Article IREF

Chapitre 6. Les perspectives du secteur communautaire

Sandrine Ricci
Lyne Kurtzman
Marie-Andrée Roy
couverture
Article paru dans La traite des femmes pour l’exploitation sexuelle commerciale: entre le déni et l’invisibilité, sous la responsabilité de Sandrine Ricci, Lyne Kurtzman et Marie-Andrée Roy (2012)

Pour comprendre un phénomène aussi complexe et inexploré que la traite à des fins de prostitution, il s’avère essentiel de documenter les connaissances d’acteurs et actrices de terrain susceptibles d’être en contact avec cette réalité. Les organismes communautaires constituent un vaste réseau de défense des droits et de soutien offrant une gamme diversifiée de services aux citoyens et citoyennes du Québec. Orientée vers le changement social, leur action s’adresse bien souvent à celles et ceux qui apparaissent parmi les plus vulnérables, notamment à la traite, dont les filles et les femmes prostituées, aux prises avec des problèmes de violence et de dépendance à la drogue, les personnes migrantes ou appartenant à des minorités ethnoculturelles ou racisées, lesquelles connaissent des difficultés variées, liées à leur statut d’immigration ou à leur intégration au Québec. Nous avons donc fait appel aux travailleuses en milieu communautaire afin d’identifier les différents acteurs et actrices de la traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle, d’améliorer notre connaissance des marchés du sexe et d’appréhender les forces structurelles en présence. Parfois, nous avons aussi sollicité ces personnes afin qu’elles nous mettent éventuellement en contact avec des femmes trafiquées.

Nous avons mené des entretiens avec des intervenantes de divers milieux susceptibles d’être en contact avec des femmes trafiquées. Toutefois, aucun des groupes où elles travaillent n’a comme objectif spécifique la lutte contre la traite à des fins de prostitution. En fait, au moment de notre collecte de données, très peu d’organismes recevaient des subsides de l’État pour aider les victimes de traite. Le choix des groupes ou des répondantes s’est effectué en concertation avec notre comité ad hoc1 Voir la section 5 de l’introduction du présent rapport. . Précisons également que les propos rapportés ne reflètent pas les prises de position officielles des organisations, mais bien le point de vue d’individus qui y travaillent. Sauf exception, les répondantes interviennent sur l’île de Montréal. Nous les avons regroupés en deux principales catégories: les intervenantes desservant les personnes immigrantes, racisées ou issues des communautés ethnoculturelles (7) et les travailleuses intervenant auprès des personnes prostituées (5).

Nous avons ainsi rencontré des travailleuses œuvrant auprès des personnes prostituées, des consommateurs et consommatrices de drogues illégales, des jeunes de la rue, des personnes travesties et transsexuelles; généralement en offrant des services de première ligne. À ce titre, elles ont une connaissance spécifique des milieux associés à l’industrie du sexe et desservent une population marginalisée avec laquelle il est souvent difficile d’entrer en contact. Leur action vise notamment à prévenir et réduire la propagation des ITSS, la transmission du VIH et autres formes d’infection, et à diminuer les méfaits associés à la consommation de drogues illégales et à des pratiques sexuelles non sécuritaires. Leurs interventions ont souvent lieu in situ, dans la rue, parfois dans les bars de danseuses, agences d’escortes ou salons de massage érotique. Une intervenante travaille directement avec les personnes prostituées, dans le but d’améliorer leur qualité de vie et de sensibiliser le reste de la société à la réalité de la prostitution, qu’elle qualifie de «travail du sexe».

En vue d’accorder une attention particulière aux problématiques liées au statut d’immigrante ou de réfugiée, de même qu’à la dimension ethnicisée de la traite, nous avons aussi interviewé des personnes impliquées dans des organismes desservant une population immigrante, racisée ou issue des communautés ethnoculturelles; qu’il s’agisse d’offrir de l’hébergement aux personnes réfugiées, de faire de la défense de droits, de favoriser l’éducation interculturelle etl’intégration, d’intervenir auprès des jeunes ou d’offrir des services de référence vers d’autres ressources communautaires.

Nous avons également rencontré Sarah2 Nom fictif, une ancienne intervenante au Refuge Juan Moreno3 Créé en août 1993, le Refuge Juan Moreno était un centre d’hébergement d’urgence à court terme offrant des services aux femmes et aux enfants qui demandaient l’asile politique au Canada. Le Refuge proposait également des activités favorisant l’échange interculturel ainsi que des services de référence vers d’autres ressources communautaires. Le refuge Juan Moreno a malheureusement fermé ses portes en 2010, faute de subventions., qui est coordonnatrice, en Colombie Britannique, d’un projet venant en aide aux enfants «séparés» (sans parents, ni tuteur légal), incluant des enfants victimes de traite4 Ce projet a été créé en 2002, conjointement par la congrégation des Sisters of the Good Shepherd et par Mosaic, un organisme pour les immigrants et immigrantes et les réfugiés et réfugiées établi à Vancouver.. Sarah travaille avec des victimes de traite depuis 2003 et c’est à titre d’experte que nous l’avons rencontrée.

De plus, nous nous sommes entretenues avec une intervenante des Centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC) qui a traité plusieurs dossiers de femmes trafiquées ou victimes d’exploitation sexuelle. Organismes à but non lucratif, les CAVAC offrent des services de première ligne aux victimes d’actes criminels, notamment liés à l’intervention post-traumatique et à l’information sur les droits et les recours5 Financés par le Fonds d’aide aux victimes d’actes criminels, les CAVAC doivent rendre compte de leur gestion au ministre de la Justice du Québec. Site internet www.cavac.qc.ca.

Tableau 6-1

Secteur d’intervention des répondantes

 

6.1 La traite des femmes à des fins prostitutionnelles: une hydre à deux têtes

Dans ce chapitre, nous exposons la connaissance que ces intervenantes ont de la traite, tant locale qu’internationale, ainsi que de leurs perceptions en ce qui concerne la prostitution et son rapport à la traite. Cette section présente donc d’abord nos résultats de recherche sur la traite locale, qui concerne particulièrement des adolescentes marginalisées par différents facteurs. Les résultats sur la traite internationale confirment pour leur part le rôle central de la duperie. Ensuite, dans la partie dédiée à l’enjeu du libre choix, nous voyons comment certaines participantes établissent une distinction entre la traite et le déplacement volontaire pour faire du «travail du sexe» tandis que d’autres considèrent la prostitution comme une forme d’exploitation et de violence contre les femmes. Enfin, nous abordons quelques éléments explicatifs proposés par les répondantes au sujet de la vulnérabilité des femmes à l’égard de la traite, particulièrement en ce qui a trait à la banalisation de la prostitution dans nos sociétés et parmi les jeunes. Au préalable, nous mettons en évidence comme il semble difficile pour les intervenantes de détecter des cas de traite, tant le phénomène s’avère complexe et clandestin.

6.1.1 Différentes définitions et perceptions de la traite

Les participantes à notre recherche qui estiment avoir été en contact avec des femmes trafiquées sont généralement celles qui interviennent auprès d’une clientèle marginalisée, par exemple réfugiée ou prostituée. La plupart opèrent une distinction assez claire entre deux types de traite auxquels elles sont confrontées. Contrairement à la créature mythique aux neuf têtes, l’hydre de la traite des femmes apparaît bicéphale aux travailleuses du secteur communautaire: d’une part, elle opère au niveau local, affectant particulièrement les adolescentes issues de milieux marginalisés, d’autre part, elle agit à l’échelle internationale, exploitant la misère socioéconomique de femmes originaires de pays pauvres.

Nous avons vu que les personnes impliquées avec Pinay et l’Association des aides familiales du Québec (AAFQ) n’hésitent pas à qualifier le programme des «aides familiaux» de traite à fins d’exploitation domestique et à insister sur les multiples abus, parfois sexuels, dont peuvent être victimes les travailleuses. L’AAFQ étudie environ 100 nouveaux cas par année de femmes admises au Canada via le programme PAFR. Parmi ceux-ci, certains constituent des cas de séquestration ayant nécessité une intervention policière. Une travailleuse a évoqué, cela a été mentionné précédemment, plusieurs cas «limites» aux frontières de la traite. On note la prévalence d’agressions sexuelles, ainsi que les agissements de propriétaires d’agences de placement qui demandent des «services sexuels» aux aides familiales recrutées, notamment en échange d’un loyer à prix modique. Les intervenantes interviewées disent toutefois ne pas avoir personnellement rencontré de femmes qui auraient été explicitement trafiquées à des fins d’exploitation sexuelle au Québec6 Un guide pédagogique publié par l’Association des aides familiales du Québec (AAFQ, 2008) après notre série d’entretiens confirme toutefois que l’association a eu, au cours des années, à secourir des victimes de traite, sans préciser de quel type de traite il s’agit. Le document indique que «l’AAFQ dispose de quatre cent vingt-six (426) dossiers d’aides familiales tous types confondus (AF résidentes et non résidentes), qui constituent une bonne source d’information permettant d’identifier des situations de TTE [trafic, traite et esclavage]» (AAFQ, 2008: 10)..

