Article IREF

Chapitre 3. Les facteurs déterminants dans la traite des femmes

Sandrine Ricci
Lyne Kurtzman
Marie-Andrée Roy
couverture
Article paru dans La traite des femmes pour l’exploitation sexuelle commerciale: entre le déni et l’invisibilité, sous la responsabilité de Sandrine Ricci, Lyne Kurtzman et Marie-Andrée Roy (2012)

La traite des êtres humains est encore peu documentée, tant d’un point de vue empirique que statistique. Ce constat vaut pour toutes les formes de traite, y compris, et peut-être surtout, pour la traite à des fins d’exploitation sexuelle au Canada et au Québec. L’information s’avère limitée, mais les écrits des dernières années permettent néanmoins d’exposer les principaux facteurs déterminants de ce phénomène. Dans ce chapitre, nous passons en revue les principaux éléments reconnus pour leurs effets directs sur l’augmentation du problème, en lien avec «la nécessité d’alimenter les marchés locaux de prostitution», ce qui pose forcément la question de la demande (Conseil du statut de la femme, 2002: 20). Nous soulignons ainsi le rôle de la demande grandissante pour de nouvelles «marchandises» dans l’industrie du sexe. Souvent liée aux réseaux du crime organisé, cette industrie table sur les récentes transformations sociales issues de la mondialisation et de l’hégémonie du néolibéralisme. Nous exposons pourquoi le processus historique de mondialisation, dont la phase actuelle se caractérise par de nouveaux flux migratoires et par la globalisation des marchés, est généralement identifié comme l’une des principales causes de la hausse de la traite internationale à des fins d’exploitation sexuelle et de l’expansion de l’industrie du sexe. Nous voyons aussi comment la traite, locale ou internationale, est liée aux conditions de vie des femmes migrantes ou racisées au Québec et au Canada, ainsi qu’à la question du contrôle accru des frontières.

En guise de toile de fond à la présentation de ces résultats de recherche documentaire, nous brossons le portrait statistique de la présence de ces différentes catégories de femmes (immigrantes, racisées, autochtones) et livrons quelques données sociodémographiques à leur sujet. Simple esquisse, ce portrait met en évidence la vulnérabilité des femmes en question au regard de la disparité de leurs conditions de vie non seulement par rapport à celles de leurs homologues masculins, mais du reste des femmes vivant au Québec et au Canada1 Nous présentons notamment ces données à la lumière du Rapport annuel au Parlement sur l’immigration de Citoyenneté et Immigration Canada (2008), qui expose non seulement certains chiffres, mais les grandes orientations de son programme pour 2009.. Ainsi, nombre de spécialistes identifient la vulnérabilité sociale et économique des femmes comme une cause majeure de la traite (Oxman-Martinez, Lacroix et Hanley, 2005; Poulin, 2004; CSF, 2002), une vulnérabilité accentuée par le processus de mondialisation et les politiques néolibérales.

 

3.1 L’impact de la mondialisation et des politiques néolibérales

Avec le nouveau millénaire, l’idéologie et les politiques macroéconomiques de la mondialisation ont instauré un ordre plus que jamais dominé et régulé par les lois du marché, ce que Viviene Taylor (2002) nomme la «marchandisation de la gouvernance». Selon un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) intitulé Divided We Stand2 Voir la synthèse Tour d’horizon des inégalités croissantes de revenus dans les pays de l’OCDE: principaux constats. 2011. En ligne. http://www.oecd.org/dataoecd/51/32/49177707.pdf (consulté le 31 octobre 2012), les inégalités de revenus entre riches et pauvres se sont accrues presque partout dans le monde. On parle d’un fossé record qui s’avère particulièrement marqué au Canada, comparativement à plusieurs pays européens plus égalitaires. Si l’on considère les choses d’un point de vue critique et féministe, la mondialisation se traduit par «l’exacerbation des inégalités sociales, entre hommes et femmes et entre les femmes elles-mêmes» (Hirata, 2003: 13).

3.1.1 L’accroissement de la pauvreté des femmes

S’il y a eu une croissance mondiale de l’emploi féminin au cours des dernières décennies, celle-ci n’a pas entraîné pour autant une amélioration des conditions de travail et de vie pour l’ensemble des femmes. Au Nord, nombre des emplois salariés disparaissent et sont remplacés par du travail précaire dit autonome et par diverses formes de travail atypique (à domicile, à horaires variables…), de même que par du travail au noir. Au Sud, les activités informelles, non règlementées de l’économie, connaissent une expansion et une diversification considérables. L’exploitation de la main-d’œuvre qui y est déjà fortement pratiquée prend, dans certains cas, les formes de l’esclavage (Hirata, 2006). On note aussi d’importants mouvements Nord-Sud d’entreprises qui, pour réduire leurs coûts et augmenter leur marge de bénéfices, délocalisent leur production vers des pays du Sud qui disposent d’une main-d’œuvre abondante, à bon marché et sans protection sociale.

Les femmes sont nombreuses à faire les frais des processus de globalisation en cours parce qu’elles sont surreprésentées dans les emplois atypiques et dans ceux dont les conditions se détériorent. Elles sont davantage touchées par ces processus parce qu’elles constituent une armée de réserve peu coûteuse et flexible permettant au capital la délocalisation de la production et le développement d’industries en zones franches. De plus, elles doivent répondre à des exigences particulières à leur endroit dans la sphère familiale vers laquelle les États −sous les pressions de la compétitivité et de la flexibilisation des marchés financiers− redirigent leurs responsabilités en matière de services sociaux. L’ensemble de ces processus de globalisation ont pour effets concomitants d’augmenter et de dégrader le travail rémunéré dans la sphère publique et d’intensifier le travail non rémunéré dans la sphère familiale, sans pour autant que s’opère une modification de la division sexuelle du travail.

Depuis le début des années 2000, plusieurs observateurs et observatrice de la société civile, comme la Togolaise Célestine Akouavi Aïdam3 Célestine Akouavi Aïdam est alors membre du Groupe Femme, Démocratie et Développement du Togo, elle est aujourd’hui la ministre togolaise des Droits de l’Homme. Les 15 et 16 mars 2001, le Comité québécois femmes et développement (CQFD) de l’AQOCI organisait deux journées de formation sur la mondialisation de la prostitution et du «trafic sexuel». (AQOCI/CQFD, 2001)., soutiennent que cette dynamique liée à la mondialisation économique et encouragée par des politiques néolibérales ayant pour principale conséquence l’augmentation de la pauvreté, particulièrement celle des femmes4 «La mondialisation se traduit par la féminisation de la pauvreté: sur le 1,3 milliard de personnes vivant dans la pauvreté dite absolue, 70 % sont des femmes» (Poulin, 2004: 99)., entraîne une recrudescence de la prostitution (AQOCI/CQFD, 2001).

Dans plusieurs pays, particulièrement en Europe occidentale, on note que la majorité des femmes prostituées sont d’origine étrangère et ont un parcours de migration comportant des indices de traite. Par exemple, à Amsterdam aux Pays-Bas, «80% des personnes prostituées sont d’origine étrangère et 70% d’entre elles sont dépourvues de papiers, ayant été victimes de la traite» (Poulin, 2004: 71). Cette surreprésentation s’expliquerait par la traite et par les différents réseaux en structurant l’organisation: «Qui dit personnes prostituées étrangères dit traite des êtres humains aux fins de prostitution et de production pornographique, ce qui implique évidemment l’organisation de ladite traite» (Poulin, 2004: 73).

La plupart des recherches confirment en effet que l’instabilité politique et/ou des conditions économiques précaires dans les pays d’origine des victimes de traite constituent des causes majeures de la traite à des fins prostitutionnelles. Les aléas de la conjoncture politique et économique rendent les femmes plus vulnérables et contribuent à renforcer «l’offre» en matière de «services sexuels» (ONU, 2006a; CSF, 2002). L’absence de mesures de soutien économique et social, l’inflation et les guerres figurent au nombre des raisons qui poussent les femmes et les jeunes filles à migrer et les rendent de ce fait plus réceptives aux propositions mensongères des trafiquants (CSF, 2002).

3.1.2 La féminisation de flux migratoires et l’essor du care

L’anthropologue Paola Tabet (2004: 135) considère que la mondialisation a engendré une inversion du «modèle migratoire qui, jusqu’à une date récente, était à forte (voire quasi-totale) prévalence masculine». De façon générale, la traite des êtres humains s’insère dans un mouvement qui attire les populations «des régions à faible concentration de capital vers les régions à plus forte concentration», particulièrement d’Est en Ouest et du Sud vers le Nord (Poulin, 2004: 128).

À l’échelle mondiale, les clients du Nord profitent des femmes et d’enfants du Sud et de l’Est, profitent également des femmes et d’enfants des minorités; au Sud lui-même les clients nationaux exploitent des femmes et des enfants des minorités nationales ou ethniques. (Poulin, 2004: 101)

On assiste désormais à une féminisation des courants migratoires du fait que les transformations néolibérales du monde liées à la globalisation ont provoqué de nombreuses pertes d’emplois, en même temps qu’elles ont engendré une demande pour de la main-d’œuvre de service «qui a mis en mouvement de nouveaux pans de la population mondiale, en particulier des femmes» (Falquet et Rabaud, 2008: 7). L’emploi féminin actuel est particulièrement marqué par l’extension marchande du travail reproductif et un essor mondial des métiers du care et des services de toute nature que sont les soins aux enfants, aux personnes âgées, aux malades, l’aide domestique et… la prostitution.

L’expansion marchande des métiers du soin à autrui est liée à l’augmentation des flux migratoires internationaux et à leur féminisation. Les tensions Nord-Sud provoquées par les inégalités de développement et les politiques économiques imposées aux pays du Sud, la pauvreté endémique de ces pays, les conflits armés, les violences sexistes persistantes ainsi que, dans plusieurs cas, des pratiques marquées par la corruption, engendrent des déplacements massifs de femmes vers le Nord et vers l’Ouest. Des millions de femmes des pays du Sud, d’Asie et de l’Europe de l’Est émigrent en effet au Nord et à l’Ouest pour y travailler comme gardiennes d’enfants, aides domestiques, femmes de ménage; certaines d’entre elles se font leurrer de diverses manières et se retrouvent exploitées sexuellement. Un nouveau secteur économique à l’échelle internationale s’est développé pour répondre à une demande d’aides domestiques autant pour s’occuper des enfants que du confort quotidien des populations les plus riches de la planète. Dans bien des cas, les migrantes qui occuperont ces emplois auront laissé derrière elles leurs propres enfants et auront à pourvoir à distance à leur subsistance ou à celle d’autres membres de leur famille (Falquet, Hirata et Lautier, 2006). Les gouvernements de différents pays, sud-asiatiques notamment, pour qui cette émigration est source de substantielles devises, s’intéressent de plus en plus à cette catégorie de femmes migrantes en promouvant auprès d’entrepreneurs et d’agences de recrutement les qualités de «tendresse», d’«affection» ou de «chaleur humaine» des travailleuses des métiers du care.

Au Nord comme au Sud, l’essor du care est rendu possible par la naturalisation et la sous-évaluation de l’emploi féminin. Comme l’a montré Danielle Kergoat (1984: 211), l’usage sexué de la main-d’œuvre dans le secteur du careimplique la déqualification et la sous-évaluation des connaissances et des compétences associées au travail domestique «puisque ces qualités sont censées être innées et non acquises, être des faits de nature et non de culture».

3.1.3 Un contrôle accru des frontières

Bien que la réorganisation de l’économie globale favorise la libre circulation des biens et capitaux, elle se traduit par un contrôle accru de la mobilité de la main-d’œuvre et des personnes. La mondialisation s’associe donc à un accès restreint aux frontières des pays occidentaux et à un resserrement des critères d’immigration. Elle entraîne une augmentation du recours à des passeurs ou à des agences offrant des «services» de migration et accroît, dès lors, la vulnérabilité des femmes à l’égard des pièges tendus par les réseaux du crime organisé.

Au demeurant, que les passeurs aient ou non le projet de prostituer les femmes dont ils organisent le passage clandestin, il s’agit de circonstances qui accroissent considérablement la vulnérabilité des migrantes. Il en coûte en effet très cher pour «passer» d’un pays à l’autre5 Selon les tarifs estimés par Interpol le prix d’un passage clandestin se situe entre 300 et 30 000 USD, selon son degré de complexité ou de risque (Dusch, 2002: 11)., d’autant plus que l’accroissement et la technologisation des contrôles aux frontières nord-américaines, particulièrement depuis l’adoption du Patriot Act le 2 octobre 2001 par les États-Unis, ont vraisemblablement augmenté les tarifs des passeurs (Ceyhan, 2004; 1997).

Sigma Huda, ex-rapporteure spéciale sur la traite des êtres humains auprès des Nations Unies, confirme que le caractère sexospécifique de la migration induit par la mondialisation et par la féminisation de la pauvreté augmente le recours à des personnes ou des agences offrant des services de migration, lesquelles se révèlent être dans plusieurs cas des trafiquants (ONU, 2006b). Face à de tels constats, l’ex-rapporteure soutient que «les politiques d’immigration répressives portent incontestablement atteinte aux droits fondamentaux des victimes de la traite» (ONU, 2006a: 16).

Quand les frontières sont fermées, les trafiquants et les syndicats du crime organisé sont les seuls capables de faciliter la migration des femmes et des enfants. Dans de nombreux cas, ces trafiquants orientent les femmes et les enfants dans les réseaux mondiaux de la traite qui fournissent les marchés locaux de la prostitution. (Gunilla S. Ekberg[fn] Gunilla S. Ekberg est une avocate canado-suédoise alors représentante de la Coalition Against Trafficking in Women (CATW) de l’Amérique du Nord.[/fn] citée dans AQOCI/CQFD, 2001: 69)

La criminalisation des migrants et des migrantes en situation d’illégalité favorise les abus et la surexploitation des personnes vulnérables. Or, comme nous le verrons plus en détail avec le cas du Canada et du Québec, les États se centrent sur la criminalisation des personnes migrantes qui ne répondent pas à leurs critères très restrictifs de sélection au lieu de permettre, comme ils le font déjà avec les capitaux et les marchandises, la libre circulation des personnes en quête d’un emploi et d’une vie décente (Poulin, 2004: 136).

