où elle a appris à survivre, en acceptant les règles d’une société dont elle est partiellement exclue. Elle déclare à un héron: «Tout va bien. Cet endroit reste à toi !» (L, 277).
  • 17
    Jumping et Mabel sont les tenants d’une épicerie et station à essence où Kya se rend depuis qu’elle est enfant en bateau. Ce sont eux qui l’initient à une forme de commerce, par l’échange de marchandises contre d’autres, par de petits échanges monétaires aussi. Jumping et Mabel sont également des personnages en marge de la société dominante, dans la mesure où ils sont noirs dans une société marquée par la ségrégation raciale. La loi civile s’exerce d’une manière particulière sur eux, ce qui les rapproche aussi de Kya. Quand cette dernière offre à Jumping son premier livre (L, 279-280), elle devient l’égale de ses bienfaiteurs, ce marque un évolution flagrante du personnage, une ascension socio-économique et une forme d’agrégation. Kya entre après cela définitivement dans la logique de l’échange monétaire et sort de celle du don ou du troc. Le fait que l’intégration de Kya se fasse en partie par Jumping et Mabel, tous deux figures de passeurs, mais de passeurs tout de même marginaux, témoigne d’abord d’une solidarité entre personnages de la périphérie, et contribue ensuite, lors du procès, à montrer la mise en doute de toutes les paroles qui ne proviennent pas de la doxa blanche de la ville.
  • 18
    On retrouve ici l’opposition entre droit «froid» et une littérature capable de «restitue[r] à celui-ci la complexité d’une biographie, de déterminations multiples, sociologiques, mais aussi affectives, idéologiques, intimes» (Baron, op. cit.)
  • 19
    «Un petit balcon situé à l’arrière accueillait vingt personnes de plus et, bien que rien ne l’indique, chacun comprenait que les gens de couleur n’avaient droit qu’au balcon. Ce matin-là se trouvaient surtout des Blancs, seuls quelques Noirs étaient présents, parce qu’il s’agissait d’une affaire de Blancs d’un bout à l’autre.» On retrouve la question des communautés marginales, qui peuvent s’allier ou non, et que nous avons déjà évoquée.
  • 20
    On note que les personnages sont conformes à leur rôle social. Les représentants de la justice et de l’ordre sont des hommes blancs, plutôt âgés. Le crâne de l’huissier de justice est «exactement à moitié chauve» (L, 326), comme si l’homme était parfaitement modéré, rigidement au milieu. Eric Chastain est imposant, il prend de la place («ce géant roux au torse imposant portait invariablement des costumes bleus et de larges cravates aux couleurs vives qu’il achetait chez Sears & Roebuk à Asheville», L, 326).Ils ont leurs accessoires et leurs costumes bien définis (l’uniforme gris, la large ceinture, la radio, la torche électrique, le trousseau de clés, le revolver à six coups dans son étui pour Hank Jones, les habits criards pour le procureur). Les femmes professionnelles (hors assemblée des spectateurs, témoins ou jurées), sont quasi inexistantes et très discrètes.
  • 21
    Cette lutte entre Barkley Cove et la nature est indiquée à plusieurs endroits du roman, dans l’histoire de la ville notamment. Celle-ci semble «s’affaisser lentement» à force de «lutter contre les éléments» (L, 29), le tribunal a déjà été détruit par le feu (L, 325) et le jardin entretenu a été partiellement ensauvagé par la végétation du marais («Dans les années soixante, des herbes sauvages et des palmiers nains, et même quelques roseaux, s’étaient échappés du marais et avaient envahi les jardins autrefois bien entretenus», L, 325). On souligne le vocabulaire du conflit, voire carcéral (ce qui rapproche Kya de la nature, par leur situation similaire), exprimé notamment par les verbes. Le rapport qu’entretient la ville avec Kya cristallise donc le rapport de conflit de la ville à la nature tout entière. Il s’agit de savoir quelle loi va s’imposer, quel monde va survivre.
  • 22
    «Elle fixait le plancher, du pin massif parfaitement ciré, quand on lui retira les menottes» (L, 322). Un «parfum bon marché» est mentionné juste avant, de même que le fauteuil en acajou «surélevé» du juge. Une fois encore, nous sommes avec le personnage, Kya, par le point de vue interne. Ce sont ses sensations visuelles, olfactives, auditives, que nous percevons au moment de cette ouverture de procès, et ces dernières créent un contraste saisissant entre son habitat naturel et le lieu social, bien qu’il y ait une continuité (conflictuelle) par le passage de l’arbre au plancher.
  • 23
    «Le juge Sims annonce: “En pareil cas, l’État de Caroline du Nord autorise un juré à être exempté si lui ou elle est moralement opposé à la peine de mort. Levez la main si vous refusez ou ne pourriez pas la prononcer au cas où la culpabilité sera avérée.” Aucune main ne se leva. “Peine de mort” étaient les seuls mots que Kya avaient entendus (L, 327).