L’intervenante du CAVAC, qui a suivi les dossiers de six victimes de proxénétisme entre août 2008 et juin 2009, dont deux de traite interne, dit avoir une vision assez claire de ce phénomène:

Souvent l’homme en tant que tel (parce que tous mes dossiers sont des proxénètes hommes) vont finir par promener la victime de bar en bar, exploiter la victime aussi de région en région, puis ça va même de pays en pays. […] J’ai eu un cas de traite aussi aux États-Unis. […] une Québécoise vers les États-Unis. […] Il y a un dossier en particulier, je sais que le proxénète allait la reconduire vraiment loin. Il lui achetait des billets d’autobus pour aller vraiment loin. Il prenait des arrangements dans certains bars, dans certaines agences d’escortes aussi… Puis il envoyait la victime là-bas. (CAVAC)

Une intervenante travaillant pour prévenir la propagation des ITS, soutient qu’elle n’a rien remarqué dans son milieu en ce qui concerne la traite. Pourtant, elle estime que le phénomène existe nécessairement:

Il doit y en avoir quelque part. C’est juste qu’on ne sait pas où et on ne sait pas comment infiltrer ces milieux-là. […] Tu fais juste ouvrir les pages du journal et il me semble que tu aurais tellement de place à aller vérifier si tout est beau et correct là-dedans. Voyons donc! C’est que je pense: oui, il y en a, oui, il y en a du trafic de femmes. Quand on entend des histoires qui sortent à Québec et à Toronto… (PP02)

Plusieurs des participantes à notre recherche qui travaillent auprès des personnes prostituées établissent une distinction entre la traite et le déplacement volontaire pour faire du «travail du sexe» dans un autre pays, pour améliorer ses conditions d’existence ou tout bonnement pour «survivre». L’une d’entre elle, qui s’implique au sein d’un organisme de défense des droits des «travailleuses du sexe», affirme ne pas souvent rencontrer de cas de traite: «Nous, on ne voit pas du tout de personnes qui pourraient correspondre à la description d’une personne trafiquée. Par contre, on voit beaucoup de personnes immigrantes, sans statut, ça, on en voit beaucoup, dans la rue, dans les bars de danseuses» (PP03). Elle explique que la conception de la traite véhiculée dans son milieu est intimement liée à des conditions explicites de coercition exercée par un tiers:

Peut-être que la notion de trafic est moins dans notre langage. C’est un concept qui a beaucoup été utilisé par les premières abolitionnistes ici et aux États-Unis, donc nous on l’utilise peut-être moins, on va parler de violence. On va parler de coercition, d’exploitation vraiment honteuse, et dans certains cas, on peut peut-être parler d’esclavagisme. Ce sont ces termes qu’on va utiliser. La conception que j’ai du trafic, ce serait des personnes qui vont faire de la prostitution –parce que des fois c’est pas du travail– mais avec la particularité qu’elles ont été transportées, et l’autre particularité c’est que les conditions de coercition sont présentes, c’est-à-dire menaces, violences […]. (PP03)

6.1.2 Une chape de silence

L’hydre de la traite se caractérise par une emprise sans précédent dans notre monde globalisé, alors que le marché du sexe est désormais l’un des secteurs les plus lucratifs du crime organisé, mais elle reste scellée par une chape de silence. «C’est vraiment une industrie underground, très, très underground», affirme une intervenante d’expérience. Toutes confirment qu’il est «difficile d’avoir les faits» et donc délicat d’identifier avec certitude les cas de traite7 Nous avons par ailleurs noté une évidente réticence à parler de traite lorsque l’enregistreuse fonctionnait. Il aura parfois fallu l’éteindre pour obtenir certaines informations.. Une intervenante déplore que de nombreux dossiers ne se rendent pas jusqu’à son organisme, notamment parce que les victimes hésitent à en parler:

…c’est pas nécessairement des gens qui veulent recevoir de l’aide directe. C’est sûr que c’est un milieu qui laisse, je pense, des conséquences directes, des traces mais, des fois, ils ont un passé qui fait pas en sorte qu’ils ont le goût d’avoir de l’aide nécessairement. Ce n’est pas toutes les victimes qui sont ouvertes de parler de ce qu’ils ont vécu. […] Parce qu’ils sont pris dans une espèce de toile d’araignée. Les victimes disent souvent: «Je veux m’en sortir mais j’ai peur, j’ai peur de finalement mettre une croix sur ce genre de vie-là. Puis, finalement, aussi c’est payant. […] Puis, en même temps, il y a l’espèce de régime de terreur de la gang de rue, du proxénète qui est là, qui règne. Ça fait que ça les maintient dans le milieu, aussi». (CAVAC)

Même si les victimes de traite ou de proxénétisme «finissent par être hyper reconnaissantes», elles refusent bien souvent d’emblée d’être associées à des esclaves sexuelles, se percevant tout au plus comme des «portefeuilles», des gagne-pain pour les proxénètes:

J’ai un dossier… Quand elle a vu les chefs d’accusation de traite de personnes, elle a dit: «Non!». La victime comprenait pas. Il n’y a pas de publicité qui te dit: «La traite de personnes, c’est mal.» Elles associent plus ça aux femmes noires dans les années 1900, les esclaves. […] Elles ne se perçoivent pas nécessairement esclaves. Du fait qu’elles avaient des émotions, du fait que… Elles se voyaient plus comme un portefeuille. (CAVAC)

Une intervenante de milieu souligne qu’il est plus difficile d’entrer en contact avec les femmes qui font de la prostitution de rue que celles qui travaillent dans des bars. «Elles ont des manières de travailler qui les rendent plus difficile à rejoindre à cause des policiers», précise-t-elle, jugeant que la répression policière incite les «filles» à se cacher et à prendre des risques (PP05). Une intervenante qui travaille auprès des personnes prostituées confirme pour sa part la présence de femmes immigrantes dans la rue et dans les bars de danseuses, notamment d’Europe de l’Est. Elle estime qu’il semble difficile pour ces femmes de «créer des liens avec les autres femmes et éventuellement de se faire un réseau aussi» (PP03). Elle constate qu’il est ardu pour une intervenante d’établir un contact et de «créer un lien de confiance» quand elle ne parle pas la langue. Ces témoignages révèlent donc qu’il y a «une certaine portion de filles» que les travailleuses du secteur communautaire ne parviennent absolument pas à approcher, ce qui complique d’autant la détection de cas potentiels de traite.

Une Nigériane qui demandait le statut de réfugiée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) a ainsi nié jusqu’au bout être victime de traite, malgré les conséquences que cela pourrait avoir sur sa requête:

La commissaire m’avait demandé de sortir avec elle pour parler en confiance, la rassurer, pour ne pas affecter sa demande de refuge, c’est juste pour sa protection… Elle niait complètement, elle ne voulait pas y aller […] La femme commissaire avait même, dans sa décision, écrit une lettre disant que c’était une femme victime de trafic et que c’est pour ça qu’elle ne pouvait pas retourner dans son pays avec tous les détails et les raisons d’immigration en cause, mais jusqu’à ce jour cette dame n’a jamais parlé. (IMM01)

De plus, soucieuses d’établir ou de préserver un lien de confiance, les intervenantes de terrain hésitent à questionner les victimes potentielles.