La globalisation néolibérale des marchés internationaux et ses effets de précarisation économique ont ainsi considérablement accru à la fois la pauvreté des femmes et leur migration, spécialement celles provenant de pays défavorisés sur le plan économique ou politiquement instables. Les organisations criminelles exploitent ces transformations pour en tirer des profits considérables, intensifiant du même coup les inégalités sociales et économiques (Poulin, 2004: 135). En plus d’exacerber les rapports d’exploitation et d’oppression, particulièrement dans les pays du Sud, la mondialisation a renforcé la commercialisation de la prostitution à l’échelle mondiale et donc, la traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle:

L’impact négatif de la mondialisation n’est nulle part ailleurs plus évident que dans la hausse de la prostitution et du trafic des femmes et des enfants, partout dans le monde. […] le trafic sexuel des femmes est devenu une méga-entreprise caractérisée comme étant à grands profitset à faibles risques. (Aurora Javate de Dios[fn] Aurora Javate de Dios était directrice de la Coalition contre le trafic des femmes pour la région de l’Asie Pacifique au sein de la Coalition Against Trafficking in Women (CATW). Elle est présentement directrice du Women and Gender Institute du Collège Miriam aux Philippines.[/fn] citée dans AQOCI/CQFD, 2001: 26-27)

 

3.2 Les femmes migrantes racistes ou autochtones identifiées comme principales cibles de la traite au Canada et au Québec

Notre recension des écrits indique que la traite locale, à l’intérieur des frontières du Canada, cible particulièrement les filles et les femmes issues de communautés racisées, ainsi que les Autochtones (U.S. Department of State, 2008; Oxman-Martinez, Lacroix et Hanley, 2005). Les personnes victimes de la traite internationale à destination du Canada sont des femmes provenant principalement d’Asie (Corée du Sud, Thaïlande, Cambodge, Malaisie, Philippines et Vietnam) et d’Europe de l’Est (Russie, Ukraine), ainsi que d’Afrique, de la Russie, de l’Amérique du Sud et des Caraïbes (U.S. Department of State, 2008; Geadah, 2003). Les femmes trafiquées provenant d’Asie ont tendance à être plus souvent dirigées vers Vancouver et l’Ouest canadien, tandis que celles originaires d’Europe de l’Est et d’Amérique latine «approvisionnent» généralement Toronto et l’Est du Canada (U.S. Department of State, 2008).

Il apparaît que les principales victimes de la traite identifiées sont des femmes migrantes, issues de communautés racisées ou autochtones. Qu’elles fassent ou non partie de ces groupes, la traite vise particulièrement les mineures. Au Canada, l’âge moyen des personnes recrutées dans les réseaux de prostitution se situe entre quatorze et seize ans (Aebi, 2011), voire à treize ans, selon certaines sources (Côté, 2004; Hecht, 2001). L’attrait des clients pour les filles toujours plus jeunes, de même que la gravité du problème de l’exploitation sexuelle des enfants sont malheureusement devenus des lieux communs: des chercheures de l’Alberta parlent de «vies jetables» pour illustrer la stigmatisation des jeunes femmes prostituées (Tutty et Nixon, 2007).

3.2.1 La surreprésentation des femmes autochtones

Les peuples des Premières nations figurant parmi les groupes les plus vulnérables au Canada, il n’est pas étonnant, comme l’ont démontré Oxman-Martinez et al. (2005), qu’une forte proportion de femmes et de jeunes filles autochtones soit exploitée dans les filières de la traite au niveau local. Au Québec, la situation diffère: environ 8% de femmes se déclare issues des Premières nations, comparativement à plus du double dans d’autres provinces de l’Ouest canadien. Il s’agit généralement de jeunes femmes marginalisées en raison de plusieurs facteurs imbriqués. Outre le genre, on note la pauvreté, un faible niveau d’éducation, des situations de crise et d’isolement social: autant de processus d’exclusion qui accentuent leur vulnérabilité. Les filles et les femmes autochtones sont donc surreprésentées dans l’industrie du sexe au Canada, d’où l’importance de rappeler certaines données statistiques en ce qui a trait à leur vulnérabilité socioéconomique.

Selon un rapport de Statistique Canada (2006), le Canada compte un peu moins d’un demi-million de femmes qui ont déclaré être autochtones, c’est-à-dire Indiennes de l’Amérique du Nord, Métisses ou Inuites, ce qui représente 3 % de l’ensemble de la population féminine. On les retrouve en majorité dans les grands centres urbains canadiens, principalement dans les villes de Winnipeg, Edmonton et Vancouver.

En 2001, 32 % de la population autochtone féminine avait moins de quinze ans, comparativement à 19 % des femmes non autochtones. Les jeunes femmes de 15 à 24 ans représentaient 17 % de la population autochtone, par rapport à 13 % de la population non autochtone. Cette population autochtone féminine connaît une croissance beaucoup plus rapide que le reste de la population féminine au Canada : de 1996 à 2001, le nombre de femmes autochtones a augmenté de 22 % alors que le taux de croissance était de 4 % au sein de la population féminine non autochtone. De fait, elles ont un taux de fécondité beaucoup plus élevé (2,6 enfants vs 1,5 pour l’ensemble des Canadiennes et sont plus souvent à la tête de foyers monoparentaux). En 2001, 21 % des Indiennes de l’Amérique du Nord de quinze ans et plus étaient des mères seules, comparativement à 17 % des Inuites, 16 % des Métisses et à 8 % des autres femmes. Si les femmes autochtones sont presque aussi susceptibles que les autres femmes de détenir un diplôme collégial, seulement 7 % des femmes autochtones de 25 ans et plus avaient un diplôme universitaire (5% pour les hommes), comparativement à 17 % des femmes non autochtones.

Dans le même ordre d’idées, selon Statistique Canada (2006), les filles et les femmes autochtones sont moins susceptibles d’être employées que leurs homologues masculins et que les femmes non autochtones. Si ces écarts sont présents pour tous les groupes d’âges, il s’avère particulièrement marqué pour la tranche 15-24 ans, alors que 35 % des femmes autochtones étaient employées, comparativement à 57 % des femmes non autochtones. De plus, le taux de chômage chez les Autochtones actives est deux fois plus élevé que celui des femmes non autochtones, surtout lorsqu’elles vivent dans les réserves. Le revenu médian de ces dernières se situe autour de 11 000 $.

Cette précarité s’adosse à des situations familiales troublées, incluant notamment des antécédents d’agression(s) sexuelle(s), des problèmes de violence conjugale, d’alcoolisme, de toxicomanie ou de santé mentale qui sévissent à un niveau endémique dans les communautés autochtones et accroissent la vulnérabilité des femmes à toutes formes d’exploitation (Statistique Canada, 2009). Outre ces facteurs, soulignons, sans pouvoir élaborer au vu de l’ampleur du problème, la discrimination systémique que subissent les femmes des Premières Nations −depuis la colonisation canadienne et ses outils d’assimilation, tels que la Loi sur les Indiens− en dépit des luttes des femmes autochtones elles-mêmes et malgré les différentes réformes qui ont été apportées aux lois. Comme le formulent Oxman-Martinez et al. (2005: 11), «il est clair qu’un passé d’exploitation coloniale et de racisme a aggravé les risques de marginalisation des gens de ces communautés».

3.2.2 Les facteurs d’exclusion des femmes migrantes et racisées

Au Canada, le nombre de personnes nées à l’étranger a presque triplé au cours des soixante-quinze dernières années, représentant près du cinquième de l’ensemble de la population (Chui, Tran et Maheux, 2007). Selon le Rapport annuel au Parlement sur l’immigration, Citoyenneté et Immigration Canada (CIC, 2008) a octroyé la résidence permanente à 236 757 personnes en 2007, c’est-à-dire dans des proportions jusque-là inégalées.

Tableau 3-1

Nouveaux résidents permanents admis au Canada en 2007 (CIC, 2007)

Par les autrices, 2012

Le nombre de personnes qui aspirent à émigrer au Canada est toutefois beaucoup plus élevé: CIC reconnaît qu’il y a plus de 925 000 demandes d’immigration en attente d’une décision, avec une augmentation constante des demandes des visiteurs, des étudiants et des travailleurs temporaires. Les plans concernant les niveaux d’immigration produits chaque année par le gouvernement canadien confirment une tendance à la baisse en ce qui a trait aux prévisions relatives à l’accueil des catégories personnes protégées et humanitaire, c’est-à-dire les migrants et les migrantes les plus vulnérables.

En 2008, le Québec a admis environ 49 000 immigrants-es sur son territoire, dont plus de 75% a fait l’objet d’une sélection par le gouvernement provincial6 «En vertu de l’Accord Canada–Québec, le Québec est habilité à fixer ses propres objectifs annuels en matière d’immigration et est chargé de sélectionner ses immigrants; le Canada conserve toutefois la responsabilité de fixer les critères de sélection pour les membres de la catégorie du regroupement familial et de déterminer le statut des demandeurs du statut de réfugié au Canada. Il incombe également au Canada de déterminer les catégories d’immigrants, de fixer les niveaux d’immigration et de définir les exigences d’admissibilité en vertu de la LIPR» (Citoyenneté et Immigration Canada,2008: 14).. Ces nouveaux arrivants et arrivantes sont jeunes: selon des chiffres produits par Immigration et communautés culturelles (2008a), près de 70% sont âgés de moins de 35 ans. Leur présence se distribue à peu près également entre les sexes. On observe cependant une répartition différente de la représentation des femmes et des hommes au sein des trois grandes catégories d’immigrants et immigrantes.

Comme en fait état le tableau ci-dessous, on remarque une nette prépondérance de l’immigration de type économique qui correspond à presque 70% des nouveaux immigrants-es, majoritairement des hommes, tandis que la catégorie du regroupement familial compte pour un peu plus de 20% des arrivées, en forte majorité des femmes. Les réfugiés-es et les personnes en situation semblable, majoritairement des hommes, représentent 9,4 % du mouvement d’immigration au Québec, avec une tendance à la baisse pour les admissions du dernier trimestre de 2008.

Tableau 3-2

La population immigrante admise au Québec de 1997 à 2006 et présente en 2008 (MICC,2008)

Par les autrices, 2012

Selon d’autres statistiques produites par Immigration et communautés culturelles (2008b), depuis quelques années, les nouveaux immigrants et immigrantes admis au Québec proviennent principalement de la France, d’Algérie, du Maroc et de Chine, mais les pays d’origine des femmes et des hommes issus de l’immigration se répartissent toutefois différemment. On note ainsi une forte surreprésentation féminine parmi la population immigrée née aux Antilles (Cuba, Haïti, République dominicaine, Jamaïque, etc.) et, dans une moindre mesure, parmi celle née en Amérique du Nord, en Amérique du Sud, en Europe de l’Est, en Asie de l’Est (Chine, Japon, Corée, etc.) et en Asie du Sud-Est (Philippines, Thaïlande, Vietnam, Cambodge, etc.). Les femmes originaires d’Afrique de l’Ouest, du Maghreb et du Moyen-Orient sont par ailleurs sous-représentées.

Au Québec, presque 50% de la population immigrée est catégorisée «minorité visible», tant chez les femmes que chez les hommes, mais les principaux groupes d’appartenance ethnique varient considérablement selon le sexe. Par exemple, on compte bien davantage d’hommes arabes que de femmes tandis que les Philippines, les Chinoises et les «Noires» sont plus nombreuses que les hommes des mêmes groupes. Ces différences reflètent possiblement l’essor des métiers du care et l’expansion des programmes de permis de travail temporaire pour les aides familiales que nous examinerons plus loin et qui attire notamment les Philippines en forte proportion.

3.2.2.1 L’insertion dans la vie active sous le signe de la précarité

Sur la base des principaux indicateurs du marché du travail, on constate que les femmes immigrantes ont un taux d’activité et d’emploi moindres et un taux de chômage plus élevé que les hommes immigrants et que l’ensemble des femmes québécoises. On parle donc d’une double précarité subie par les femmes issues de l’immigration (Mongeau et Pinsonneault, 2007). Tastsoglou et Preston (2005) ont toutefois démontré que le fait d’être une femme a beaucoup plus d’influence sur le revenu que le fait d’être immigrante.

Plusieurs recherches (Pierre, 2005; Cardu et Bouchamma, 2000; Duchemin, 2003) ont mis en relief le fait que le racisme régnant dans le milieu de l’emploi freine considérablement la mobilité sociale des femmes issues de l’immigration ou des communautés culturelles, surtout lorsqu’elles appartiennent à des groupes racisés. Les femmes racisées, quoique plus instruites7 Les différences sociodémographiques entre les femmes et les hommes issus de l’immigration s’avèrent les plus notables sur le plan des connaissances linguistiques –les femmes sont majoritairement allophones– et sur le plan de la scolarité. Si les femmes immigrées sont plus scolarisées que l’ensemble des femmes, elles le sont moins que leurs homologues masculins. Des analystes parlent de niveau d’instruction «bipolarisé» des travailleurs-ses immigrés-es au Canada et la situation semble également prévaloir au Québec: «Tandis qu’une proportion élevée d’entre eux détiennent un grade universitaire, la proportion de ceux qui ont fait relativement peu d’études dépasse aussi celle des personnes nées au Canada» (Chui et Devereaux, 1995: 21)., sont un peu moins susceptibles de détenir un emploi rémunéré, particulièrement dans le groupe d’âge des 25 à 44 ans. Parmi les différents groupes ethniques concernés, les femmes «noires» et les Philippines –surreprésentées dans le secteur du care– sont proportionnellement les plus nombreuses à être employées.