  • 24
    On note que le vélo réapparaît comme objet négatif, dans l’histoire de Tate, celui qui apparaît comme le grand amour de Kya. En effet, ce dernier se sent responsable de la mort de sa mère et de sa sœur, décédées alors qu’elles allaient lui chercher le vélo qu’il souhaitait (L, 161). Tate n’a pas eu de vélo, ce qui ne le met pas du côté des baiseurs furtifs, cet objet étant associé à virilité abusive et à la mort.
  • 25
    Cette affirmation devient ironique quand on connaît l’histoire et le dénouement du roman. La phrase anodine de Mlle Pansy est presque une sentence, qui annonce que Chase sera puni pour ses actes, et que Kya ne sera pas condamnée.
  • 26
    C’est d’ailleurs ce qu’explique Ma aux sœurs de Kya, et ce que cette dernière retient. En parlant des garçons, elle pense: «Ma avait souvent expliqué à ses sœurs aînées qu’il fallait s’en méfier. Quand on a l’air un tant soit peu appétissante, les hommes deviennent des prédateurs» (L, 61).
  • 27
    Tate part de Barkley Cove et quitte Kya pour aller faire ses études. Malgré sa promesse de revenir souvent, il l’abandonne. C’est alors qu’elle rencontre Chase. Tate revient quelques années plus tard, et parviendra à se faire accepter de nouveau (sans regagner totalement la confiance de Kya, qui lui cachera le meurtre jusqu’à sa mort).
  • 28
    Après le départ de Ma, Kya se demande: «Qui va faire la cuisine maintenant?» (L, 24). On voit également au tout début du roman Ma faire la lessive, la cuisine, et nettoyer la maison. On devine cependant rapidement qu’elle est battue, parfois presque à mort, par son mari. Le fait qu’elle quitte la maison lui sera longtemps reproché par Kya, qui ne comprend pas qu’une mère puisse abandonner ses petits. Des réponses seront apportées à la fin du roman, permettant à Kya de comprendre ce départ et à cesser de le considérer comme un acte «contre-nature».
  • 29
    Ce n’est donc pas par là que peut se développer un discours féministe, bien que le roman indique la sonorité comme une voie possible (voir citation suivante, L, 108).
  • 30
    Kya a ici clairement assimilé un discours patriarcal. Sa pensée est mêlée à la voix des hommes de sa famille: «Pas question de pleurnicher comme une fille».
  • 31
    Ma échoue ici à faire figure de passeuse.
  • 32
    Il est intéressant de noter que Mabel ne sait peut-être pas lire. Elle peut initier Kya à un savoir pratique, mais ne peut pas prendre en charge son éducation scolaire. En tant que femme noire, Mabel est elle-même partiellement liminaire. Les deux personnages sous-initiés en ce qui concerne l’apprentissage scolaire se comprennent par une forme alternative de littératie, celle du dessin.
  • 33
    On note l’antithèse que forme les mots «femme» et «petite».
  • 34
    Le texte parle d’une «violente déchirure» qui fait crier le personnage mais ne mentionne pas de sang (p. 246). Le rouge n’apparaît dans cette scène que dans les néons que Kya regarde avant le premier rapport. Le personnage ferme alors les yeux, le rouge est caché.
  • 35
    À la violence des rapports avec Chase répond le meurtre.
  • 36
    Kya observe un groupe de jeunes filles qui «babill[ent] comme des oiseaux». Elle se demande «comment elles pouvaient grimper à un arbre ou même monter dans un bateau avec des jupes aussi longues». Encore plus éloquent, lorsque que Kya va  à l’école, pour la première et la dernière fois de sa vie, les élèves apprennent le «système des sons» et répètent après l’institutrice «des â, ââ, o, ou, en roucoulant comme des colombes» (L, 44). La domestication féminine par l’école fait d’elles des oiseaux, là où l’apprentissage des garçons se fait par l’école buissonnière, dans l’apprentissage de la manière de débusquer les oiseaux. Kya, après sa fuite de l’école, pense: «Je sais déjà roucouler comme une colombe […]. Et beaucoup mieux que toutes ces filles, mêmes avec leurs jolies chaussures» (L, 47). Elle s’exclut donc du monde des filles par l’attribut social et genré des chaussures, et déplace la comparaison avec les colombes : si les filles deviennent symboliquement des oiseaux par leur domestication, Kya sait réellement imiter le cri de ces derniers.
  • 37
    «Les mains en cornet autour de sa bouche, elle rejeta la tête en arrière et lâcha des cris stridents: “Kriou, kriou, kriou.” Des taches d’argent apparurent dans le ciel et fondirent sur la plage, bondissant au-dessus des vagues.» (L, 33).
  • 38
    «Un gros goéland s’approcha tout près d’elle. “C’est mon anniversaire”, confia-t-elle à l’oiseau» (L, 35).
  • 39
    «Kya songea: Je dois avoir sept ans» (L, 33); «Les voilà. Je sais compter assez loin pour toutes ces mouettes et tous ces goélands.», (L, 34), etc. Les italiques sont ainsi une marque de l’ensauvagement du texte.