C’est pas évident de demander, d’aller s’imposer et poser des questions comme «Comment tu es arrivée ici?» […] On va se rendre disponible, créer un lien de confiance, mais on ne pose pas trop de questions. On va laisser les gens s’ouvrir et ils ne s’ouvrent pas tant que ça. (PP03)

C’est en travaillant dans les dossiers d’immigration que souvent les personnes s’ouvrent parce que les demandes sont très longues. Former le dossier… cela pose beaucoup de questions et il y a quand même des questions qui touchent à la raison d’avoir quitté le pays d’origine et ne pas pouvoir y retourner. […] [C’]est là, à ce moment-là, que les gens s’ouvrent… Si elles le font, c’est spontanément. Ce qu’on essaie de faire, c’est vraiment de bâtir un lien de confiance et de leur faire savoir qu’on respecte aussi leur vie privée, mais qu’on est attentives, prêtes à écouter. (IMM01)

Quand elles arrivent dans mon bureau, elles ne disent pas: «J’ai été victime de proxénétisme. J’ai été victime de traite de la personne ». Elles disent: «J’ai pas un beau passé. Je suis maintenant toxicomane. Je suis dépendante affective». Il y a plein de comorbidité[fn] En médecine, la comorbidité désigne la présence d’un ou de plusieurs troubles associés à un trouble ou une maladie primaire ou encore l’effet combiné de ces troubles ou maladies.[/fn] […] Finalement, quelqu’un s’assoit avec elles et leur dit: «C’est quoi tes besoins? Viens, on va s’assoir. Je ne suis pas là pour te juger. Je suis là pour t’écouter, t’aider, te référer.» Puis ça, ça leur fait peur. Parce qu’elles ont toujours été guidées. Tu sais, le proxénète, veut, veut pas, il lui donne des lignes directives. […] Tout le long de l’intervention qu’on fait avec une victime, le lien de confiance qu’on a tissé au début, il faut travailler fort pour le maintenir. (CAVAC)

Règle générale, le personnel de terrain considère un ensemble d’éléments, d’indices qui, examinés conjointement, permettent de penser qu’une personne est trafiquée. Ainsi, la commissaire de la CISR s’est-elle attelée à «mettre les morceaux du casse-tête ensemble» pour juger qu’il s’agissait d’un cas de traite, malgré le déni de la victime:

Elle a dit: «Je vois ça, ça, ça, ça, je mets tout ça ensemble, il me semble que toi, tu as été trafiquée. Tu travaillais en Europe pendant tant d’années, voici les raisons pour lesquelles je pense. […] Et cette dame, elle était une des pires commissaires… Mais au cours des années, je pense qu’elle a été convaincue que ces histoires, ce genre de choses arrivent, que ce n’est pas toujours des fabrications». (IMM01)

Du point de vue des intervenantes, les cas de traite s’apparentent donc souvent à des casse-têtes qu’il faut assembler pour comprendre une situation et venir en aide à la victime. Or, il manque toujours des pièces, notamment à cause du silence et de l’opacité qui règnent dans ces milieux habituellement associés au crime organisé. Par exemple, une participante suspecte la présence de traite à des fins prostitutionnelles dans la communauté russophone de Montréal8 Il est de notoriété publique que le marché du sexe et la mafia attirent de plus en plus les femmes originaires d’Europe de l’Est et de l’ex-Union soviétique dans leurs filets à cause du chômage qui les affecte (CFC, 2000). et donne différentes indications pour étayer ses soupçons (IMM02). Elle s’inquiète particulièrement des nombreuses annonces paraissant dans les publications de la diaspora russe pour recruter des jeunes femmes comme escortes. Elle relate également les activités douteuses d’une fondation russe à vocation humanitaire qui n’a pas pignon sur rue, seulement un site internet, et dont la présidente est aussi propriétaire d’un restaurant avec « serveuses super sexy » à l’intérieur duquel on retrouve des chambres. Cette fondation pourrait être une façade pour des activités criminelles liées à la traite. Enfin, il est question d’un photographe qui a placé des annonces dans un journal russe pour proposer à des filles âgées entre neuf et treize ans de poser pour lui. Selon la description qui nous en a été faite, il s’agirait de photos suggestives qui pourraient constituer un moyen d’obtenir la confiance des parents et des enfants.

Cette travailleuse souhaiterait apporter du soutien aux femmes d’origine russe qui sont trafiquées, particulièrement sur le plan de leur réinsertion professionnelle, pour éviter qu’elles ne retournent à la prostitution. Comme tant d’autres, son organisme ne semble cependant pas détenir les ressources nécessaires pour entreprendre une telle mission.

Par ailleurs, plusieurs hésitent clairement à élaborer sur les dimensions patriarcales et ethniques, du problème, possiblement soucieuses de ne pas stigmatiser la communauté desservie, déjà mise à mal par les préjugés ambiants, par exemple ceux qui associent derechef les jeunes Haïtiens ou les Russes aux gangs de rue ou au crime organisé. On appréhende également la possibilité d’entraver la migration des membres de leur communauté au Canada. La même observation s’applique aux gouvernements des pays d’origine des femmes trafiquées. D’après une intervenante, les autorités ne coopèrent pas facilement avec les autorités des pays de destination car ils ont honte de reconnaître que leurs concitoyennes se retrouvent dans la prostitution. Cette discrétion contribue à occulter la violence de l’exploitation sexuelle à des fins commerciales et maintient une chape de silence sur la traite, un phénomène encore méconnu.

Plusieurs répondantes constatent à quel point il est difficile de sensibiliser les différents acteurs impliqués (travailleuses sociales, autorités policières, agences frontalières, chercheurs et chercheuses universitaires, etc.) et de parvenir à un consensus sur la définition de la traite.

Ce n’est pas beaucoup documenté. La prostitution, oui, mais les victimes de proxénétisme et les victimes de traite humaine, ce n’est pas quelque chose qui est énormément documenté. C’est sûr qu’avec plus de recherches, ça va alimenter les intervenants. En même temps, ça serait aux intervenants d’aller se nourrir d’information, de lire, d’aller faire des recherches, de regarder certains vidéos. (CAVAC)

6.1.3 La traite locale: les adolescentes de milieux à risque

Dans le milieu criminel, les femmes restent essentiellement des marchandises […] Elles n’ont d’existence que par l’argent qu’elles peuvent rapporter à l’organisation, entre autres, par le commerce de leurs charmes. (Mourani, 2006: 123)

Les données recueillies auprès des intervenantes en milieu communautaire sont particulièrement éclairantes sur les cas de traite au niveau local. Nous avons vu qu’ils font davantage l’objet de poursuites judiciaires et de condamnations. Ils impliquent généralement des mineures déplacées au Québec ou vers l’Ontario, voire vers les États-Unis. Elles sont présentées comme des jeunes femmes isolées et vulnérables: fugueuses, mineures, filles immigrantes ou issues de groupes racisés, victimes d’agressions sexuelles. Elles proviennent souvent de milieux familiaux instables, «poqués», et ont parfois grandi loin de leurs proches, souvent sans figure masculine aimante. «Je les appelle les enfants du système», résume une intervenante.

Elles ont arrêté l’école secondaire à l’âge d’à peu près quatorze ans. Elles viennent d’un milieu défavorisé, ont des parents qui n’étaient pas présents du tout durant leur enfance, ont été en centre jeunesse, se sont faites «barouetter» (excusez l’expression) de famille en famille d’accueil, ont vécu des choses quand même «épeurantes» puis arrivent finalement à avoir un espèce d’équilibre avec le proxénète parce que lui fournit l’argent, il fournit, entre guillemets, «l’équilibre sentimental». Il fait en sorte qu’il y ait une relation. Il dit qu’il l’aime, ce qu’elle n’a souvent jamais connu [avec un homme, NDLR], parce que le père n’était pas présent. J’ai énormément de victimes qui m’ont dit ça. Honnêtement, dans mes huit dossiers, je pense qu’elles m’ont toutes dit ça. Le père n’était pas présent. Donc elles retrouvaient l’homme qu’elles n’avaient pas eu. (CAVAC)

La pauvreté, la dépendance à la drogue ou à l’alcool ainsi que les problèmes de scolarisation accroissent leur vulnérabilité. Ces facteurs, auxquels s’ajoutent le besoin d’appartenance à un groupe et la dépendance affective, sont largement exploités par les proxénètes pour le recrutement des filles. La ghettoïsation, le racisme et les problèmes d’intégration des communautés immigrantes ou des groupes racisés sont également à prendre en considération.

Bien que la prostitution juvénile déborde les mandats des travailleuses intervenant auprès de personnes prostituées, deux d’entre elles disent avoir parfois été en contact avec des jeunes entre treize et seize ans; des «juvéniles» qui sont sous la coupe de pimps. Il s’agit surtout de filles qui sont prostituées le soir, qui ont été «embarquées dans un réseau de prostitution juvénile et sont obligées de danser pour un proxénète», mais considère-t-elle, «c’est quelque chose de vraiment tabou dans les bars…» (PP05).

Plusieurs intervenantes, particulièrement celles qui œuvrent auprès des jeunes en difficulté, décrivent les stratégies et les lieux mobilisés par les recruteurs pour embrigader des jeunes filles. Agissant au sein de réseaux, de «petites gangs», ils déplacent les jeunes femmes de ville en ville jusqu’à ce qu’elles aient «comblé le marché» (IMM04). L’intervenante d’un Centre jeunesse rapporte que des jeunes filles parmi leur clientèle partent souvent pour l’extérieur de la ville, pour Toronto ou encore Niagara Falls. Si la traite implique toujours le déplacement des filles dans différentes villes canadiennes à des fins de prostitution, les techniques de recrutement varient. Elles peuvent s’opérer par la mise en place d’une relation amoureuse fictive permettant au pimp d’exploiter sa victime/amoureuse avec son «consentement»9 Nous verrons plus en détail ce type de procédé avec les témoignages de femmes ayant un vécu de prostitution au chapitre 7..