Les enfants des deuxième ou troisième générations d’immigrants-es issus de ces «minorités visibles» connaissent des difficultés analogues à celles de leurs parents en matière d’embauche et rencontrent des obstacles d’ordre systémique qui les confinent dans des emplois précaires et déqualifiés (Mathews, 1996). Parmi les multiples conséquences de ce choc discriminatoire sur la mobilité sociale des individus et la construction de leur identité, mentionnons un affaiblissement des structures familiales causé par le manque de réussite sociale des parents et l’absence de modèles sociaux positifs pour les enfants. En quête de modèles valides, des jeunes issus des groupes discriminés en viennent notamment à davantage contester l’autorité parentale, voire à se recréer une famille à l’extérieur du noyau familial pouvant mener à son éclatement (Drudi, 2003). Ces considérations peuvent éclairer la dimension ethnicisée du problème de la traite, dont les agentes et les agents −qu’ils soient ou non associés à des groupes criminels− sont souvent identifiés comme nous le verrons plus loin, à des groupes racisés ou ethniques particuliers.

3.2.2.2 Une immigration à deux vitesses qui peut favoriser la traite

Des recherches ont bien démontré le caractère discriminatoire des politiques d’immigration à l’égard des personnes les plus vulnérables, notamment les femmes pauvres et peu instruites. Myrlande Pierre (2005: 83) estime que malgré des avancées positives sur le plan des normes civiques, certaines tendances discriminatoires des politiques d’immigration se perpétuent au fil de l’histoire et «reproduisent, encore aujourd’hui, des inégalités au sein de la société». Pour le gouvernement canadien, l’immigration se pense tout d’abord en termes de «profits» et de réponse aux «besoins pressants du marché du travail et des employeurs» (CIC, 2008: 8), et, en filigrane, en termes de privilèges réservés aux personnes les plus qualifiées, instruites ou nanties, le plus souvent sous forme d’accès à des hommes ou des femmes «de service» (2005). De fait et sans pouvoir véritablement livrer une analyse approfondie des statistiques, notons que presque la moitié des 122 779 immigrantes admises en 2007 l’ont été dans les catégories Aides familiales, Regroupement familial, Personnes protégées et Humanitaire (voir tableau 1). Les statistiques de la répartition entre les sexes au sein des différentes catégories d’immigration montrent que les femmes sont surreprésentées lorsqu’il s’agit de venir au Canada à titre de dépendante légale, qu’il s’agisse de parrainage par un homme ou une institution ou d’un contrat temporaire avec un employeur qui l’assigne à résidence.

Le démographe sociologue Victor Piché (2007) considère pour sa part que le Canada s’est véritablement doté d’un système à deux vitesses: l’immigration de type permanente avec l’ensemble des droits à la clé pour les travailleuses et les travailleurs qualifiés et l’immigration de type temporaire pour les non-qualifiés avec peu de droits, par le biais de différents programmes dont celui des aides familiaux résidents. Piché (2007) inscrit cette résurgence de politiques migratoires «favorisant et justifiant des programmes de migrations internationales temporaires» dans une perspective globale, à l’aune des recommandations de différentes instances comme la Banque mondiale qui souhaitent ainsi combler les écarts entre la demande et l’offre de travail. Est-ce ce qui a conduit CIC (2008: 6) à statuer que les visiteuses et visiteurs originaires de Pologne, Hongrie, Lituanie et Slovaquie ne seraient plus tenus d’obtenir un visa pour entrer au Canada, dans un effort d’accroître leurs «possibilités en matière d’éducation, de carrière et de culture»? Lorsque l’on considère le problème de la traite en provenance d’Europe de l’Est, on peut s’inquiéter de ce que les trafiquants profitent de cette nouvelle voie de passage.

Le problème est complexe: trop de coercition comme trop de souplesse risquent d’encourager la traite des femmes, d’où l’impérieuse nécessité de cesser le saupoudrage de politiques disparates sans cohésion entre elles. Il importe surtout, comme le rappelle Daniel Salée (2005: 71) dans une analyse concernant le racisme à l’égard des peuples autochtones, mais dont nous pouvons élargir la portée à l’ensemble des groupes victimes de discriminations, de «se départir des a priori normatifs ancrés dans l’imaginaire occidental qui trop souvent n’ont servi qu’à […] justifier leur assujettissement». Le sociologue nous invite ainsi à repenser le rôle de nos institutions politiques dans l’apparente immuabilité des logiques d’infériorisation des citoyens-nes d’origines diverses qui favorisent selon nous la traite:

Le système politique canadien repose en grande partie sur la reproduction de privilèges de classes, raciaux, coloniaux et patriarcaux qui disqualifient d’office tout candidat qui ne correspond pas aux profils dominants et aux conditions préétablies de succès politique. Il en est de même du système de marché capitaliste sur lequel se fonde l’essentiel de la dynamique des rapports sociaux: il est dans sa logique même, profondément discriminatoire […] et conduit d’emblée à l’exclusion qui n’est pas apte socialement, idéologiquement ou culturellement à en satisfaire les exigences […]. (Salée, 2005: 72)

Si le Canada n’a pas encore fermé ses frontières, comme l’ont fait plusieurs pays européens, ses politiques d’immigration semblent de plus en plus contraignantes pour les individus démunis et vulnérables. On peut craindre que de telles orientations fassent le jeu de l’immigration illégale, et, par voie de conséquence, des trafiquants d’êtres humains, mais il nous apparaît surtout problématique au regard de la question des droits humains. Le cas des visas pour danseuses exotiques que nous exposerons plus loin, comme celui des programmes de permis de travail pour les aides familiales que nous examinons maintenant, nous apparaissent emblématiques de ce système d’immigration à deux vitesses qui instrumentalise la migration temporaire de femmes en quête d’emplois à des salaires décents et, ce faisant, peut favoriser la traite d’êtres humains.

 

3.3 Aux frontières de la traite: le cas des aides familiales résidentes

Notre recension des écrits nous a permis de mettre en lumière le racisme régnant sur le marché de l’emploi au Québec de même que le caractère discriminatoire des politiques d’immigration attribuant surtout des visas de travail temporaires aux femmes et aux personnes peu instruites. En introduction du présent rapport, nous avons aussi évoqué qu’il existe différents types de traite d’êtres humains, visant à alimenter non seulement les industries du sexe (Poulin, 2004), à savoir le marché de la prostitution et de la pornographie, mais également d’autres marchés, par exemple celui du travail domestique. De fait, les frontières entre les différentes formes de traite apparaissent souvent floues et mouvantes, redéfinissables au gré des expériences et des perceptions. Nous faisons ici état de la situation des aides familiales résidentes qui viennent au Canada pour faire du travail domestique dans des conditions aux frontières de la traite et qui s’avèrent particulièrement vulnérables à l’exploitation sexuelle.

Des sociologues féministes (Moujoud et Pourette, 2005; Falquet, 2005) ont établi que services domestiques8 Comme le soulignent Moujoud et Pourette (2005), le service domestique doit être distingué du travail domestique, en ce qu’il renvoie non pas aux tâches du quotidien liées à l’entretien d’un foyer, mais à un emploi, «c’est-à-dire au travail effectué par les employées domestiques, et qui constitue “une des principales formes d’emploi féminin dans la plus grande partie du monde”» (2005: 1095). À noter que le travail domestique au foyer peut aussi inclure des «services sexuels» rendus au conjoint, à l’aune de l’échange économico-sexuel entre hommes et femmes qui se produit dans le mariage (Tabet, 2004). et «services sexuels» constituent deux importants secteurs d’exploitation des femmes, particulièrement les migrantes –rurales ou internationales– et qu’ils s’exercent dans des conditions analogues en ce qui a trait à:

…l’invisibilité des activités effectuées, des lieux privés où elles sont réalisées et le fait qu’il s’agisse de services rendus à des particuliers favorisent les abus: l’exploitation physique, sans respect de la personne, du travail effectué, des tarifs ou de la rémunération demandés, ni des horaires de travail; la stigmatisation et les atteintes psychologiques dues à des attitudes humiliantes, dégradantes, insultantes. (Moujoud et Pourette, 2005: 1096)

Comme le résume Falquet (2005: 13), les politiques migratoires et de «développement» encouragées par les institutions internationales ont globalement les mêmes conséquences sur les femmes «de services», qu’elles soient exploitées dans l’industrie du sexe ou dans le secteur domestique. Sans oublier que la violence sexuelle subie de la part de l’employeur peut conduire des travailleuses domestiques à la prostitution ou à effectuer des allers-retours entre ces différentes activités, selon leur parcours de vie. Lorsqu’elles le peuvent, des travailleuses domestiques −particulièrement celles qui font affaire avec une agence de placement− louent une chambre pour leur journée de congé, qui devient un lieu d’exploitation sexuelle. Au demeurant, plusieurs de nos données concernent des cas de ce passage à la prostitution de femmes philippines admises au Canada par le biais du programme fédéral pour les aides familiales résidentes (AQOCI/CQFD, 2001). Nous exposerons plus loin les propos recueillis auprès de personnes engagées dans des organisations de la société civile, notamment des intervenantes œuvrant à Pinay9 Pinay est une association de défense et de promotion des droits des femmes originaires des Philippines et vivant au Québec. Elle a démontré beaucoup de leadership au sujet du Programme des aides familiaux résidants/Live-In Caregivers (PAFR) du gouvernement canadien permettant d’engager des «aides domestiques» philippines. Site internet: http://pinayquebec.blogspot.ca/ Pour d’autres résultats relatifs à la situation des aides familiales et aux perspectives des intervenantes par rapport à la traite, voir notre chapitre 6: Les perspectives du milieu communautaire. et à l’Association des aides familiales du Québec (AAFQ)10 L’Association des aides familiales du Québec (AAFQ) lutte depuis 1975 pourla reconnaissance, le respect et la valorisation de la profession d’aide familiale. Elle réunit des professionnelles de l’aide familiale, québécoises ou immigrantes, généralement âgées de plus de 30 ans. Site internet www.aafq.ca/ , qui n’hésitent pas à parler de traite des femmes à des fins d’exploitation domestique en ce qui a trait aux permis temporaires pour les aides familiales, et qui tissent des liens avec l’exploitation sexuelle.

En effet, la plupart de ces travailleuses sont arrivées au Québec par le biais du Programme des aides familiaux résidants/Live-In Caregivers (PAFR), lequel fait l’objet de sévères critiques, aussi bien parmi nos répondantes dans le secteur communautaire, que dans la communauté universitaire (Oxman-Martinez et al., 2004; Langevin et Belleau, 2000; Rose, 2000). Une coalition a d’ailleurs publié une série de recommandations pour une réforme du programme des travailleurs étrangers temporaires qui englobe le PAFR11 La coalition regroupe le Centre des travailleurs immigrants/Immigrant Worker Center (CTI/IWC), Pinay – Association montréalaise de femmes d’origine philippine et Droits travailleuses et travailleurs (im)migrantes – (DTT(I)M)..

3.3.1 Premier ressort de la traite: le recrutement

Administré par Ressources humaines et Développement social Canada/Service Canada (RHDSC/SC) en collaboration avec Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), le Programme des aides familiaux résidants/Live-In Caregivers (PAFR) vise à encadrer l’embauche étrangère pour «pour fournir sans supervision des soins à domicile à des enfants, à des personnes âgées ou à des personnes handicapées»12 Voir le site du Ministère: http://www.cic.gc.ca/francais/travailler/aides/index.asp (consulté le 27 septembre 2012). RHDSC/SC collabore avec les employeuses et employeurs potentiels, tandis que CIC recrute des candidates à l’extérieur du pays, lorsque des «résidents permanents qualifiés ne sont pas disponibles». Selon les chiffres cités par Langevin et Belleau en 2000, «l’aide familiale immigrante résidante, qui arrive au pays en vertu du PAFR, vient des Philippines dans une proportion de 76,92 p. 100. Il s’agissait de femmes dans plus de 80 p. 100 des cas» (Langevin et Belleau, 2000: 21-22).

Le Rapport annuel au Parlement sur l’immigration de CIC (2007) révèle que ce sont les femmes qui, dans une proportion écrasante (95%), ont fait des démarches pour obtenir la résidence permanente à titre de demandeures principales. Les Philippines sont au troisième rang des principaux pays sources de résidents permanents au Canada.

En vertu du PAFR, les aides familiales résidant au Canada peuvent obtenir un permis de travail d’une durée maximale de trois ans et trois mois13 En 2006, la durée du permis a été prolongée, passant d’un an à trois ans et trois mois., sous réserve qu’elles respectent les conditions suivantes:

  • Travailler à plein temps dans une maison privée et pour un seul employeur à la fois;
  • Vivre chez l’employeur;
  • Répondre aux exigences de Citoyenneté et Immigration Canada concernant la langue, les études et les compétences nécessaires pour fonctionner sur le marché du travail;
  • Répondre aux exigences du ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles et obtenir un certificat d’acceptation du Québec (CAQ) pour travailler au Québec sur la base, notamment, de leur connaissance du français.

Elles peuvent également présenter une demande de résidence permanente après avoir travaillé pendant au moins deux années complètes à titre d’aide familiale résidante au cours des trois années suivant la date de leur arrivée au Canada.

Selon la Commission des normes du travail du Québec14 CNT@laUne, bulletin d’information de la Commission des normes du travail, Volume 1, numéro 2, mai 2008. En ligne. http://www.cnt.gouv.qc.ca/fileadmin/CNTalaUNE/vo1_no2_mai/dossier.html (consulté le 26 septembre 2012) (CNT), le Québec a accueilli 2 010 personnes dans le cadre du Programme des aides familiaux résidants (PAFR) en 2007, ce qui représente environ 8% du nombre total de travailleurs étrangers temporaires dans cette province. En fait, moins de 10% des résidents permanents admis sous la catégorie aides familiaux résidants a fait sa demande au Québec (CIC, 2007).