  • 40
    En effet, «le bas corporel et le patois criard contrevient à l’ordre urbain et posé de l’écriture». Les jurons sont d’abord pensés et proférés à voix basse par la petite fille qui imite son père. Plus tard, alors qu’elle a environ vingt-et-un ans, elle les adresse pour la première fois à quelqu’un, qui n’est autre que Tate, le passeur de la langue légitime. C’est la première fois qu’elle revoie ce dernier après son abandon. Kya ensauvage volontairement son langage (par les jurons et l’absence très visible de négation composée) et engage son corps (l’oralité devenant «oralitude») pour s’opposer à Tate et à ce qu’il représente, c’est-à-dire l’écriture qui s’impose sous des formes «scientifiques, érudites ou politiques».
  • 41
    Le chapitre trente-et-un marque en effet les changements majeurs de la vie de Kya. Le «vrai lit» dans lequel elle peut désormais dormir apparaît comme un symbole d’une voie vers l’agrégation. Cependant, l’agrégation ne s’accomplit toujours pas. Kya vit toujours dans sa cabane, «en moins piteux état, mais toujours profondément fondue dans le tissu du marais» (L, 275). L’expression significative du «tissu» laisse penser que Kya est comme cousue dans le marais, la couture et la broderie étant des éléments indispensables de l’initiation féminine (Verdier, Montjaret). De plus, le procès n’ayant pas eu lieu et statuant sur la condition d’ensauvagée de Kya, cette dernière reste encore dans un entre-deux dérangeant.
  • 42
    La loi du marais est déjà contenue dans ces phrases. C’est une loi que le lecteur est également invité, sinon à épouser, au moins à regarder sans jugement moral.
  • 43
    L’adjoint fait de nouveau une erreur de lecture dans la suite du dialogue.
  • 44
    Celui de Ma, quand Pa la frappe (L, 289), celui de Chase ensuite.
  • 45
    Si Chase pouvait encore faire croire à la vérité de ses sentiments lors de sa relation avec Kya, malgré son comportement abusif, sa violence réelle éclate dans une scène relatée uniquement pour les lecteurs (pas à l’assemblée réunie pour le procès). En effet, alors que le procès a commencé, un premier chapitre en analepse relate une  «rencontre fortuite» (titre du chapitre, L, 331) entre Chase et Kya. La scène se déroule en 1969, la même année que le meurtre. Alors que Kya cherche des champignons rares, Chase la surprend, la frappe et la viole. Il la renvoie à son statut de femme et d’ensauvagée par la métaphore de la «panthère sauvage» («Voilà bien ma panthère! Plus sauvage que jamais», L, 333). Il n’y a ici aucune preuve de culpabilité de Kya, qui parvient finalement à le repousser avec violence, mais un mobile qui laisse penser que celle-ci a bien commis le meurtre. Ce mobile est aussi celui que retiennent les policiers, bien que leur connaissance de la scène soit très partielle (elle leur est relatée par deux témoins qui ont vu Kya et Chase de loin. Une fois de plus, les points de vue sont essentiels). Après la déposition du pêcheur, les policiers peuvent arrêter Kya, dont ils suivaient la piste depuis quelques temps.
  • 46
    Le vélo apparaît une fois de plus comme élément mortifère.
  • 47
    Le titre est fortement évocateur. En effet, Kya a observé le comportement des lucioles — une des observations qui naturalisaient le comportement criminel (L, 344). Les lucioles symbolisent également «le cycle immuable de la vie» (L, 271). Après la mort de Kya, Tate observe encore le mouvement des lucioles (L, 460).
  • 48
    On reprend ici avec Véronique Cnockaert l’appellation de Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant (Les ruses de l’intelligence, La métis des Grecs; Flammarion, Champs, Paris, 2018). Cette notion, qui a été circonscrite au masculin, est interrogée de ce point de vue par Véronique Cnockaert dans ses travaux en cours.
  • 49
    Ma, Ma, murmura-t-elle. Je sais maintenant. Je comprends enfin pourquoi il te fallait partir et ne jamais revenir. Je regrette de ne pas avoir compris plus tôt, de n’avoir pas pu t’aider […]. Jamais je ne passerai une vie entière à me demander où et quand le prochain coup m’atteindra» (L, 343). C’est un moment important du roman, dans lequel la violence subie par sa mère est comprise par l’héroïne, qui forme alors avec elle une sororité. Il est d’autant plus important que l’interrogation et la colère de Kya à propos de l’abandon de sa mère revenait de manière récurrente.
  • 50
    Le narrateur non fiable est souvent un narrateur de première personne, ce qui n’est pas le cas ici.
  • 51
    Courant politique, philosophique et éthique qui considère les similitudes entre l’oppression des femmes par les hommes et la destruction de la nature dans un système patriarcal capitaliste. Les oppressions auraient des causes communes. Sans peut-être aller jusque là, on trouve des similitudes de cette pensée avec le roman.
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