Ils achètent des cadeaux, puis, ils finissent par dire: «Je n’ai plus d’argent». Et souvent les victimes deviennent les «sauveuses». Le gars a des problèmes, elle essaye de l’aider. […] «Veux-tu faire de l’argent facile? On va pouvoir partir en appartement ensemble». Elle a déjà contracté 1 000 ou 2 000 dollars de dettes, alors finalement elle dit: «OK, ça pourrait être intéressant d’aller danser. Je vais tenter l’expérience, pas de problème». Alors un soir, il arrive avec un gros sac de lingerie, puis il lui dit: «C’est ce soir que ça commence». (CAVAC)

Les filles ne semblent pas toujours conscientes qu’elles ont été monnayées ou qu’elles sont exploitées, a fortiori lorsqu’elles considèrent le recruteur et le pimp comme leur «chum».

J’ai un dossier où il y avait quatre victimes du même proxénète et quand la victime se rend compte que finalement elle n’est pas la seule… Souvent, elle pense qu’elle est unique, que le gars l’aime, qu’il y a un rapport d’amour, d’émotion. Quand elle se rend compte qu’elle n’est pas la seule, souvent elle va être mise en retrait, elle va finir par être utilisée plus comme un objet. (CAVAC)

Une autre intervenante raconte un cas typique de recrutement d’une jeune fille de l’extérieur de Montréal, peu familière avec la faune urbaine de la métropole:

Elle attend à la station de métro. Deux jeunes garçons l’approchent, tout simplement, ils commencent à lui dire qu’elle est belle […] Ça reste comme ça. Mais elle est retournée à la station, parce qu’elle avait un autre rendez-vous. Ils sont revenus lui dire qu’elle était encore plus belle cette journée-là, que ce qu’elle portait, c’était encore plus beau. Ça s’est fait tranquillement : ils ne lui ont rien offert, alors elle les a trouvés corrects. Ils lui ont demandé si elle voulait marcher avec eux. C’est comme ça que ça a commencé pour elle. (IMM04)

Il y également les cas fréquents où un jeune ou une jeune invite des recrues potentielles à un party chez «un ami» ou les informe aimablement qu’au besoin, il connaît une «place» où elles peuvent aller si elles décident de fuguer, généralement un appartement voué à la prostitution. Ces jeunes femmes sont contrôlées par des hommes et peuvent être victimes de graves violences (brûlures de cigarettes, menaces envers leur famille et viol). Nombre d’entre elles vivent sous la menace et dans la peur, d’autant qu’elles ne «veulent pas nécessairement partir» (IMM04). Si certaines peuvent sembler «consentantes», leur résistance s’avère donc entravée par la crainte d’une escalade de la violence, de même que par «l’espèce de lien émotionnel qui les retient» au pimp. Une participante évoque le cas tragique d’une adolescente de quatorze ans kidnappée dans la rue et emmenée à Toronto pour y être violée et prostituée par un gang. Elle a réussi à se sauver et a été placée sous haute sécurité: «Elle a passé son adolescence en Centre jeunesse pour être protégée» (PP02).

Plusieurs de nos répondantes constatent une baisse de l’âge d’entrée dans la prostitution en même temps qu’une augmentation de la demande et des cas de mineures prostituées depuis le début des années 2000:

…il y a dix ans, supposons, il y avait toujours le problème de l’abandon et le problème de manque de soutien, de manque d’estime de soi […] il y en avait de la prostitution, mais des fois, c’était juste ponctuel, elles revenaient. Mais là, ce sont des réseaux beaucoup plus structurés par rapport aux mineures. […] la demande a augmenté. (IMM04)

La criminologue Maria Mourani (2006) estime que les filles ont essentiellement un rôle de marchandise dans le monde du crime organisé. Nos entrevues auprès du secteur communautaire confirment toutefois que des filles, parfois très jeunes, recrutent d’autres filles pour alimenter les réseaux de prostitution ou de traite, voire les séances de gang bang, c’est-à-dire de viols collectifs plus ou moins initiatiques, organisés par leurs «amis»10 Michel Dorais (2006: 24) définit comme suit la pratique appelée gang bang: «viol collectif, où la petite amie du moment du garçon est plus ou moins forcée d’avoir des rapports sexuels avec plusieurs membres du gangs, presque simultanément. C’est un rituel typique des gangs qui encouragent le proxénétisme et la prostitution juvénile […] Il importe de distinguer le gang bang des relations sexuelles de groupe ou des orgies, qui ne présentent pas les mêmes aspects coercitifs, violents et, en un certain sens, initiatiques pour les filles. […] Dans le gang bang, il s’agit plutôt de conditionner une jeune fille à ce qui l’attend dans la prostitution». L’auteur considère également que «le gang bang vient rappeler aux hommes qui y participent et aux femmes qui le subissent la hiérarchie sociale, sexuelle et de genre qui existe au sein du gang. Le gang bang marque l’appropriation d’une fille par plusieurs membres du gang, appropriation à laquelle ni elle ni son petit ami ne peuvent se soustraire, si telle est la volonté des leaders» (Dorais, 2006: 25). Enfin, Michel Dorais expose comment les gang bangs sont présentés aux filles comme quelque chose de normal: «“Il va y avoir un party et tu vas être initiée. On passe toutes par là pour être acceptées. T’as qu’à faire ce que les gars te demandent pour passer le test, si tu veux pas avoir l’air d’une niaiseuse”. C’est ainsi que des jeunes filles sont amenées à avoir des relations sexuelles qu’elles ne désirent pas avec des garçons qu’elles ne désirent pas, cela sans se considérer comme violentées, du moins à ce moment-là […]» (Dorais, 2006: 33)..

Il y a plein de sortes de réseaux, à l’interne, on a des jeunes qui recrutent […] [O]n a entendu de la part d’une jeune fille qu’elle a même pris plaisir à voir d’autres jeunes filles se faire violer […] elle a recruté les recrues très jeunes, douze, treize ans. Et il y a une des jeunes qui a parlé à un moment donné, après un gang bang, puis a dit que l’autre était là pendant qu’elle se faisait violer, et qu’elle riait. (IMM04)

L’intervenante précise que la jeune fille en question a une histoire de vie tragique: sa mère est décédée, son père a été accusé d’agression sexuelle sur ses deux filles, dont elle, et qu’elle est actuellement en prison. Cette répondante précise toutefois que s’il fut un temps où les filles qui étaient impliquées dans la prostitution étaient souvent des fugueuses, ce n’est plus nécessairement le cas.

On a des jeunes qui sont dans leur milieu familial, qui rentrent à l’heure, les parents ne se plaignent pas […] Sauf qu’à un moment donné, ils peuvent ressortir quand les parents ne s’en rendent pas compte. Ils sont impliqués dans des réseaux de prostitution, parce que les réseaux ont compris le système, que si les parents se mettent à poser trop de questions, si la jeune ne rentre pas à l’heure… les parents vont se poser des questions. Donc ils s’organisent […] Elle est là à dix heures, mais les parents, eux-autres, ils se couchent, donc elle peut sortir. Il y a quelqu’un qui l’attend, qui la ramène pour le matin. (IMM04)

On cite le cas d’une jeune adulte qui dissimulait ses activités de recruteuse à sa famille d’accueil:

…la jeune fille de 18 ans, elle est majeure, elle demeurait au sous-sol, il y avait un appartement aménagé pour elle, puis elle est partie de là. Elle recrutait les jeunes filles down. La mère d’accueil ne se méfiait pas, en se disant «Ben oui, elle est correcte, elle ne semble pas prendre de drogues». […] [La fille de 18 ans] dit à une jeune fille: «Tu sais, je peux te trouver un endroit» et elles s’organisent, en se disant «Quand la mère d’accueil va dormir, ben on y va». Elle fournissait le cellulaire aux jeunes filles […] Les consignes étaient: «Tu fermes ton cellulaire entre telle et telle heure, tu l’ouvres ou tu le mets sur vibration, quand tu le sens vibrer ben là tu…» (IMM04)

Enfin, il faut garder à l’esprit que, si elle vise particulièrement les jeunes filles marginalisées, telle une hydre, la traite s’adapte et se reconfigure perpétuellement pour élargir son emprise et frapper là où on l’attend le moins, incluant les milieux aisés. La travailleuse du CAVAC rapporte par exemple qu’un récent cas de traite impliquait une étudiante à l’université, une jeune adulte éduquée et issue d’une famille plus fortunée que la moyenne des femmes prostituées qu’elle rencontre. L’industrie du sexe sévit donc aussi dans les «quartiers huppés», qui peuvent fort bien, comme le rappelle Mourani (2006), constituer des lieux de recrutement pour l’exploitation sexuelle.