3.3.2 Deuxième ressort: le déplacement

Une intervenante à Pinay considère le Programme des aides familiaux résidants/Live-In Caregivers (PAFR) comme une forme de traite «légitimée» par les gouvernements philippin et canadien parce qu’il implique le déplacement d’une personne d’un endroit en vue d’un échange commercial. Une travailleuse de l’AAFQ évoque quant à elle la forte mobilité de certaines femmes «qui ont fait le tour de la planète comme domestiques et qui sont dans ces réseaux-là depuis 20-25 ans».

Les gouvernements provincial et fédéral ne colligeant pas de données sur les employeurs, aucune étude récente ne semble avoir été conduite à leur sujet. On en sait donc peu sur ces familles. L’intervenante de l’AAFQ estime que la plupart résident dans les quartiers les mieux nantis de Montréal (Westmount, Outremont, Ville Mont-Royal), toutes origines confondues. «Nous, on pensait que c’était principalement des gens qui venaient d’autres communautés, d’autres origines ethniques, mais finalement, non. On a des cas où l’un des conjoints est québécois/québécoise, donc c’est quand même du monde […] qui a grandi dans notre culture», précise l’intervenante de l’AAFQ. Elle explique que les employeurs empruntent différents moyens pour recruter une aide familiale d’origine étrangère, dont le contact direct avec les familles, par connaissance interposée ou au bénéfice d’un voyage dans le pays concerné, notamment au Maroc, ainsi que dans plusieurs pays d’Amérique latine ou centrale. Il existe également des réseaux : les agences de placement aux Philippines, par exemple.

On mentionne également des familles de diplomates qui amènent des travailleuses domestiques au Canada hors des programmes de visas diplomatiques, donc sans véritable contrôle de la part des autorités et, du coup, aucun droit n’est accordé à ces travailleuses. Si le diplomate la congédie, on lui retire son permis et elle doit retourner dans son pays d’origine, sinon, elle se retrouve en situation irrégulière.

L’intervenante de l’AAFQ invoque les conditions difficiles qui poussent des femmes vers ce programme et se demande si on peut véritablement parler de «choix»: «[C’est] à cause de la pauvreté, elles doivent réellement survivre». Acculées à la misère dans leur pays d’origine, animées par un désir d’accéder à un avenir plus harmonieux ou pressées de subvenir aux besoins de leur famille, voire de leurs enfants, elles peuvent voir dans le PAFR une façon d’immigrer au Canada. Ces conditions difficiles confortent certains employeurs, et certaines aides familiales elles-mêmes, dans l’idée qu’ils aident des pauvres femmes du «Tiers-Monde» à s’en sortir et à immigrer au Canada.

En anglais, c’est encore plus flagrant… Celles qui sont dans le programme, même les aides familiales philippines, on est toujours en train de les reprendre parce qu’elles parlent de «parrainage». Elles utilisent l’expression «sponsor», puis l’employeur utilise ça: «I sponsor you». Ça veut dire «parrainage», mais c’est pas ça qui se passe. Il ne la parraine pas du tout, il l’embauche. (AAFQ)

Malgré leurs maigres salaires, la plupart des aides familiales envoient les trois quarts de leur paye dans leur pays d’origine, se plaçant sous le signe de la précarité tout en représentant une force économique sur laquelle des pays comme les Philippines comptent beaucoup: exilées au Canada, elles feraient vivre le tiers de la population de leur pays d’origine (Langevin et Belleau, 2000). «Si elles en gagnent 800 [$] elles en envoient 700. Puis, elles gardent les sous qu’il faut pour payer les frais d’immigration15 Citoyenneté et Immigration Canada diffuse une mise en garde contre ce type d’escroquerie sur son site: http://www.cic.gc.ca/francais/ministere/media/avis/avis-fraude.asp. Voir également le Rapport du Comité consultatif sur la réglementation des activités des consultants en immigration présenté au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration en mai 2003, http://www.cic.gc.ca/FRANCAIS/ressources/publications/consultants/sommaire.asp (consulté le 26 mai 2008), si elles sont légales» (AAFQ).

Il peut ainsi s’avérer très couteux d’entrer au Canada via le programme PAFR. À titre indicatif, les frais exigés par le gouvernement du Québec pour le traitement d’une demande d’immigration sont de 390 $ et de 150 $ pour chaque personne à charge. À cela s’ajoutent plusieurs centaines de dollars de frais pour l’obtention du statut de résident permanent, payables au gouvernement fédéral. De surcroit, des conseillers et conseillères en immigration aux activités frauduleuses exigent jusqu’à 5 000 $ pour «aider» ces «esclaves de l’espoir» (Bals, 1999) à venir au Canada, ce qui ne comprend ni le billet d’avion, ni les frais d’immigration.

Ils se font passer pour des agents en immigration. Même leur carte d’affaire… avec le petit drapeau du Canada à côté-là. […] C’est tout à fait légal. D’autant plus que l’argent circule à l’étranger. Puis, ici, des fois, il y a des agences qui ont le culot de poursuivre les aides familiales qui ne les payent pas une fois rendues. Ils les envoient à la cour des petites créances et il semblerait, qu’il y a un certain montant qu’ils peuvent réclamer. (AAFQ)

Pour la participante de l’AAFQ, le problème semble difficile à solutionner puisque les gens qui font appel à de tels «services» sont prêts à tout pour émigrer au Canada et améliorer leurs conditions d’existence.

… j’ai eu un cas l’année passée où on se demandait −mais on ne le sait pas vraiment parce qu’on n’a pas pu fouiller− on se demandait quasiment si la famille ne l’avait pas vendue à son employeur. Il n’y avait pas de papiers, il n’y avait rien. Ce qui se passait, c’était tellement… Elle n’avait jamais vu son salaire. Son salaire se déposait par téléphone au Maroc. […][C’]était à sa famille que l’argent allait. Alors, on se disait: «Elle voit jamais sa paye, elle travaille 24 heures sur 24…». (AAFQ)

Dans de telles situations, l’exploitation de ces travailleuses, que l’une de nos interlocutrices de l’AAFQ appelle les «héroïnes économiques», constitue clairement de la traite à des fins d’exploitation domestique, alors que «les familles sont prêtes à se saigner. Elles vendent des terres, elles vendent tout ce qu’elles ont pour permettre à leurs enfants de se sortir du pays» (AAFQ). «Je suis sûre et certaine que dans le trafic sexuel c’est la même chose», ajoute-t-elle.

3.3.3 Troisième ressort: les conditions d’exploitation dans le pays d’accueil

À l’AAFQ, on voit souvent des cas où les familles (employeurs) font venir des jeunes femmes avec un visa de touriste, mais les gardent comme domestiques, leur confisquant leurs papiers. On les fait travailler sept jours sur sept, 24 heures sur 24, dans des conditions de travail voisines de l’esclavage. Des travailleuses se retrouvent ainsi quelquefois cloitrées par des employeurs et ne peuvent sortir sans la famille, ni parler à d’autres compatriotes: «Ça va plutôt être des gens qui font venir illégalement des travailleuses pour les garder à la maison, qui les séquestrent. Ce qui fait que c’est difficile pour l’immigration de les retracer…» (AAFQ).

Il existe une variété d’abus possibles de la part des employeurs, allant des conditions de travail inhumaines (peu ou pas de rémunération, pas d’horaire de travail fixe, pas de congés, pas de chambre privée, etc.) à la séquestration totale, voire aux agressions sexuelles. La personne-ressource de l’AAFQ affirme que les aides familiales résidentes, plus vulnérables du fait qu’elles vivent généralement sous le même toit que leur employeur, subissent régulièrement du harcèlement sexuel, et parfois des viols: «leur porte ne ferme pas à clef, un employeur entre au moment où il sait que c’est son heure de bain, des choses comme ça, c’est assez fréquent. Des cas d’agressions, on en a deux ou trois par année, mais souvent on va le savoir après», déplore-t-elle. On rapporte aussi que certains propriétaires d’agence de placement exigent des faveurs sexuelles en échange de l’hébergement à des aides familiales qui viennent au Canada dans le cadre du programme PAFR. Ces hommes sont souvent les seules personnes que les nouvelles arrivantes connaissent en dehors de leur employeur, «ils ont vraiment le total contrôle sur ces femmes-là».

Dans les cas d’abus, les femmes portent rarement plainte et leurs chances de remporter une victoire juridique sont minces vis-à-vis d’un employeur à qui les ressources financières et le statut social confèrent davantage de pouvoir: «Il est évident que lorsque tu vas dans un autre pays sans un statut approprié, sans un statut permanent, tu es sujette à l’exploitation et à l’oppression», souligne l’intervenante de Pinay. L’employeur ou le «conseiller» fautif menace généralement sa victime de lui retirer tout soutien si elle le dénonce, car elle deviendrait alors illégale et risquerait d’être expulsée vers son pays d’origine. Pour les travailleuses légales, les derniers six mois des contrats de travail semblent les plus difficiles à supporter, alors que les employeurs sentent qu’ils perdent le contrôle qu’ils exercent sur elles. Dans plusieurs cas, lorsque l’aide familiale souhaite quitter son emploi, les employeurs déposent des accusations de vol.

L’intervenante de l’AAFQ déplore que le gouvernement canadien ne tienne pas de registre des permis accordés et perde la trace des nombreuses travailleuses qui ne deviennent pas résidentes permanentes au terme de leur contrat. Différents témoignages laissent supposer que certaines de ces femmes ont été amenées à contracter des unions maritales pour régulariser leur statut, ou fréquentent des milieux interlopes, sans statut légal, vulnérables et quasi inaccessibles aux travailleuses sociales. Également, des participantes à des journées de formation sur La mondialisation de la prostitution et du trafic sexuel dans le secteur de la coopération internationale (AQOCI/CQFD, 2001) ont signalé certains cas de passage à la prostitution de femmes philippines à travers le programme fédéral canadien pour les aides familiales.

Dans une étude intitulée Sex Trafficking of Women in the United States: International and Domestic Trends, Janice Raymond et Dana Hughes (2001) exposent comment les trafiquants exploitent diverses voies d’entrée pour trouver de nouvelles recrues, notamment le parrainage d’épouses par correspondance ainsi que des initiatives gouvernementales parfois aux frontières de la traite, comme le Programme des aides familiaux résidents (PAFR), de même que les permis de travail temporaires accordés pour «danse exotique», que nous abordons maintenant, car ils constituent un terreau fertile que les trafiquants exploitent pour recruter des femmes qui sont des proies faciles pour la traite des personnes.

 

3.4 La question des visas pour danse exotique

La pratique gouvernementale canadienne d’émission de visas pour « danse exotique » à des travailleuses étrangères a été identifiée comme un rouage de l’exploitation de femmes originaires de pays marqués par des bouleversements politiques et des conditions de vie difficiles. Nous nous sommes attardées à cette pratique afin de mieux comprendre les liens directs ou indirects avec la prostitution et la traite. À ces fins, nous avons consulté la documentation gouvernementale disponible sur les permis de travail temporaire accordés aux étrangers et nous avons rencontré des fonctionnaires canadiens et québécois impliqués dans le processus de délivrance des visas16 En ce qui concerne l’entrée de travailleurs temporaires étrangers sur le territoire du Québec, le pouvoir de décision est partagé entre Québec et Ottawa et, en cas de désaccord, le fédéral a le pouvoir de trancher. Nous avons ainsi rencontré, pour le Canada, deux fonctionnaires du ministère Ressources humaines et développement des compétences Canada (RHDCC) et deux fonctionnaires du ministère Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), ainsi que, pour le Québec, une fonctionnaire de la Direction des politiques et des programmes des travailleurs du ministère alors dédié aux Relations avec les citoyens et de l’Immigration (MRCI).. Soulignons que, depuis 2007, le gouvernement du Canada –passé aux mains du parti conservateur après le «règne» du Parti libéral– a utilisé tous les pouvoirs légaux en place pour réduire le nombre de danseuses nues étrangères admises au Canada17 À plusieurs reprises, le gouvernement conservateur a déposé des projets de loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés afin qu’un agent ou une agente d’immigration puisse refuser d’autoriser un étranger ou une étrangère à exercer un emploi temporaire s’il estime qu’il ou elle risque d’être exploité ou victime de traite. Le dernier en date est inclus dans le projet de loi omnibus (Projet de loi C-10) déposé en septembre 2011 http://www.parl.gc.ca/Content/LOP/LegislativeSummaries/41/1/c10-f.pdf. Au moment de finaliser le présent rapport, le gouvernement fédéral venait d’ailleurs d’annoncer de nouvelles mesures visant à «protéger les travailleurs étrangers vulnérables contre le risque d’abus et d’exploitation dans les entreprises liées au commerce du sexe»18 «Le gouvernement du Canada prend des mesures pour protéger les travailleurs étrangers temporaires». Centre des nouvelles du Canada, Toronto et Calgary, le 4 juillet 2012. En ligne. http://nouvelles.gc.ca/web/article-fra.do?nid=684419 (consulté le 12 juillet 2012). En effet, il semble que Ressources humaines et Développement des compétences Canada rejettera dorénavant toute demande de permis de travail présentée par des entreprises de l’industrie du sexe en vue d’embaucher des personnes étrangères dans le milieu de la «danse exotique», ainsi que dans les services d’escortes et les salons de massage. Si l’on peut se réjouir de la fin programmée des visas pour danseuses exotiques pour les raisons que nous exposerons ici, on ne peut que souligner l’importance de proposer des alternatives à l’industrie du sexe aux migrantes dont les permis seront expirés. De plus, on peut s’inquiéter que l’Adult Entertainment Association of Canada (AEAC) ait décidé de protester contre l’abolition des visas et publié un dépliant pour recruter des étudiantes des écoles, collèges et universités de la région de Toronto (Smith, 2012).

3.4.1 La procédure canadienne

Instaurés en 1998, les visas pour «danse exotique» font partie du Programme des travailleurs étrangers administré conjointement par Ressources humaines et développement des compétences Canada (RHDCC)19 Maintenant actif sous le nom de Ressources humaines et développement des compétences Canada (RHDCC). et Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), régi par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR)20 Voir le site: http://www.parl.gc.ca/information/library/PRBpubs/prb0624-f.htm. Le rôle de RHDCC dans le service des visas consiste à évaluer l’offre d’emploi d’une employeuse ou d’un employeur canadien en quête de main-d’œuvre, en fonction de son impact sur le marché du travail canadien. La durée de ces permis de travail temporaire varie de 6 mois à 1 an, renouvelable une fois pour une durée maximale de 12 mois.

L’embauche de «danseurs exotiques étrangers», comme celle des autres travailleuses et travailleurs étrangers temporaires, impose certaines obligations aux employeurs21 Ces obligations sont précisées sur le site de RHDCC. En ligne. http://www.rhdcc.gc.ca/fra/competence/travailleurs_etrangers/evaloffretemp.shtml. Il s’agit notamment d’obtenir un avis relatif au marché du travail pour chaque cas, de spécifier le profil de l’employeur ou de l’employeuse ainsi que la nature de ses responsabilités vis-à-vis la personne employée. RHDSC fournit un exemple de contrat de travail pour les danseurs exotiques22 Depuis 2010, deux nouvelles clauses de ce contrat stipulent que l’employeur, employeuse est toujours responsable du paiement des frais de transport à l’aller et au retour. Voir exemple de contrat pour les danseurs exotiques, à: http://www.rhdcc.gc.ca/fra/competence/travailleurs_etrangers/contracts-formulaires/contrat-de.shtml (consulté le 1er novembre 2012) et précise la nature des activités admissibles:

Les tâches reliées à l’emploi doivent être limitées à la danse sur scène et/ou aux tables seulement, et elles ne peuvent pas comprendre un type de danse ou d’autres actes comportant des contacts physiques entre les clients de l’établissement et le travailleur étranger (connue également sous le nom de danse-contact), ni des danses ou des actes se déroulant dans un endroit privé, qui n’est pas visible depuis la scène principale, (c’est-à-dire derrière des rideaux ou dans des cabines isolées).

L’employeuse ou employeur doit également faire la preuve qu’il a essayé en vain de recruter des personnes détenant la citoyenneté canadienne ou la résidence permanente pour un emploi identique, avec les mêmes conditions.

Il est à noter que depuis le 13 juillet 2012, des instructions ministérielles définissent des catégories d’entreprise  «où il existe des motifs raisonnables de soupçonner un risque d’exploitation sexuelle de certains travailleurs». Ces catégories d’entreprise sont les clubs de danseuses et de danseurs nus, les services d’escortes et les salons de massage. En vertu de ces instructions, depuis le 14 juillet 2012, les agents d’immigration Canada sont avisés de ne pas traiter les nouvelles demandes de permis de travail pour une entreprise s’inscrivant dans l’une de ces catégories23 Voir CIC, Bulletin opérationnel 449 – 13 juillet 2012. En ligne. http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/guides/bulletins/2012/bo449.asp.

Officiellement, ces visas visaient à pallier la pénurie touchant le marché du striptease canadien.

3.4.2 Une «pénurie» de danseuses nues canadiennes?

Les demandes de visas canadiens pour «danse exotique» proviennent en grande partie de l’ambassade canadienne en Roumanie qui accueille les demandes de Roumaines, mais également de femmes de pays voisins, notamment la Bulgarie et la Moldavie. Les autres principaux pays demandeurs sont les États-Unis, la République tchèque, le Mexique, la Hongrie, et les Philippines. Depuis sa mise en place en 1998, la règle relative à la pénurie de main-d’œuvre canadienne a été sujette à des «accommodements» répétés du gouvernement fédéral afin de répondre aux demandes croissantes pour des danseuses étrangères provenant d’employeurs canadiens. Selon les années, on constate ainsi des variations importantes du nombre des octrois de permis de travail pour danse exotique en fonction d’une logique de «pénurie de main-d’œuvre» pour le moins discutable24 Il est laborieux de suivre l’évolution des demandes de visas pour danse exotique. Les sources statistiques du Programme des travailleurs étrangers sont incomplètes et la saisie des données n’est pas systématique. De plus, le gouvernement ne semble pas préoccupé de recueillir des d’informations d’importance dans la lutte contre la traite, comme l’âge des danseuses, l’emploi exercé dans le pays d’origine, la province et l’employeur au Canada, les conditions de travail et de rémunération, le type de danse exotique pratiquée et la destination des danseuses une fois leur visa expiré. Les fonctionnaires rencontrées n’avaient donc pas de réponses à nos questions sur ces dimensions.. Nous verrons quels enjeux entourent cette question.

Nous avons étudié la dynamique des octrois à partir de renseignements fournis par CIC dans le cadre du récent projet de loi C-10 et de listes internes obtenues antérieurement auprès des fonctionnaires de CIC rencontrées25 Liste des visas émis et refusés par l’ambassade canadienne de Roumanie pour les années 2003 et 2004 (qui reçoit les demandes des pays voisins, la Bulgarie et la Moldavie); liste des visas de danseuses exotiques selon les pays d’origine pour les années 2003 et 2004 (données ségréguées selon le lieu d’émission du visa soit dans une ambassade, aux points d’entrée ou à l’intérieur du pays).. En 2003, 681 visas pour danse exotique ont été octroyés par le Canada. Par la suite, ce nombre a diminué de façon spectaculaire passant de 342 visas en 2004 à 17 en 2006, pour tomber finalement à 6 visas émis en 201026 Source: Résumé législatif du projet de loi C-10 : Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Publié le 5 octobre 2011, révisé le 17 février 2012. En ligne: http://www.parl.gc.ca/Content/LOP/LegislativeSummaries/41/1/c10-f.pdf (consulté le 1er novembre 2012). Les données gouvernementales n’étant pas compilées par province, nous ne pouvons chiffrer les demandes de visas pour travailler au Québec. Selon une agente rencontrée en 2005, très peu de dossiers avaient été autorisés par le gouvernement québécois.

Les données de CIC indiquent d’importants écarts dans la dynamique des octrois de 2000 à 2010. On observe un déploiement considérable des visas jusqu’en 2003 puis, par la suite, la situation change: il devient de plus en plus difficile d’obtenir des visas. On note deux explications à ce point tournant. Tout d’abord, en 2003, les effluves de scandale quant au rôle du crime organisé dans le service des visas ont provoqué un changement d’attitude au sein du gouvernement libéral. Les refus de visas ont alors pris le pas sur les approbations à Immigration Canada, ministère chargé, en dernière instance, d’accorder ou de refuser les demandes d’octrois. Par la suite, l’élection en 2006 du gouvernement conservateur de Stephen Harper a restreint considérablement l’accès à ces visas pour aboutir, en 2012, à annoncer leur retrait, tel que précisé en introduction de cette section. Il importe de souligner que l’approche des dernières années, axée sur les refus, n’a pas pour autant dissuadé les tenancières et tenanciers de bars de faire des demandes de danseuses exotiques, comme en témoigne le fait que, en 2009, le nombre d’offres d’emploi validées par RHDSC s’élève à 1836. Un tel score classe ce «groupe professionnel» au huitième rang de toutes les offres validées pour l’ensemble du Canada27 Source : Résumé législatif du projet de loi C-10: Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Publié le 5 octobre 2011, révisé le 17 février 2012. En ligne: http://www.parl.gc.ca/Content/LOP/LegislativeSummaries/41/1/c10-f.pdf (consulté le 1er novembre 2012).

Jusque vers la fin des années 1990, des directives en place depuis longtemps permettaient l’octroi de permis de travail aux danseuses exotiques sans qu’il soit nécessaire de prouver un manque de main-d’œuvre canadienne. En vertu d’un Avis national sur l’emploi émis par DRHC, l’employeur –par exemple, le propriétaire de bar– était dispensé de faire la preuve d’un manque de main-d’œuvre canadienne, la pénurie de danseuses nues étant reconnue de factopar le gouvernement canadien. Cet Avis, qui permettait aux officiers de l’immigration d’approuver en accéléré les permis de travail temporaires pour danse exotique, a été effectif pendant six ans, de 1998 à 2004. Durant cette période, on a assisté à une augmentation extraordinaire du nombre de visas émis à des migrantes étrangères pour danser dans les bars au Canada. Cette pratique, favorable aux employeurs de l’industrie du sexe qui embauchaient des danseuses étrangères pour les confiner à la prostitution dans les bars ou boites de nuit au Canada, a valu au gouvernement libéral canadien d’être accusé publiquement de complicité avec le crime organisé et d’aller à l’encontre de la politique canadienne sur la traite internationale des femmes28 En 2004, la «une» des journaux nationaux dénonçait le «scandale des visas pour danse exotique». Plusieurs allégations de liens avec le crime organisé ont mis le gouvernement canadien dans l’embarras. Le ministre des Ressources humaines Pierre Pettigrew est pris à partie pour avoir reconduit, de 1998 à 2004, l’avis national de dispense bien qu’il ait été prévenu dès 1998 que son ministère accordait des exemptions allant à l’encontre de la politique canadienne sur la traite internationale des femmes. Voir Fife (2004)..

Il est certain que plusieurs changements sur la scène juridique ont progressivement facilité l’embauche de femmes migrantes dans la prostitution, par exemple, la décision de la cour suprême de légitimer les danses-contacts29 Voir section du chapitre 4 sur le contexte juridique.. Comme l’a développé la chercheure Audrey Macklin en 2004, les propriétaires de bars et de clubs sont à la recherche de main-d’œuvre féminine pour répondre aux besoins d’un marché du sexe en plein développement. Et comme leurs demandes d’emplois excèdent «l’offre locale disponible», les employeurs se tournent vers les pays en voie de développement ou vers les pays est-européens pour recruter des femmes migrantes. Il nous faut ajouter que l’industrie du sexe souhaite offrir toujours plus «d’exotisme», une main- d’œuvre sans cesse renouvelée, rajeunie, et sans doute aussi plus vulnérable, du fait des conditions socioéconomiques défavorables dont elle veut s’extraire. L’attrait du recrutement dans les pays du Sud et de l’Est trouve sans doute aussi une autre explication dans le racisme que se partagent les clients et les promoteurs de l’industrie du sexe.

3.4.3 Pour en finir avec l’embauche institutionnalisée de migrantes dans l’industrie du sexe

En institutionnalisant l’entrée de femmes dans l’industrie du sexe par le biais de visas de danseuses exotiques et en laissant les tribunaux décider pour lui de ce qui est acceptable pour la société, le gouvernement canadien a contribué à maintenir le rapport de sexage qui prévaut dans les cultures dominées par le patriarcat et le capitalisme néolibéral. Ce rapport induit l’appropriation de la classe des femmes pour servir les intérêts des dominants et table en l’occurrence sur la vulnérabilité accrue des migrantes en provenance de pays défavorisés économiquement pour favoriser leur insertion dans l’industrie du sexe. Ce faisant, le gouvernement canadien a directement participé au phénomène de la traite à des fins d’exploitation sexuelle, d’autant que:

  • les bars de danseuses sont des lieux de prostitution;
  • ces établissements sont notoirement liés aux groupes criminels (CSF, 2002);
  • les femmes qui viennent au Canada avec un visa de danseuses ne sont pas nécessairement danseuses nues dans leur propre pays (McDonald, Moore et Timoshkina, 2000);
  • rien n’indique que les danseuses exotiques sont traitées conformément à leurs contrats qui théoriquement excluent les contacts (alors que l’on sait qu’ils sont pratique courante);
  • rien n’indique que leurs conditions de travail répondent aux normes du travail fédérales et provinciales, et qu’elles sont, par exemple, exemptes de harcèlement sexuel.

Par ailleurs, la quasi inexistence de demandes officielles pour le Québec ne constitue pas une raison suffisante pour croire qu’il n’y a pas de traite à des fins d’exploitation sexuelle dans cette province. Il y a de fortes probabilités que, parmi les femmes qui sont arrivées à Toronto pour y travailler comme danseuses «exotiques» au cours de la dernière décennie, plusieurs se soient retrouvées dans les bars de danseuses au Québec, avec un visa soit valide, soit expiré. Et compte tenu des liens qu’entretiennent les agences de placement international avec les groupes criminalisés (CSF, 2002: 67), il serait naïf de croire que ces danseuses ne subissent aucune forme de contrôle ou de duperie propre à la traite à des fins d’exploitation sexuelle.

Enfin, sans politique globale pour contrer la prostitution dans une logique d’égalité des sexes, de prévention de la traite et de protection des femmes migrantes, il y a fort à parier le principal effet des pratiques en place actuellement soit de refouler aux frontières des femmes vulnérables à la traite et d’accroître ainsi leurs risques de se trouver piégées dans les réseaux internationaux de trafiquants.

 

3.5 Le crime organisé et le commerce de femmes

Plusieurs recherches révèlent que les métropoles canadiennes sont des plaques tournantes importantes non seulement pour le transit vers les États-Unis, mais également pour l’exploitation locale des femmes. La section qui suit présente les résultats de notre recherche documentaire sur les réseaux de traite au Canada et au Québec. Notre recension met en lumière le rôle du crime organisé dans ce commerce de femmes (organisations mafieuses, de gangs de rue ou de réseaux asiatique, russe, etc.), ainsi que leurs méthodes de recrutement.