 

6.2 La traite internationale: les pièges de la duperie

Les intervenantes du secteur communautaire définissent la traite au niveau international avec les mêmes paramètres que la traite locale (contrôle, violence, emprise affective, réseau), auxquels s’ajoute la duperie des migrantes, à laquelle elles confèrent un rôle central.

La duperie survient lors des déplacements, légaux ou illégaux, alors que les femmes se rendent souvent au pays à l’aide de passeurs qui peuvent s’avérer être des trafiquants. Lors du passage de la frontière, on «conseille» aux femmes migrantes de garder le silence. Elles sont présentées comme l’épouse ou la fille du passeur. Elles ne disposent généralement pas de leur passeport ou autre document officiel: ce sont les «maris» ou les «pères» qui les présentent aux douaniers et interagissent avec ces derniers.

Pour moi, ils les passent comme leur propre enfant. C’est plus facile de passer un enfant qu’un adulte. […] Peut-être qu’ils montrent les papiers de leur propre enfant. Un certificat de naissance ne porte pas de photo. Si elle a trop peur de parler, bien… (IMM07)

Passeurs ordinaires ou trafiquants leurrent généralement leurs victimes à propos des conditions du voyage – souvent pénibles. Ils peuvent également tromper les femmes au sujet des conditions de vie dans le pays d’accueil ou du type d’emploi qui les attend. Il arrive aussi qu’elles soient violées par les passeurs: «C’est très, très fréquent, c’est horrible de voir combien de fois ça arrive. Et une fois rentrée au Canada, ils les laissent partir, c’est pas un trafic comme tel», affirme une intervenante (IMM01).

Ainsi, les situations impliquant un franchissement de frontière clandestin où des migrantes sont dupées sur les «frais» qu’elles devront rembourser à leur passeur une fois parvenues à destination s’avèrent une porte d’entrée efficace vers un réseau de traite prostitutionnelle, comme le démontre notamment le cas de Karen, une Africaine qui a fui une situation de violence conjugale et dont l’histoire nous a été racontée par une intervenante (nom fictif, voir chapitre 6). Arrivés au Canada, le passeur l’a séquestrée et a exigé qu’elle acquitte sa dette en se prostituant. L’intervenante précise qu’il s’agissait d’une situation relevant clairement de la traite internationale à des fins de prostitution, «un exemple d’un trafic où elle ne savait pas ce qui l’attendait en arrivant au pays, de la prostitution forcée… et c’est terrible, les détails étaient les plus horribles que j’ai jamais entendus» (IMM01), ajoute-t-elle.

Une intervenante œuvrant auprès de personnes réfugiées se souvient de trois cas possibles de traite, trois femmes âgées entre vingt et trente ans, provenant des Caraïbes, de Saint Vincent et de la Grenade. Après une évaluation des risques par les autorités, tel que la loi l’exige, l’une a pu obtenir le statut de réfugiée au Canada, tandis que les deux autres ont été déportées. Avant de rencontrer Karen, l’expérience de la participante consistait plutôt à intervenir par rapport à des cas d’exploitation sexuelle sur des demanderesses du statut de réfugiée arrivées par leurs propres moyens à Montréal:

[Karen] c’est le seul cas où on sait exactement ce qui est arrivé… L’intention de faire venir la personne, c’était pour le trafic ou au moins pour travailler dedans. Parce qu’on a d’autres exemples, des personnes qui se sont vues ou qui sont arrivées au Canada pour faire une demande de refuge, et c’était après, quand elles étaient ici au Canada, qu’elles étaient approchées par les pimps pour pouvoir les… C’était très évident qu’elles étaient des femmes vulnérables. (IMM01)

Attestant l’emprise que les réseaux s’efforcent de maintenir sur leurs victimes, Karen a été l’objet de filatures, en témoignent des appels téléphoniques et des visites inopportunes de différents hommes au refuge. Les travailleuses sociales ont finalement décidé de transférer la victime de traite hors de Montréal, dans un endroit plus sécuritaire.

Parfois, les femmes, migrantes ou non, sont si vulnérables –du point de vue de leur endettement vis-à-vis d’un passeur, de leur isolement, d’un employeur abusif, de leur statut socioéconomique, de leur pays d’origine, etc.– qu’elles n’ont d’autres choix que de céder aux pressions des prostitueurs qui prennent différentes formes.

Il l’avait amenée en vacances et c’est là que, finalement il est passé de «Je t’ai booké dans les bars de danseuses à Montréal», à «On va être payé en argent américain». […] Je me rappelle même plus où c’était aux États-Unis, pas très loin des frontières, je pense. Finalement, il l’avait «bookée» dans des bars de danseuses là-bas, pendant les deux semaines qu’ils devaient passer en vacances. (CAVAC)

Sarah, la seule de nos participantes qui intervient auprès de personnes trafiquées, fait une distinction entre la migration et la traite en s’appuyant sur la tromperie, qui est au cœur de la définition du Protocole de Palerme. En définitive, selon elle, s’il y a vraiment traite, c’est-à-dire si la personne a été trompée, on ne peut pas parler de migration.

 

6.3 Traite et prostitution: l’enjeu du libre choix

Les perceptions des participantes sur la prostitution influent évidemment sur leur appréhension de la traite et sur leur mode d’intervention. Certaines invoquent la question du libre choix des femmes prostituées, d’autres, la violence intrinsèque de la prostitution.

Les participantes desservant une clientèle mineure, immigrante ou racisée associent la prostitution à une forme d’exploitation et de violence contre les femmes. Bien qu’elles n’envisagent pas toutes son abolition, ces intervenantes ne sont incontestablement pas prêtes à entrevoir la prostitution comme un travail. Sans rejeter totalement l’idée de prostitution «volontaire», elles considèrent que la prostitution «forcée» représente la majeure partie des cas, étant donné la vulnérabilité qui caractérise les femmes qu’elles rencontrent; d’autant qu’au niveau individuel:

…il y a des conséquences très graves, du fait de se prostituer. Souvent les victimes me disent: «Je deviens une tête, puis un corps. J’arrive, je vais faire ma job. Mon outil pour faire mon travail devient mon corps mais ma tête n’est pas là. Tu sais, je vais me geler, je vais prendre n’importe quoi pour que ma tête ne soit plus là». (CAVAC)

La plupart des participantes soulignent que la prostitution de rue est fortement liée à l’usage de drogues, «c’est comme un cercle vicieux. […], la majorité ici vont faire de la prostitution pour payer leur consommation et vont consommer pour faire de la prostitution» (PP02). De plus, les jeunes femmes sont particulièrement attirées par des hommes qui prennent soin d’elles, qui les valorisent et leur donnent un sentiment d’appartenance. Cela peut aussi être le cas des femmes migrantes qui se retrouvent seules dans un pays inconnu. Elles tombent en amour et lorsque les cadeaux cessent et les menaces commencent, c’est un «engrenage»: «Souvent, c’est pour payer des dettes de drogue, c’est des menaces envers elles, puis envers leur entourage et elles le font [la prostitution] pour essayer de sauver leur peau», résume une travailleuse sociale (IMM04).

Les intervenantes communautaires qui travaillent avec des populations marginalisées mettent l’emphase sur le «libre choix» effectué par les femmes d’exercer le «travail du sexe». Elles déplorent les violences dont les «travailleuses du sexe» sont l’objet de la part de la police et, dans une moindre mesure selon elles, des pimps, estimant qu’une bonne partie de la violence contre les personnes prostituées a pour cause des représentations sociales qui tendent à les stigmatiser et à les aliéner.

Selon ces participantes, la traite concerne essentiellement des personnes migrantes illégales ou sans statut qui sont privées de droits, exploitées et souffrent d’isolement. En tels cas, la question du libre choix se pose avec davantage d’acuité, du fait que la distinction s’avère moins nette entre la traite et la migration à des fins de prostitution:

On voit aussi des gens qui sont venus ici pour travailler, qui savaient très bien ce qu’ils étaient venus faire, mais en arrivant ici les conditions sont moins intéressantes que ce qu’ils pensaient. […] En arrivant ici, ces personnes-là n’ont pas de droits, n’ont pas accès à leurs droits, ne peuvent pas porter plainte. Elles dépendent de quelqu’un pour dire «non», elles sont vraiment toutes seules, de refuser certaines conditions. Je trouve que c’est là que ça devient très, très complexe. (PP03)

De ce point de vue, ce n’est donc pas la prostitution qui pose problème, mais bien la tromperie et la coercition. La traite est principalement associée à des situations où des femmes étrangères sans statut se retrouvent dans la prostitution sous la menace. Selon une autre participante, celles et ceux qui défendent le «travail du sexe» craignent que lutter contre la traite signifie lutter contre les immigrantes, d’autant qu’«ils regardent les trafiquants comme des agents de voyage qui aident le voyage migratoire des femmes» (IMM07).

Toutes réprouvent les proxénètes qui contrôlent les faits et gestes des femmes prostituées, lesquelles n’ont alors «plus de pouvoir sur [leur] vie» (PP03) et ne peuvent cesser leurs activités si elles le souhaitent. Une intervenante évoque l’impuissance des propriétaires de bars à contrer le proxénétisme, phénomène qu’ils n’apprécieraient pas: «Ils aiment mieux avoir des filles qui se portent bien, qui sont autonomes» (PP05). Elle qualifie la violence des pimps de «violence conjugale» car elle survient dans la vie privée.

D’autres insistent sur la complicité des différents acteurs de l’industrie du sexe dans la violence sous toutes ses formes exercée contre les femmes prostituées:

Une cliente me disait: «Dans les bars à gaffe les gens ferment les yeux. Ils savent très bien ce qui est en train de se passer, que ce client-là, c’est le petit client spécial, hein !» Tu sais, elles ont toutes un petit client spécial. Lui, il aime ça plutôt violent. Quand la fille, elle sort de là, elle est en sang, ils ferment les yeux. (CAVAC)

Certaines perçoivent les pratiques de sexe tarifé dans les agences d’escortes et les bars de danseuses comme «sécuritaires», comparativement à la réalité des femmes prostituées dans la rue, qui, selon une intervenante, déambulent toutes seules et subissent le harcèlement policier. Les agences et les bars offrent un encadrement qui assure aux femmes de travailler «le plus en sécurité possible» (PP05). Par exemple, un chauffeur accompagne généralement l’escorte chez le client, l’attend et la raccompagne. Une participante distingue cet encadrement de la surveillance d’un pimp qui est «quelqu’un qui est vraiment dans la vie intime de la fille, qui la contrôle» (PP05). Elle établit également une nuance entre le fait que les femmes remettent une partie de leur argent aux propriétaires de bars de danseuses et aux gérants d’escortes, notamment pour avoir de l’encadrement, et le contrôle qu’exercent les pimps, puisque les femmes auprès de qui elle intervient «peuvent décider d’arrêter quand elles le veulent, elles ne sont pas contrôlées» (PP05).

Selon une intervenante de milieu (PP05), qui fait de l’intervention dans les bars de danseuses, la solution ne réside pas dans la criminalisation des femmes prostituées qui tend à accroître leur vulnérabilité. Certaines croient ainsi que la décriminalisation totale de la prostitution permettrait d’améliorer la situation des femmes, mais se demandent quand même si cela suffirait à éliminer les abus et les violences. Une intervenante estime qu’il ne s’agit peut-être pas d’une «solution magique» (PP02). Au sein de son organisme, on doute que les groupes criminalisés et les réseaux qui contrôlent les femmes dans la prostitution seraient prêts à «leur donner un paquet de droits» (PP02).

Une autre participante doute au contraire que la légalisation de la prostitution permette aux femmes de prendre leur propre décision et «d’être épanouies», car il y a «encore tout le pouvoir des hommes qui est derrière ça» (IMM04). À cet égard, on insiste sur le rôle-clé joué par les clients, car la prostitution, c’est «une question d’offre et de demande».

Je regarde les petites adolescentes qui ont douze, treize, quatorze, […] qui n’ont pas de poitrine des fois… Elles ont l’air de petits enfants, elles se sont faites embarquer mais il y a quand même une demande. […] Une collègue avait une cliente : elle était enceinte et elle se prostituait encore. Elle était enceinte, pas de quatre mois, mais bien de sept, huit mois. Il y a une demande pour ça. Comment ça se fait ? […] Il y a une partie de moi qui se dit: «Va te masturber ! Il n’y aura pas de conséquence… Va rencontrer une fille dans des bars, crée des liens». Je trouve souvent que c’est facile: «Je t’achète, je peux faire ce que je veux avec toi.» […] Il est client, puis client, ça va souvent avec le roi et maître. (CAVAC)

Une autre dimension du problème soulevée par les intervenantes rencontrées, ayant connu une importante évolution ces dernières années, concerne le comportement des clients. Plusieurs constatent une hausse de la violence faite aux femmes prostituées: «Les personnes qui viennent ici nous racontent des histoires de violence absolument inacceptables», déplore une animatrice de groupe (PP01).

Cette intervenante explique cette situation par la recrudescence de moyens de répression policière contre les personnes prostituées, alors que «que les policiers font sans relâche un nettoyage de la rue» (PP01). Selon elle, ces interventions tendent à «ghettoïser» les personnes qui consomment de la drogue et celles qui font le «travail du sexe». Elles se cachent davantage, sont de plus en plus isolées et donc susceptibles d’être violentées par des clients agissant en toute impunité. Pourtant, on constate que les clients sont violents aussi dans des lieux clos:

Pendant longtemps, c’était principalement les femmes qui faisaient le travail dans la rue qui étaient violentées. Maintenant, c’est même dans les agences. […] Et pendant longtemps, ce n’était pas nécessairement le cas, entre autres parce que les femmes d’agences n’en parlaient pas, mais aussi parce que c’était moins fréquent. Maintenant, les hommes prennent beaucoup de place et n’ont pas du tout peur de la police. (PP01)

La travailleuse du CAVAC considère qu’il faut changer les mentalités des clients, s’adresser aux hommes qui banalisent le fait de fréquenter les bars de danseuses:

« Sais-tu que quand tu vas aux danseuses, les filles sont parfois “pimpées”, qu’elles prennent de la drogue −et pas selon leur bon vouloir?» Moi, je connais les conséquences, mais les gars qui vont dans les bars de danseuses, ils ne les connaissent pas nécessairement. Ils ne pensent qu’à l’instant de plaisir, celui de voir une fille avec des boules se trémousser. […] il y en a qui ferment les yeux et qui banalisent:«Pour 50 dollars, moi je reçois une pipe [fellation, NDLR]». […] Est-ce que ce sont des bars gérés par des Hell’s Angels? Par les gangs de rue? Les filles qui sont là, sont-elles majeures? Ils ne se soucient pas de ça. Ils vont consommer le produit parce que, pour eux autres, c’est un produit […]. (CAVAC)

Des participantes ont tendance à adhérer à l’adage selon lequel «la prostitution est le plus vieux métier du monde et qu’il existera toujours». L’une affirme que c’est la perception de la société qui fait en sorte que les clients «se donnent des droits», dans un contexte marqué par «l’industrialisation du sexe» (PP01); un phénomène qui se traduirait par une déshumanisation des personnes prostituées qui ne sont plus des êtres humains mais des «machines» (PP01). De ce point de vue, il ne s’agit donc pas de lutter pour l’abolition de la prostitution, mais d’en réduire les méfaits, «les irritants», afin que la prostitution puisse se faire «sans exploiter les personnes prostituées» (sic).

L’approche de réduction des méfaits appliquée à la prostitution tend à dissocier le «travail du sexe» de la violence. Ainsi, on explique que «les personnes qui font le “travail du sexe” vont souvent croire que la violence fait partie du paquet, qu’elle fait partie de ce boulot-là automatiquement. Nous, on essaie de passer le message que ce n’est pas ça» (PP01). Selon cette perspective, il ne s’agit pas donc seulement de favoriser une «prise de pouvoir» des femmes, en l’occurrence toxicomanes, dans la prostitution.

On déplore la stigmatisation que vivent les «travailleuses du sexe», souvent perçues comme des victimes, une étiquette jugée problématique: «La population en général a tendance à victimiser un peu les femmes, à vouloir les protéger, à ne pas vouloir les incriminer, à ne pas vouloir les laisser libres» (PP05). Si elle n’est pas convaincue que les femmes agissent toujours en exerçant leur libre choix et que plusieurs ont eu «des problématiques dans leur enfance» ou sont vulnérables, elle reconnaît que du point de vue de la loi, le problème est délicat et ne s’estime «pas assez outillée» pour avoir une opinion étayée. Elle rappelle que son mandat est «de favoriser l’empowerment le plus possible» (PP05).