3.5.1 Les réseaux de traite au Canada

En plus d’être un lieu de destination de la traite internationale, le Canada est une voie de transit vers les États-Unis. La lutte contre la traite entre le Canada et les États-Unis s’avère extrêmement difficile à cause de l’étendue de leur territoire limitrophe. Avec ses 8 891 kilomètres, il constitue la plus longue frontière internationale. Les principaux points de passage sont Toronto, Vancouver et le territoire d’Akwesasne; 1 300 personnes y seraient annuellement passées clandestinement (Raymond et Hughes, 2001).

Bien que dans une moindre mesure, le Canada serait aussi un lieu d’origine de réseaux de traite: un certain nombre de personnes mineures sont trafiqués-es vers les États-Unis à des fins d’exploitation sexuelle (CSF, 2002: 28). Une recherche réalisée par Oxman-Martinez, Lacroix et Hanley (2005: iv) révèle la présence d’importants réseaux de traite qui opèrent à grande échelle: «Des répondants ont décrit des réseaux étendus à tout le continent, incluant les grands centres métropolitains du Canada et des États-Unis mais aussi de petites localités du Nord de la Colombie-Britannique et des Prairies». On identifie notamment Vancouver, Toronto, Montréal et Winnipeg comme points chauds de la traite des personnes au Canada.

Dans la région de Toronto, la traite semble principalement sous le contrôle de la mafia russe et, dans la région de Vancouver, du crime organisé asiatique (The Protection Project30 The Protection Project est un institut de recherche juridique spécialisé dans le domaine des droits de l’homme, établi à l’Université John Hopkins à Washington, aux États-Unis (http://www.protectionproject.org/main1.htm)., non daté). Au cours d’interventions policières dans dix maisons closes à Toronto, des dizaines de femmes asiatiques ont été retrouvées dans des conditions d’esclavage sexuel:

Police estimated that the ring supplied 30 to 40 women every 3 months to about 15 brothels in the Toronto area […] brothel keepers made as much as US$5 million per year using 100 women. Police also arrested 15 brothel keepers, bodyguards, and agents. In one case, Canadian police arrested more than 40 people in connection with an international sex-slave ring that involved the sale of hundreds of Asian women in North America. […] The women were continually circulated from brothel to brothel in Canadian (Vancouver and Toronto) and U.S. (Los Angeles) cities. Police said that as many as a dozen women a week were brought into Canada and sold into prostitution.

La police estime que le réseau criminel («the ring») a fourni trente à quarante femmes tous les trois mois à environ quinze maisons de prostitution dans la région de Toronto […] Les responsables de ces maisons closes gagnaient jusqu’à 5 millions de dollars américains par année grâce à l’exploitation de 100 femmes. La police a également arrêté 15 responsables de maisons closes, des gardes du corps et des agents. Dans un cas, les policiers canadiens ont arrêté plus de 40 personnes reliées à un réseau international d’esclavage sexuel impliqué dans la vente de centaines de femmes asiatiques en Amérique du Nord. […] Les femmes étaient régulièrement déplacées de maison close en maison close au Canada (Vancouver et Toronto) et aux États-Unis (Los Angeles). La police affirme que jusqu’à une douzaine de femmes par semaine étaient amenées au Canada et vendues à des fins de prostitution. (The Protection Project, 2002: 108, nous traduisons)

Lors des journées de formation sur La mondialisation de la prostitution et du trafic sexuel, plusieurs conférencières avaient soulevé des inquiétudes concernant l’arrivée au Canada de femmes et d’enfants provenant de l’Inde, du Bangladesh, du Pakistan sous le statut de réfugiés-es. Selon certaines participantes, des personnes seraient dupées par de fausses promesses de travail et seraient livrées à elles-mêmes une fois arrivées; «leur extrême vulnérabilité en font des proies faciles pour le marché de la prostitution» (AQOCI/CQFD, 2001: 59).

Il est fréquent que les filles et les femmes victimes de traite soient exploitées dans les pays de destination par des proxénètes et des tenanciers de la même nationalité qu’elles ou issus des mêmes zones géographiques. Ceci indique que «la chaîne de l’exploitation sexuelle, allant du recrutement actif des femmes dans les pays d’origine à la gestion d’établissements de sexe dans les pays de destination, repose en grande partie sur des liens ethniques et culturels» (Geadah, 2003: 35). Selon Maria Mourani (2009), l’idée répandue que la traite des femmes est le fait de gangs de rue «ethniques» tient du préjugé. Ce trafic est plutôt contrôlé par de grandes organisations criminelles, notamment les motards et les mafias. À propos de l’homogénéité ethnique des gangs de rue, Mourani observe toutefois que ces liens deviennent de plus en plus marqués quand on se rapproche du sommet de la hiérarchie, conséquence d’un double impératif: «s’entourer des personnes de confiance en raison de la confidentialité des activités illicites et […] protéger les postes clés et les acquis afin de pouvoir assurer la pérennité du groupe en les “léguant” aux générations futures» (Mourani, 2009: 162).

3.5.2 Les réseaux de traite au Québec

Malgré l’essor des bandes de rue dans la métropole québécoise, les réseaux de traite prostitutionnelle seraient majoritairement contrôlés par de grandes organisations criminelles; le rôle des gangs se limitant souvent au recrutement:

À Montréal, certaines bandes de rue impliquées dans le commerce des femmes et des jeunes filles s’occupent non seulement du recrutement, mais aussi de la circulation et de la surveillance de ces «marchandises». Les bandes n’ont pas toutes la possibilité de faire travailler les filles pour elles, [ainsi] elles s’occupent uniquement du recrutement des filles et de les vendre à des groupes plus organisés et mieux structurés pour ce genre de commerce, en l’occurrence les motards, les mafias et certaines bandes majeures. (Mourani, 2009: 127)

Plusieurs écrits mentionnent une surreprésentation des hommes «noirs» dans le proxénétisme:

Au Québec, les garçons de race blanche seraient sous-représentés dans le domaine du proxénétisme. En effet, Normand, intervenant en milieu policier, rapporte que 80% des pimps seraient de race noire, se répartissant entre 60% d’Haïtiens et 20% de Jamaïcains. Selon ce dernier, les proxénètes originaires du Zaïre [ex-République démocratique du Congo, NLDR] seraient de plus en plus présents dans le milieu, tout comme les Russes. Richard, intervenant en Centre jeunesse, affirme, pour sa part, que 70% à 80% des pimps seraient d’origine haïtienne. (Paradis et Cousineau, 2005: 81)

Nous considérons que ces affirmations sur la surreprésentation des hommes «noirs» doivent être relativisées. D’une part, rappelons qu’il est question des secteurs multiethniques de Montréal; d’autre part, en se concentrant le recrutement et le proxénétisme, on invisibilise le rôle actif des groupes criminalisés dans l’industrie du sexe au Québec, comme les Hell’s Angels, dont on ne saurait affirmer qu’ils ne comptent que des «Noirs». Il ne fait en effet aucun doute que les gangs de motards «”contrôlent” les clubs de strip-tease ainsi que les danseuses “exotiques” qui y sont exploitées et la drogue qui s’y vend» (Ministère de la Justice du Canada, 2000). Incidemment, les Hell’s Angels auraient progressivement délaissé les grands centres urbains du Québec au profit de la périphérie, où ils ont créé plusieurs «chapitres» dans différentes localités où se retrouvent nombre de bars «à gaffe», avec isoloirs (Sorel, Laval, Sherbrooke, Lennoxville, Trois-Rivières, St-Basile-le-Grand) (Côté, 2010). Par ailleurs, la surreprésentation des hommes racisés dans le système pénal s’avère amplement documentée; ceci a été observé aux États-Unis en France et au Québec. Un jeune identifié comme «Noir» a deux fois plus de chance de se faire interpeler par les policiers montréalais qu’un jeune «Blanc» (Bernard et McCall, 2009). Un rapport publié par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (2011) portant sur le profilage racial fait état du harcèlement que des jeunes racisés subissent de la part des forces policières. Enfin, nos rencontres avec des policiers qui travaillent sur la traite confirment que les arrestations concernent des «Noirs» ainsi que «des gars du crime organisé russe», des motards ou des Autochtones31 Voir la section 5.2.3 de ce rapport..

La mafia russe serait également impliquée, trafiquant des femmes d’origine russe par le biais «de réseaux très bien organisés» pour les exploiter dans des salons de massage (CSF, 2002: 30). Le rapport du Protection Projectmentionne aussi que certains clubs de danseuses nues de Toronto et de Montréal sont soupçonnés d’exploiter sexuellement des jeunes filles de la Malaisie, des Philippines, de Taiwan et de la Thaïlande. Incidemment, Montréal serait considérée comme la «Bangkok de l’Ouest», c’est-à-dire un haut lieu de tourisme sexuel et «la capitale canadienne de la prostitution» (CSF, 2002: 64).

En mars 2011, dans le cadre du Tribunal populaire sur l’exploitation sexuelle, la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES) a publié une carte de l’exploitation sexuelle32 Lien vers la carte http://fr.canoe.ca/sections/fichier/carte-pdf_Les-lieux-du-sexe-de-la-region-de-Montreal-2011_CES.pdf (consulté le 1er novembre 2012). Elle brosse un portrait quantitatif de l’industrie du sexe dans la région métropolitaine qui comptait à ce moment-là:

  • 199 salons de massages
  • 65 bars de danseuses
  • 38 agences d’escortes
  • 13 sites répertoriés de prostitution de rue
  • 10 cinémas érotiques ou «peep show»
  • 7 établissements avec «serveuses sexy»
  • 7 clubs échangistes

Des renseignements issus d’une enquête réalisée par la Sûreté du Québec (SQ) et obtenus par le Conseil du statut de la femme (CSF) dans le cadre de sa recherche sur la prostitution (2002), révèlent une forte concentration des bars de danseuses nues près de nos frontières avec les États-Unis et l’Ontario. L’étude révélait aussi que 80% des bars du Québec offraient des services sexuels impliquant la masturbation, la fellation ou la relation sexuelle complète (CSF, 2002: 67). Le CSF a également fait ressortir que 57% des propriétaires et du personnel de ces bars ont des liens avec le milieu criminalisé et 36% ont des relations établies avec les motards criminalisés. Des données de l’enquête, non publiées par le CSF, ont révélé qu’une seule des agences de danseuses contrôlait environ 80% d’entre elles, assurant leur déplacement d’une région à l’autre afin de maintenir l’intérêt de la clientèle masculine. Certains marchés sont plus lucratifs que d’autres. Les femmes du Québec envoyées à Miami ou à Niagara Falls peuvent rapporter au minimum 4 000 $ par semaine (Mourani, 2006: 130).

Cette «marchandise» fournie au crime organisé est constamment déplacée entre les différents endroits prostitutionnels:

Les filles sont droguées, violentées et déplacées dans divers lieux du Canada ou exportées aux États-Unis, en Europe et en Asie […] D’ailleurs, l’exportation des filles répond aussi à des critères ethniques, établis en fonction de la rareté de tel ou tel type de femmes dans certaines zones. (Oxman-Martinez, Lacroix et Hanley, 2005: 131)

Le transport des femmes se fait par des moyens légaux, par exemple avec des visas temporaires de travail, soit illégaux, à l’aide de faux documents. Les constants déplacements font en sorte que les victimes de traite sont difficilement traçables, notamment par la police, d’autant plus que, dans la majorité des cas, c’est par des voies illégales que le transport s’organise, ce qui place les femmes trafiquées dans une situation de «subordination accrue à l’égard des trafiquants proxénètes», estime Richard Poulin (2004: 89). Le sociologue affirme que «le système de la servitude pour dettes» est très répandu, car «il permet de contrôler les victimes et d’en abuser indéfiniment», de même que «le recours à la violence physique, aux brutalités, aux viols et à l’intimidation [sont des] pratique[s] commune[s]» (ibid.). Les femmes migrantes se trouvent à la merci des trafiquants qui leur confisquent souvent passeport et argent. Plusieurs se voient ainsi contraintes à la prostitution33 La Rapporteure spéciale sur la violence contre les femmes Radhika Coomaraswamy (Nations Unies, 2000) expose les quatre types de situation qui entraînent les femmes dans la prostitution selon le Global Survival Network. Premièrement, on réfère aux femmes qui ont été complètement dupées et qui ont agi sous la contrainte. Deuxièmement, on évoque celles qui ont été trompées par des fausses promesses et qui sont forcées de faire un travail auquel elles n’avaient pas consenti au départ (elles y sont obligées à cause de leur «dette» et la confiscation de leurs documents). Troisièmement, il est question des femmes qui savent à quoi on les destine et ne voient pas d’autre solution à leur situation: les trafiquants exploitent leur vulnérabilité économique et juridique tout en les maintenant dans une situation de servitude pour dette. Quatrièmement, on retrouve les femmes qui savent à quoi s’attendre et qui réussissent à avoir un certain pouvoir sur leur argent et mouvements. De ces quatre types, la Rapporteuse considère que seul le dernier ne peut être considéré comme de la traite. afin de rembourser la dette encourue pour leur entrée illégale au pays, atteignant entre 35 000 $ et 40 000 $ américains (Toronto Network Against Trafficking in Women et al., 2000; Nations Unies, 2000).

3.5.3 Duper pour mieux exploiter

caractéristique de la traite des femmes. Les trafiquants, tablant sur la vulnérabilité induite par les contextes économiques ou politiques, recrutent les femmes en leur faisant miroiter un avenir meilleur. Une étude pionnière réalisée par Lynn McDonald, Brooke Moore et Natalya Timoshkina (2000) sous les auspices de Condition féminine Canada (CFC) révèle l’omniprésence de la duperie dans le phénomène de la traite. Les auteures mettent en relief que même si des femmes nourrissaient des doutes sur la sincérité du recruteur, cela ne les a pas empêchées de franchir les différentes étapes du processus de migration ou du passage clandestin. Dans certains cas, la situation économique des femmes s’avère en effet si préoccupante qu’elles sont prêtes à «croire» n’importe qui, en échange d’une lueur d’espoir suggérant que leur sort va s’améliorer, quitte à se leurrer elles-mêmes. «Je savais qu’il se passait quelque chose. Je savais, mais je n’ai rien fait… C’est comme lorsqu’on sait qu’il y a du feu, que ça va brûler, mais qu’on continue d’avancer», confie une femme prostituée originaire de Hongrie (McDonald, Moore et Timoshkina, 2000: 48).