Il y a des femmes qui le font par choix, celles que moi je rencontre en tous cas. Je ne rencontre pas des femmes qui tombent dans un réseau. […] Je pense que oui, il y a un libre choix et qu’il faut donner le pouvoir à ces femmes-là, il faut qu’elles aient le contrôle. (PP05)

C’est un point de vue partagé par une autre intervenante qui s’appuie sur sa propre expérience dans l’industrie du sexe et qui met résolument l’accent sur l’importance d’aider les femmes à avoir des conditions satisfaisantes de pratiques de prostitution:

Moi-même qui viens d’un milieu très pauvre, j’ai été travailleuse saisonnière, j’ai travaillé dans les manufactures, j’ai été danseuse prostituée. Peut-être que si j’avais eu d’autres options en partant, je ne l’aurais pas fait. Mais la vie a fait que je l’ai fait […] [C]e qui est important, c’est que pendant qu’on est là, qu’on le fait, qu’on ne se retrouve pas dans une situation où on n’a plus aucun pouvoir, puis que finalement on n’a plus aucune possibilité. (PP03)

Lorsque les filles prostituées sont mineures, le mode d’intervention privilégié d’une intervenante jeunesse est la sortie de la prostitution (IMM04). Pour certaines filles, elle applique néanmoins l’approche de réduction des méfaits, plutôt que «de complètement arrêter les comportements, parce que c’est la seule façon de les faire cheminer» (IMM04). Mais seule une «très faible minorité» veut rester dans la prostitution. Une fois les jeunes femmes sorties du milieu, le travail des intervenantes consiste à «les amener à se refaire une estime d’elles-mêmes, [à] être capables aussi de faire face à la pression des pairs, de dire non à des choses, de se mettre des limites…» (IMM04).

L’intervenante du CAVAC se montre critique de l’approche de la réduction des méfaits. Jugée superficielle, elle comporte certes quelques avantages mais «confirme la tolérance» à l’égard de l’exploitation sexuelle et revient à se fermer les yeux sur le problème de la prostitution.

…si les prostituées font du racolage, elles peuvent finir par avoir des «tickets». On leur dit: «Va te réhabiliter puis ça va devenir moins pire». «Va faire ça, mais pas sur la rue. Va faire ça dans un bar». Je travaillais dans une maison d’hébergement pour les femmes itinérantes. La réduction des méfaits, on la faisait avec la drogue: «T’as pas le droit de consommer ici. Va faire ça dans le parc, pas devant les enfants. Puis voilà une seringue propre». Mais ça ne règle pas le problème… On ferme les yeux, pas nécessairement pour les bonnes raisons. […] On touche pas au vrai problème quand on fait la réduction des méfaits, puis je trouve que c’est pas une position claire. (CAVAC)

Cette intervenante déplore que le Canada ne prenne pas clairement position contre la prostitution, alors que les législateurs et les législatrices maintiennent une zone grise qui s’avère largement inopérante lorsque l’on veut s’attaquer au problème de la traite.

Enfin, déployant une analyse systémique de la traite des femmes à des fins prostitutionnelles, certaines participantes imputent également une large part de responsabilité aux rapports sociaux de sexe qui prévalent dans les différentes sociétés concernées:

…je regarde le monde, on parle de libération des femmes. Je me demande ce qui s’est passé. Qu’est-ce qui s’est passé? Est-ce que nous avons vraiment eu la libération? […] Je pense qu’il n’y a pas vraiment de respect dans la société pour une femme. Elle est un objet. (IMM07)

6.4 Les jeunes et la prostitution: de la banalisation à l’empowerment

Le lien entre prostitution et traite n’est pas toujours établi par les intervenantes, en vertu d’une distinction entre des femmes qui seraient forcées et d’autres qui seraient volontaires, entre ce qui constitue de la migration à des fins de prostitution (laquelle pourrait s’exercer dans des conditions correctes ou acceptables) et ce qui constitue de la traite (dans des conditions d’exploitation et de coercition). Cependant, les participantes condamnent toutes clairement la prostitution juvénile et apparaissent, de fait, beaucoup plus prêtes à parler de traite à propos des jeunes. Plusieurs évoquent le climat ambiant hypersexualisé qui cristallise les rôles sexuels et induit une normalisation de la violence envers les femmes.

La traite locale est habituellement caractérisée par un contrôle exercé par des hommes − agissant dans le cadre de réseaux organisés −sur des jeunes filles originaires du Québec ou du Canada et en situation de vulnérabilité. On constate une baisse de l’âge d’entrée dans la prostitution et la multiplication des cas parmi une clientèle au sein de laquelle de telles situations constituaient, il n’y a pas si longtemps, des exceptions. Plusieurs intervenantes estiment n’avoir «aucune compétence pour intervenir au niveau de la prostitution» et que c’est plutôt dans le cadre de leurs activités qu’elles sont confrontées à ces réalités. Il est arrivé que des jeunes filles confient qu’elles faisaient de la prostitution ou qu’elles essayaient d’en sortir. Une intervenante relate par exemple avoir observé que des jeunes filles d’origine haïtienne accompagnées d’un homme blanc (habituellement plus âgé) demandaient de l’aide pour remplir des papiers d’immigration:

En fait, le tourisme de prostitution qui existait en Haïti dans les années 80 n’existe plus, puisqu’il n’y a plus de tourisme du tout. Donc, ce qui arrivait, c’est que parfois les mecs allaient en Haïti, ils épousaient la fille et ils l’amenaient ici […] En Haïti, on connaissait l’hôtel idéal et tous ces hôtels qui étaient sur la route de carrefour en Haïti. Il n’y avait que des Québécois dans ces hôtels-là, alors tout le monde savait ce que c’était. (IMM03)

Au Québec, l’activité prostitutionnelle des jeunes s’exercerait selon deux principales configurations : un réseau organisé et la prostitution entre jeunes. Dans le cadre du réseau organisé, les jeunes filles sont prostituées dans des bars ou des hôtels. Une intervenante explique qu’elles sont généralement conduites à l’extérieur de Montréal: ça ne se passe pas dans les quartiers où les filles peuvent être reconnues. Pour ce qui est de la prostitution entre jeunes,elle n’est pas considérée comme «grave», parce qu’elle se déroule entre jeunes. La plupart du temps, les jeunes femmes elles-mêmes ne considèrent pas cela comme un problème au moment où elles le vivent. Leur prise de conscience vient souvent plus tard.

Pour expliquer le phénomène, plusieurs intervenantes soulignent une inquiétante banalisation, voire une glorification de la prostitution chez les filles et chez les garçons (avec des rôles et des conséquences bien différents). Ces jeunes femmes peuvent être victimes de torture, sexuelle ou autre (une intervenante parle de brûlures de cigarettes), et de menaces envers leur famille (IMM04). On parle également d’étudiantes qui commencent la prostitution et se font embarquer dans de «méchantes histoires» parce qu’elles n’ont pas conscience des risques, en raison de la banalisation des activités reliées à l’industrie du sexe.

C’est banalisé dans leur milieu. J’ai des victimes qui arrivent ici et qui me disent: «Ça fait quatre ans que je fais ça». Puis dans leur milieu, c’est normal, c’est très banal. Les filles ont un proxénète, c’est quasiment la base, mais c’est bizarre parce que c’est dénigrant pour la femme. (CAVAC)

Une participante constate la banalisation de la prostitution et du proxénétisme dans la diaspora haïtienne, comme dans la société en général: «Dans la communauté, ce qui a peut-être changé, ce que je trouve plus nouveau, c’est que les jeunes gars qui sont pimps s’en vantent maintenant» (IMM03)11 Une journaliste britannique se demande pour sa part comment le verbe “to pimp” est devenu positif dans un article intitulé «When did the verb “to pimp” become a positive thing?». Voir Cochrane, 2006.. Elle rapporte qu’il y a quelques années, un travailleur social a demandé à un groupe de jeunes hommes ce qu’ils étaient en train d’écouter sur leur baladeur: «Il semble qu’ils avaient violé une jeune fille, enregistré ses cris, puis mis un beat dessus. Voilà la musique qu’ils écoutaient» (IMM03). Elle estime que son organisme devrait créer un forum où parler de sexualité, de violence, etc. de façon à mieux outiller les jeunes femmes pour reconnaître les situations d’inconfort et de manipulation. Cela amènerait également la communauté qu’il dessert à reconnaître que les agressions sexuelles et la prostitution sont des problèmes qui les concernent.