Selon une autre recherche menée conjointement par le Toronto Network Against Trafficking in Women (TNTW), la Multicultural History Society of Ontario (MHSQ), le Metro Toronto Chinese & Southeast Asian Legal Clinic (MTCSALC) (2000), des femmes trafiquées sont entrées au Canada par l’intermédiaire d’agents opérant en Thaïlande. Cependant, les personnes interviewées affirment ne pas avoir été obligées à venir au Canada, ni d’entrer dans le monde de la prostitution. Toutefois, certaines ont confié qu’on les avait trompées quant aux conditions de travail qui les attendaient au Canada, notamment en matière de contrôle de leur propre travail, de leur statut d’immigration, ainsi que des charges criminelles auxquelles elles pouvaient faire face. De plus, afin de rembourser la somme exigée pour leur passage clandestin, ces femmes ont rejoint l’industrie du sexe dès leur arrivée au Canada. Pendant toute la période où elles remboursaient leur dette, elles étaient en situation de grande vulnérabilité et de dépendance particulièrement vis-à-vis des propriétaires de clubs. L’étude révèle qu’une fois leur dû remboursé, ces femmes ont continué, par nécessité et faute de solutions de rechange, à être exploitées dans l’industrie du sexe. Selon cette recherche, c’est donc davantage une situation économique précaire qui a conduit les répondantes vers la prostitution plutôt que les menaces explicites de trafiquant(s). Isolées et stigmatisées par leur statut illégal ainsi que par la perception sociale de leurs activités reliées à la prostitution, ces femmes n’ont pu être aidées par les services sociaux et de santé, ni protégées par les lois canadiennes.

L’étude de McDonald, Moore et Timoshkina (2000) montre bien comment la vulnérabilité des victimes fait en sorte qu’elles se retrouvent prisonnières des réseaux de traite. Les femmes rencontrées par les chercheures sont arrivées au Canada avec un statut soit de visiteuse, soit d’immigrante dans la catégorie familiale, soit de réfugiées ou encore avec un faux permis de travail. Un statut précaire ou illégal confère incontestablement du pouvoir aux trafiquants. Ces derniers menaçaient constamment de dénoncer les femmes aux autorités du pays d’accueil et les obligeaient à travailler dans des salons de massage ou des clubs de danseuses nues. L’étude révèle également que toutes les femmes migrantes interviewées ont fait de la prostitution au Canada alors qu’elles n’avaient jamais été impliquées dans l’industrie du sexe dans leur pays d’origine. Sans permis de travail, elles sont dépendantes de cette activité pour assurer leur survie économique, sans compter qu’elles ont parfois contracté une dette importante pour leur entrée au Canada. S’ajoutent des conditions de travail malsaines et une exposition quasi permanente aux drogues et aux maladies. La violence semble omniprésente dans leur environnement, tant de la part des clients que des patrons. De plus, l’esprit de compétition, attisé par les propriétaires des clubs, fait en sorte que ces femmes ont peu recours à l’entraide. Enfin, la plupart des femmes qui réussissent à quitter l’industrie du sexe le font généralement après avoir été arrêtées par la police.

 

3.6 Les médias, complices de l’industrie du sexe

Outre la responsabilité des trafiquants et des agences, le rôle des médias et celui des nouvelles technologies de l’information et de communication (NTIC) dans le recrutement des clients et des personnes prostituées, incluant des mineures, ne doit pas être sous-estimé (Fournier, 2004: 10). L’étude d’Oxman-Martinez et al. (2005: 12-13) explique comment les réseaux de traite utilisent les médias pour faciliter le recrutement:

…des agences de placement illégitimes [qui] servent également au recrutement du commerce du sexe, atteignant leurs victimes au moyen d’annonces imprimées et radiodiffusées, ainsi que par bouche à oreille, en promettant des emplois à l’étranger dans l’industrie des services. Cela se fait surtout par le biais des circuits et des lieux de prostitution internationale, que n’importe qui peut apprendre à connaître et utiliser. On a indiqué que des clubs américains et canadiens étaient en communication. Ils communiquaient également avec des clubs et de soi-disant «agences de placement» en Europe centrale et en Europe de l’Est. (Oxman-Martinez, Lacroix et Hanley, 2005: 12-13)

Cette étude montre qu’à l’échelle internationale, les femmes sont «enrôlées par le biais des agences d’emploi, des agents de recrutement, des contacts personnels et des annonces de journaux», tandis qu’à l’échelle nationale, les trafiquants tableraient davantage «sur l’établissement d’un rapport personnel et d’une dépendance chez la victime» (Oxman-Martinez, Lacroix et Hanley, 2005: 12-13). Plusieurs condamnations pour traite impliquent la prostitution de victimes publicisée sur des sites populaires de petites annonces comme Craigslist. Le premier condamné pour traite de personnes au Canada a prostitué des adolescentes pour des clients attirés au moyen d’annonces érotiques et de photos des victimes également publiées sur des sites web34 Voir notre section 4.3.1.1. Les premières condamnations pour traite, dans le chapitre 4.. Les témoignages que nous avons recueillis auprès de femmes prostituées tant que les informations obtenues auprès du secteur communautaire et de la police confirment la responsabilité des médias, tous genres confondus. Ils participent non seulement à la re/production de représentations sociales qui banalisent la marchandisation du corps et de la sexualité des femmes, mais encore, ils sont partie prenante de l’expansion de l’industrie du sexe et de l’essor de la traite. Un exemple alarmant parmi tant d’autres de la collaboration des médias dans la banalisation de la prostitution et dans l’essor de la «raunch culture» (Levy, 2005), se retrouve dans l’hebdomadaire ICI Montréal, appartenant au groupe Quebecor, qui a proposé ouvertement un concours pour recruter des escortes:

[ICI] avait fait paraître une publicité d’une demi-page invitant les lecteurs à devenir entremetteur pour une agence d’escortes: «Avez-vous ce qu’il faut pour être Recruteur d’Escorte girl ? Savez-vous comment trouver des filles de Grande Classe et d’allure Mannequin ? Dans la rue, métro, magasin, restaurants ou boite de nuit. Nous recherchons des gens comme vous. Nous vous remercierons généreusement de 100.00$ pour chacune prête à travailler comme Escorte girl. Contactez-nous par courriel seulement [. . .]». (Viger, 2007)

Le jugement35 En ligne. <http://www.jugements.qc.ca/php/decision.php?liste=35882398&doc=025C5F505F1B0B1F> (consulté le 14 mars 2009) dans l’affaire Sa Majesté La Reine, poursuivante c. Michel Giguère, accusé, donne un aperçu de l’envergure des affaires brassées entre les proxénètes et les médias: «L’ensemble des factures saisi, au Journal de Québec, laisse voir que l’accusé a dû débourser environ 200 000 $, en argent comptant, pour la publication de ses annonces, durant la période alléguée [entre juillet 1999 et mars 2005]». Ces annonces se sont avérées plutôt efficaces, comme en témoigne la quantité phénoménale de conversations téléphoniques que l’accusé a eu relativement à son commerce prostitutionnel, ainsi que le précise le texte du jugement:

L’analyse des registres téléphoniques des lignes reliées à l’accusé, démontre qu’en seulement 60 jours, au cours des mois de décembre 2004 et janvier 2005 [un mois], il y a eu 21 211 communications entre lui, qui répond personnellement au numéro apparaissant dans l’annonce et, respectivement, des clients, deux chauffeurs, 10 prostitués(es), hommes et femmes de races blanche et noire, 49 établissements hôteliers […].

Enfin, la hausse constante de la consommation de prostitution et de pornographie est facilitée par le développement des technologies de communication (TIC) à travers le monde, au premier rang desquelles internet. Les ONG internationales luttant contre la prostitution juvénile36 Par exemple ECPAT (End Child Prostitution, Child Pornography and Trafficking of Children for Sexual Purposes) ou la Fondation Scelles. constatent à la fois la baisse de l’âge des victimes et celle des prix offerts aux clients pour avoir des relations sexuelles avec ces enfants, très majoritairement des filles. Les faibles sanctions infligées aux trafiquants ainsi que l’essor des TIC ont ainsi exacerbé «la commercialisation mondiale des femmes et des enfants comme objets sexuels» (Aurora Javate de Dios citée dans AQOCI/CQFD, 2001: 26-27).

 

3.7 La demande pour du sexe tarifé 

Considérant le rôle de la traite pour alimenter le marché de la prostitution, notre analyse nous amène à nous pencher sur le rôle que joue la demande, essentiellement masculine, pour du sexe tarifé (voir Lebrun, 2009). Plusieurs observatrices remarquent que la demande est le facteur favorisant la traite ayant suscité «le moins d’attention et de réflexion originale dans les initiatives de lutte» contre ce phénomène (ONU, 2006a: 16). Pourtant,

Men who frequent brothels, strip clubs, massage parlours, escort agencies and street cor­ners want unlimited access to a supply of women and girls from different countries, cultures and backgrounds. This constant de­mand for ‘new merchandise’ is what dictates the international trade in women and girls. If men did not take for granted that they have the explicit right to buy and sexually exploit women and girls, the trade in females would not exist .

Cette demande constante pour de «nouvelles marchandises» motive et commande le commerce international des femmes et des filles. Si les hommes ne prenaient pas pour acquis qu’ils ont le droit absolu d’acheter et d’exploiter sexuellement des femmes et des filles, un tel commerce n’existerait pas. (Ekberg, 2002, citée dans O’Connor et Healy, 2006 : 10, nous traduisons; c’est nous qui soulignons)

Grâce à une demande intarissable –car «Les hommes qui fréquentent: maisons closes, clubs de striptease, salons de massage, agences d’escorte ou prostitution de rue veulent avoir un accès illimité à des femmes et des filles de différents pays, cultures et origines» (Ekberg, 2002, citée dans O’Connor et Healy, 2006: 10)– la traite des êtres humains constitue une activité des plus lucratives. Elle serait la troisième source de revenu du crime organisé, après la vente de drogues et le commerce des armes (Ekberg, 2002, citée dans O’Connor et Healy, 2006: 10). Une étude (Belser, 2005) publiée par l’Organisation internationale du travail (OIT) estime à 44 milliards de dollars américains par année les profits réalisés par ceux qui exploitent toutes les formes de travail forcé, tandis que la traite à des fins d’exploitation sexuelle rapporterait autour de 27,8 milliards dollars américains par année. Au Canada, on évalue les sommes en jeu entre 120 et 400 millions de dollars américains par année (McDonald, Moore et Timoshkina, 2000). Plus près de nous, une femme prostituée peut rapporter environ 1 000 $ par jour aux organisations criminelles localisées au Québec, soit 250 000 $ par an (Mourani, 2006: 126).

Richard Poulin considère qu’il faut analyser la question de la prostitution et de la traite en termes de marché, c’est-à-dire en termes d’offre et de demande. Ce choix théorique permet au sociologue de soulever un problème important: «comment ce qui n’est pas marchandise à l’origine le devient-il?» (Poulin, 2004: 147). Il avance comme explication que la traite prostitutionnelle résulte non seulement du processus d’appropriation et de marchandisation des femmes qui s’appuie sur un rapport de pouvoir des hommes sur les femmes, mais également de l’asymétrie des rapports de pouvoir fondés sur l’appartenance ethnique, la nationalité ou la caste.

Les clients masculins se procurent des «services sexuels» sans égard aux conditions abusives et à l’exploitation qui prévalent dans l’exercice de la prostitution, particulièrement à l’étranger. Ainsi, le développement fulgurant du marché du sexe s’appuie sur la croissance de l’industrie touristique et de son pendant, le tourisme sexuel. Même les consommateurs de sexe tarifé les mieux «intentionnés», si tant est qu’ils existent, ne peuvent faire la différence entre les femmes victimes de la traite et les autres (Bouamama et Legardinier, 2006). Aussi, plusieurs experts-es recommandent ainsi que les programmes de prévention et de lutte ne s’adressent pas qu’aux victimes: «Awareness raising measures must also focus on the responsibility of those who buy women in prostitution, and their strategic role in the chain of trafficking» / «Les programmes doivent aussi mettre l’accent sur la responsabilité de ceux qui consomment des femmes prostituées ainsi que sur leur rôle stratégique dans la chaîne de la traite» (O’Connor et Healy, 2006: 3, nous traduisons). Autrement dit, il est impératif de mettre en lumière le fait que les clients-prostitueurs génèrent la traite à des fins prostitutionnelles et contribuent à son expansion, au bénéfice, le plus souvent, du crime organisé.

 

3.8 Éléments à retenir

Violence, pauvreté, instabilité sociale, économique et politique dans un contexte de mondialisation néolibérale, de restrictions des frontières et des politiques d’immigration à deux vitesses sont les facteurs déterminants de la traite des femmes pour l’exploitation seuelle commerciale. La banalisation de la marchandisation du corps et de la sexualité des femmes, la hausse de la demande de sexe tarifé, la légitimité pour les hommes de se procurer ces «services sexuels» et la facilité de recruter des femmes à ces fins constituent également des causes structurelles de la traite. Elles renvoient à des normes sociales patriarcales qui alimentent une large industrie dont la rentabilité repose sur l’exploitation des femmes et des enfants.