Le milieu de la prostitution semble donc jouir d’une certaine glorification auprès des jeunes, «c’est glamour» résume une intervenante (IMM04). Les garçons de quatorze-quinze ans s’identifient aux pimps parce que «c’est chill, tu as fulld’argent…», explique une autre participante (PP02). Certaines jeunes filles sont attirées par le milieu et parlent de la prostitution comme d’une forme de prise de pouvoir, parce que pendant «une heure il y a quelqu’un qui a voulu [d’elles]» (IMM04). Le rapport de dépendance affective envers les garçons qui caractérise leurs relations amoureuses conduit certaines filles à considérer normal de se prostituer pour garder leur petit ami. Cela peut avoir lieu lors de gang bangs où les garçons paient un autre garçon pour participer et avoir «accès aux filles» (IMM03). Les filles ne sont pas nécessairement au courant qu’il y a transaction financière et admettent difficilement qu’elles sont exploitées: «C’est un échange de services: “Si tu m’aimes, tu vas faire ça pour mon chum, il te le demande, fais-le pour moi”». «Les jeunes qui tombent dans ces réseaux ont une très faible estime d’elles-mêmes», ajoute une autre intervenante jeunesse (IMM04).

 

6.5 Éléments à retenir

Pour l’heure, aucun organisme communautaire au Québec n’a le mandat spécifique de desservir les victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle ou de lutter contre ce phénomène, de faire de la sensibilisation, ni de mener des projets d’intervention en ce sens. Les données recueillies nous amènent à constater que les participantes à notre recherche, qui peuvent épisodiquement entrer en contact avec des femmes trafiquées, ont une connaissance fragmentaire et diffuse de la traite et de ses contours sur le territoire québécois.

Or, si la traite n’est pas toujours identifiée comme telle sur le terrain, on reconnaît qu’elle existe bel et bien au Québec et qu’elle prend de l’ampleur. Les propos des participantes révèlent la multiplicité des facteurs causaux qui font en sorte que les femmes sont trafiquées à des fins prostitutionnelles. Contrairement à la traite locale, que les participantes présentent généralement comme un problème avec une victime mineure et vulnérable, la présence de femmes migrantes dans la prostitution est parfois perçue comme une opportunité pour ces femmes, qu’elles soient ou non prostituées dans leur pays d’origine, de venir travailler au Canada. Dans cette optique-là, il n’y aurait pas beaucoup de cas de traite «véritable».

Selon d’autres intervenantes, les victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle au niveau international sont maintenues dans l’ignorance et dans l’isolement afin que les trafiquants puissent exercer un contrôle sur elles. Il se peut que certaines femmes «utilisent» le marché du sexe, voire des réseaux du crime organisé pour émigrer, mais il est également probable que d’autres soient réellement abusées.

Si elles insistent sur l’inadéquation des approches policières jugées répressives ou sur la stigmatisation des personnes prostituées, les intervenantes œuvrant auprès de ces dernières élaborent peu sur les responsables de la traite, sur ceux qui tirent les ficelles et/ou profitent de l’exploitation des femmes, à savoir les trafiquants, les proxénètes et les clients.

Ces travailleuses de terrain évoquent une zone grise à ne pas franchir, des questions qu’elles ne posent pas, par exemple dans les bars ou avec des femmes migrantes qui font de la prostitution de rue. D’une part, elles affirment qu’elles ne sont pas outillées pour intervenir auprès des clients ou des trafiquants. D’autre part, elles disent garder profil bas pour préserver leur capacité d’intervention et assurer leur propre sécurité ainsi que celles des femmes prostituées. On peut penser qu’elles souhaitent éviter de s’aliéner les proxénètes/tenanciers qui pourraient leur barrer la route ou même les communautés d’appartenance.

Paradoxalement, cette stratégie de «rester dans son couloir» les rend moins aptes à détecter les cas de traite. Un problème majeur pour la détection de cas de traite à des fins prostitutionnelles apparaît ainsi lié à la façon de penser l’intervention, notamment en termes de réduction des méfaits. Cette approche s’appuie souvent sur la distinction entre prostitution volontaire et prostitution forcée et sur une conception du «travail du sexe» comme vecteur de l’empowerment de femmes marginalisées.

Les propos des intervenantes rencontrées s’inscrivent ainsi dans les deux grands pôles du débat sur la prostitution: celles qui travaillent auprès des personnes prostituées adhèrent davantage à la perspective réglementariste, tandis que celles desservant des populations immigrantes et des jeunes en difficulté s’accordent davantage avec la perspective abolitionniste. La nature de ces deux positionnements découle, nous l’avons vu, d’une compréhension, d’une part, de la prostitution comme un «travail du sexe» et, d’autre part, de la prostitution comme un rapport de pouvoir asymétrique qui se traduit par l’appropriation et l’exploitation du corps des femmes par les hommes. Les stratégies d’intervention apparaissent fortement teintées par ces postures théoriques, bien que la plupart des personnes interviewées préconisent, au-delà du débat, de reconnaître qu’il y a des personnes exploitées et de se donner des outils pour les desservir. Or, c’est précisément à ce niveau que le bât blesse, puisque pour reconnaître les cas de traite, encore faut-il s’entendre sur la définition du problème.

  • 1
    Voir la section 5 de l’introduction du présent rapport.
  • 2
    Nom fictif
  • 3
    Créé en août 1993, le Refuge Juan Moreno était un centre d’hébergement d’urgence à court terme offrant des services aux femmes et aux enfants qui demandaient l’asile politique au Canada. Le Refuge proposait également des activités favorisant l’échange interculturel ainsi que des services de référence vers d’autres ressources communautaires. Le refuge Juan Moreno a malheureusement fermé ses portes en 2010, faute de subventions.
  • 4
    Ce projet a été créé en 2002, conjointement par la congrégation des Sisters of the Good Shepherd et par Mosaic, un organisme pour les immigrants et immigrantes et les réfugiés et réfugiées établi à Vancouver.
  • 5
    Financés par le Fonds d’aide aux victimes d’actes criminels, les CAVAC doivent rendre compte de leur gestion au ministre de la Justice du Québec. Site internet www.cavac.qc.ca
  • 6
    Un guide pédagogique publié par l’Association des aides familiales du Québec (AAFQ, 2008) après notre série d’entretiens confirme toutefois que l’association a eu, au cours des années, à secourir des victimes de traite, sans préciser de quel type de traite il s’agit. Le document indique que «l’AAFQ dispose de quatre cent vingt-six (426) dossiers d’aides familiales tous types confondus (AF résidentes et non résidentes), qui constituent une bonne source d’information permettant d’identifier des situations de TTE [trafic, traite et esclavage]» (AAFQ, 2008: 10).
  • 7
    Nous avons par ailleurs noté une évidente réticence à parler de traite lorsque l’enregistreuse fonctionnait. Il aura parfois fallu l’éteindre pour obtenir certaines informations.
  • 8
    Il est de notoriété publique que le marché du sexe et la mafia attirent de plus en plus les femmes originaires d’Europe de l’Est et de l’ex-Union soviétique dans leurs filets à cause du chômage qui les affecte (CFC, 2000).
  • 9
    Nous verrons plus en détail ce type de procédé avec les témoignages de femmes ayant un vécu de prostitution au chapitre 7.
  • 10
    Michel Dorais (2006: 24) définit comme suit la pratique appelée gang bang: «viol collectif, où la petite amie du moment du garçon est plus ou moins forcée d’avoir des rapports sexuels avec plusieurs membres du gangs, presque simultanément. C’est un rituel typique des gangs qui encouragent le proxénétisme et la prostitution juvénile […] Il importe de distinguer le gang bang des relations sexuelles de groupe ou des orgies, qui ne présentent pas les mêmes aspects coercitifs, violents et, en un certain sens, initiatiques pour les filles. […] Dans le gang bang, il s’agit plutôt de conditionner une jeune fille à ce qui l’attend dans la prostitution». L’auteur considère également que «le gang bang vient rappeler aux hommes qui y participent et aux femmes qui le subissent la hiérarchie sociale, sexuelle et de genre qui existe au sein du gang. Le gang bang marque l’appropriation d’une fille par plusieurs membres du gang, appropriation à laquelle ni elle ni son petit ami ne peuvent se soustraire, si telle est la volonté des leaders» (Dorais, 2006: 25). Enfin, Michel Dorais expose comment les gang bangs sont présentés aux filles comme quelque chose de normal: «“Il va y avoir un party et tu vas être initiée. On passe toutes par là pour être acceptées. T’as qu’à faire ce que les gars te demandent pour passer le test, si tu veux pas avoir l’air d’une niaiseuse”. C’est ainsi que des jeunes filles sont amenées à avoir des relations sexuelles qu’elles ne désirent pas avec des garçons qu’elles ne désirent pas, cela sans se considérer comme violentées, du moins à ce moment-là […]» (Dorais, 2006: 33).
  • 11
    Une journaliste britannique se demande pour sa part comment le verbe “to pimp” est devenu positif dans un article intitulé «When did the verb “to pimp” become a positive thing?». Voir Cochrane, 2006.
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