En effet, la traite représente une activité florissante pour le crime organisé qui cherche à faire un maximum de profits en exploitant des femmes et des enfants et contribue à «la forte expansion de l’industrie prostitutionnelle» (Poulin, 2004: 86). Ce constat interpelle la responsabilité des États à l’égard du lien étroit de la prostitution avec la traite des femmes et de la reconnaissance de la prostitution comme une atteinte aux droits des femmes, ainsi que le souligne le rapport préparé par le Projet conjoint entre la CATW et l’EWL (European Women’s Lobby):

There is a need for action in the area of women’s human rights to combat violence against women. Governments must recognize the links between prostitution and trafficking and that prostitution is violence against women. It is important therefore, to address the political will of governments as they attempt to create measures against trafficking and sexual exploitation. It is critical that States implement effective sanctions against the pimps, the traffickers and the buyers.

Au nom des droits humains des femmes, il faut impérativement passer à l’action pour combattre la violence à leur endroit. Les gouvernements doivent reconnaître les liens entre la prostitution et la traite et admettre que la prostitution constitue une forme de violence contre les femmes. Il importe donc d’interpeller la volonté politique des gouvernements qui tentent d’implanter des mesures de lutte contre la traite et l’exploitation sexuelle. Il est en effet essentiel que les États appliquent des sanctions efficaces contre les proxénètes, les trafiquants et les consommateurs. (O’Connor et Healy, 2006: 3, nous traduisons)

Dans cette perspective, il s’avère incontournable de rappeler que l’exploitation sexuelle reflète et exploite les inégalités à l’œuvre dans le monde et doit donc être analysée en termes de rapports de pouvoir, qu’il s’agisse de sexisme, de racisme, de classisme, mais aussi d’impérialisme et de colonialisme. Ainsi que le remarquait Colette De Troy (citée dans AQOCI/CQFD, 2001: 57), ce phénomène sordide qu’est la traite représente non seulement la «face cachée de la globalisation», mais aussi une manifestation incontestable des inégalités persistantes dans toutes les sociétés, y compris celles où l’égalité entre femmes et hommes est inscrite dans les lois et les traités, mais reste toujours à se matérialiser.

  • 1
    Nous présentons notamment ces données à la lumière du Rapport annuel au Parlement sur l’immigration de Citoyenneté et Immigration Canada (2008), qui expose non seulement certains chiffres, mais les grandes orientations de son programme pour 2009.
  • 2
    Voir la synthèse Tour d’horizon des inégalités croissantes de revenus dans les pays de l’OCDE: principaux constats. 2011. En ligne. http://www.oecd.org/dataoecd/51/32/49177707.pdf (consulté le 31 octobre 2012)
  • 3
    Célestine Akouavi Aïdam est alors membre du Groupe Femme, Démocratie et Développement du Togo, elle est aujourd’hui la ministre togolaise des Droits de l’Homme. Les 15 et 16 mars 2001, le Comité québécois femmes et développement (CQFD) de l’AQOCI organisait deux journées de formation sur la mondialisation de la prostitution et du «trafic sexuel». (AQOCI/CQFD, 2001).
  • 4
    «La mondialisation se traduit par la féminisation de la pauvreté: sur le 1,3 milliard de personnes vivant dans la pauvreté dite absolue, 70 % sont des femmes» (Poulin, 2004: 99).
  • 5
    Selon les tarifs estimés par Interpol le prix d’un passage clandestin se situe entre 300 et 30 000 USD, selon son degré de complexité ou de risque (Dusch, 2002: 11).
  • 6
    «En vertu de l’Accord Canada–Québec, le Québec est habilité à fixer ses propres objectifs annuels en matière d’immigration et est chargé de sélectionner ses immigrants; le Canada conserve toutefois la responsabilité de fixer les critères de sélection pour les membres de la catégorie du regroupement familial et de déterminer le statut des demandeurs du statut de réfugié au Canada. Il incombe également au Canada de déterminer les catégories d’immigrants, de fixer les niveaux d’immigration et de définir les exigences d’admissibilité en vertu de la LIPR» (Citoyenneté et Immigration Canada,2008: 14).
  • 7
    Les différences sociodémographiques entre les femmes et les hommes issus de l’immigration s’avèrent les plus notables sur le plan des connaissances linguistiques –les femmes sont majoritairement allophones– et sur le plan de la scolarité. Si les femmes immigrées sont plus scolarisées que l’ensemble des femmes, elles le sont moins que leurs homologues masculins. Des analystes parlent de niveau d’instruction «bipolarisé» des travailleurs-ses immigrés-es au Canada et la situation semble également prévaloir au Québec: «Tandis qu’une proportion élevée d’entre eux détiennent un grade universitaire, la proportion de ceux qui ont fait relativement peu d’études dépasse aussi celle des personnes nées au Canada» (Chui et Devereaux, 1995: 21).
  • 8
    Comme le soulignent Moujoud et Pourette (2005), le service domestique doit être distingué du travail domestique, en ce qu’il renvoie non pas aux tâches du quotidien liées à l’entretien d’un foyer, mais à un emploi, «c’est-à-dire au travail effectué par les employées domestiques, et qui constitue “une des principales formes d’emploi féminin dans la plus grande partie du monde”» (2005: 1095). À noter que le travail domestique au foyer peut aussi inclure des «services sexuels» rendus au conjoint, à l’aune de l’échange économico-sexuel entre hommes et femmes qui se produit dans le mariage (Tabet, 2004).
  • 9
    Pinay est une association de défense et de promotion des droits des femmes originaires des Philippines et vivant au Québec. Elle a démontré beaucoup de leadership au sujet du Programme des aides familiaux résidants/Live-In Caregivers (PAFR) du gouvernement canadien permettant d’engager des «aides domestiques» philippines. Site internet: http://pinayquebec.blogspot.ca/ Pour d’autres résultats relatifs à la situation des aides familiales et aux perspectives des intervenantes par rapport à la traite, voir notre chapitre 6: Les perspectives du milieu communautaire.
  • 10
    L’Association des aides familiales du Québec (AAFQ) lutte depuis 1975 pourla reconnaissance, le respect et la valorisation de la profession d’aide familiale. Elle réunit des professionnelles de l’aide familiale, québécoises ou immigrantes, généralement âgées de plus de 30 ans. Site internet www.aafq.ca/
  • 11
    La coalition regroupe le Centre des travailleurs immigrants/Immigrant Worker Center (CTI/IWC), Pinay – Association montréalaise de femmes d’origine philippine et Droits travailleuses et travailleurs (im)migrantes – (DTT(I)M).
  • 12
    Voir le site du Ministère: http://www.cic.gc.ca/francais/travailler/aides/index.asp (consulté le 27 septembre 2012)
  • 13
    En 2006, la durée du permis a été prolongée, passant d’un an à trois ans et trois mois.
  • 14
    CNT@laUne, bulletin d’information de la Commission des normes du travail, Volume 1, numéro 2, mai 2008. En ligne. http://www.cnt.gouv.qc.ca/fileadmin/CNTalaUNE/vo1_no2_mai/dossier.html (consulté le 26 septembre 2012)
  • 15
    Citoyenneté et Immigration Canada diffuse une mise en garde contre ce type d’escroquerie sur son site: http://www.cic.gc.ca/francais/ministere/media/avis/avis-fraude.asp. Voir également le Rapport du Comité consultatif sur la réglementation des activités des consultants en immigration présenté au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration en mai 2003, http://www.cic.gc.ca/FRANCAIS/ressources/publications/consultants/sommaire.asp (consulté le 26 mai 2008)
  • 16
    En ce qui concerne l’entrée de travailleurs temporaires étrangers sur le territoire du Québec, le pouvoir de décision est partagé entre Québec et Ottawa et, en cas de désaccord, le fédéral a le pouvoir de trancher. Nous avons ainsi rencontré, pour le Canada, deux fonctionnaires du ministère Ressources humaines et développement des compétences Canada (RHDCC) et deux fonctionnaires du ministère Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), ainsi que, pour le Québec, une fonctionnaire de la Direction des politiques et des programmes des travailleurs du ministère alors dédié aux Relations avec les citoyens et de l’Immigration (MRCI).
  • 17
    À plusieurs reprises, le gouvernement conservateur a déposé des projets de loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés afin qu’un agent ou une agente d’immigration puisse refuser d’autoriser un étranger ou une étrangère à exercer un emploi temporaire s’il estime qu’il ou elle risque d’être exploité ou victime de traite. Le dernier en date est inclus dans le projet de loi omnibus (Projet de loi C-10) déposé en septembre 2011 http://www.parl.gc.ca/Content/LOP/LegislativeSummaries/41/1/c10-f.pdf
  • 18
    «Le gouvernement du Canada prend des mesures pour protéger les travailleurs étrangers temporaires». Centre des nouvelles du Canada, Toronto et Calgary, le 4 juillet 2012. En ligne. http://nouvelles.gc.ca/web/article-fra.do?nid=684419 (consulté le 12 juillet 2012)
  • 19
    Maintenant actif sous le nom de Ressources humaines et développement des compétences Canada (RHDCC).
  • 20
    Voir le site: http://www.parl.gc.ca/information/library/PRBpubs/prb0624-f.htm
  • 21
    Ces obligations sont précisées sur le site de RHDCC. En ligne. http://www.rhdcc.gc.ca/fra/competence/travailleurs_etrangers/evaloffretemp.shtml
  • 22
    Depuis 2010, deux nouvelles clauses de ce contrat stipulent que l’employeur, employeuse est toujours responsable du paiement des frais de transport à l’aller et au retour. Voir exemple de contrat pour les danseurs exotiques, à: http://www.rhdcc.gc.ca/fra/competence/travailleurs_etrangers/contracts-formulaires/contrat-de.shtml (consulté le 1er novembre 2012)
  • 23
    Voir CIC, Bulletin opérationnel 449 – 13 juillet 2012. En ligne. http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/guides/bulletins/2012/bo449.asp
  • 24
    Il est laborieux de suivre l’évolution des demandes de visas pour danse exotique. Les sources statistiques du Programme des travailleurs étrangers sont incomplètes et la saisie des données n’est pas systématique. De plus, le gouvernement ne semble pas préoccupé de recueillir des d’informations d’importance dans la lutte contre la traite, comme l’âge des danseuses, l’emploi exercé dans le pays d’origine, la province et l’employeur au Canada, les conditions de travail et de rémunération, le type de danse exotique pratiquée et la destination des danseuses une fois leur visa expiré. Les fonctionnaires rencontrées n’avaient donc pas de réponses à nos questions sur ces dimensions.
  • 25
    Liste des visas émis et refusés par l’ambassade canadienne de Roumanie pour les années 2003 et 2004 (qui reçoit les demandes des pays voisins, la Bulgarie et la Moldavie); liste des visas de danseuses exotiques selon les pays d’origine pour les années 2003 et 2004 (données ségréguées selon le lieu d’émission du visa soit dans une ambassade, aux points d’entrée ou à l’intérieur du pays).
  • 26
    Source: Résumé législatif du projet de loi C-10 : Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Publié le 5 octobre 2011, révisé le 17 février 2012. En ligne: http://www.parl.gc.ca/Content/LOP/LegislativeSummaries/41/1/c10-f.pdf (consulté le 1er novembre 2012)
  • 27
    Source : Résumé législatif du projet de loi C-10: Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Publié le 5 octobre 2011, révisé le 17 février 2012. En ligne: http://www.parl.gc.ca/Content/LOP/LegislativeSummaries/41/1/c10-f.pdf (consulté le 1er novembre 2012)
  • 28
    En 2004, la «une» des journaux nationaux dénonçait le «scandale des visas pour danse exotique». Plusieurs allégations de liens avec le crime organisé ont mis le gouvernement canadien dans l’embarras. Le ministre des Ressources humaines Pierre Pettigrew est pris à partie pour avoir reconduit, de 1998 à 2004, l’avis national de dispense bien qu’il ait été prévenu dès 1998 que son ministère accordait des exemptions allant à l’encontre de la politique canadienne sur la traite internationale des femmes. Voir Fife (2004).
  • 29
    Voir section du chapitre 4 sur le contexte juridique.
  • 30
    The Protection Project est un institut de recherche juridique spécialisé dans le domaine des droits de l’homme, établi à l’Université John Hopkins à Washington, aux États-Unis (http://www.protectionproject.org/main1.htm).
  • 31
    Voir la section 5.2.3 de ce rapport.
  • 32
    Lien vers la carte http://fr.canoe.ca/sections/fichier/carte-pdf_Les-lieux-du-sexe-de-la-region-de-Montreal-2011_CES.pdf (consulté le 1er novembre 2012)
  • 33
    La Rapporteure spéciale sur la violence contre les femmes Radhika Coomaraswamy (Nations Unies, 2000) expose les quatre types de situation qui entraînent les femmes dans la prostitution selon le Global Survival Network. Premièrement, on réfère aux femmes qui ont été complètement dupées et qui ont agi sous la contrainte. Deuxièmement, on évoque celles qui ont été trompées par des fausses promesses et qui sont forcées de faire un travail auquel elles n’avaient pas consenti au départ (elles y sont obligées à cause de leur «dette» et la confiscation de leurs documents). Troisièmement, il est question des femmes qui savent à quoi on les destine et ne voient pas d’autre solution à leur situation: les trafiquants exploitent leur vulnérabilité économique et juridique tout en les maintenant dans une situation de servitude pour dette. Quatrièmement, on retrouve les femmes qui savent à quoi s’attendre et qui réussissent à avoir un certain pouvoir sur leur argent et mouvements. De ces quatre types, la Rapporteuse considère que seul le dernier ne peut être considéré comme de la traite.
  • 34
    Voir notre section 4.3.1.1. Les premières condamnations pour traite, dans le chapitre 4.
  • 35
    En ligne. <http://www.jugements.qc.ca/php/decision.php?liste=35882398&doc=025C5F505F1B0B1F> (consulté le 14 mars 2009)
  • 36
    Par exemple ECPAT (End Child Prostitution, Child Pornography and Trafficking of Children for Sexual Purposes) ou la Fondation Scelles.
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