Entrée de carnet

Cette grand-mère qui refuse de mourir

Pierre-Paul Ferland
couverture
Article paru dans Lectures critiques VII, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2014)

Œuvre référencée: Dupont, Éric. La fiancée américaine, Montréal, Marchand de feuilles, 2012, 557 pages.

Lauréat du Prix des collégiens et du Prix des libraires, sujet d’une attention exceptionnelle dans les médias de masse, La fiancée américaine d’Éric Dupont a bénéficié d’un succès phénoménal comparable à celui qui avait été réservé à Nikolski, de Nicolas Dickner, près d’une décennie plus tôt. Un tel enthousiasme émanant à la fois du public, de la critique générale et des cercles académiques s’explique sans doute par le remarquable réinvestissement du sous-genre de la saga familiale que Dupont propose. Récupérant sans les transgresser outrageusement les codes de ce sous-genre prisé du public, La fiancée américaine offre néanmoins diverses innovations formelles propres aux esthétiques contemporaines (narrateurs non fiables, réalisme magique) et un contenu si original de par son érudition (ce traducteur de métier livre un savoir encyclopédique sur l’opéra et l’Allemagne nazie) que la «saga familiale» canadienne-française s’en trouve renouvelée avec un plaisir contagieux.

La fiancée américaine suit la famille canadienne-française des Lamontagne de Rivière-du-Loup sur plus de cinq générations. Les premières générations se trouvent au Bas Saint-Laurent et orbitent autour de Louis Lamontagne, dit le Cheval en raison de ses prouesses d’homme fort errant dans les foires nord-américaines. Après son décès, sa fille Madeleine ouvre une chaîne de restaurants à Montréal, puis les fils de Madeleine Michel et Gabriel cherchent, en Allemagne et en Italie, à renouer avec les origines familiales qui leur ont été cachées. Le roman se divise en deux parties presque égales qui épousent à merveille le changement de contenu. Un narrateur hétérodiégétique déléguant parfois la parole au Cheval ou autres conteurs de ses exploits rend compte d’abord des tribulations louperivoises de cette famille typique du Canada français d’avant la Révolution tranquille. Ensuite, une fois la société québécoise parvenue à la Modernité, la narration homodiégétique prend en charge le récit, donnant au lecteur l’occasion de pénétrer dans l’intimité des personnages via les procédés narratifs de l’épistolaire et du journal intime.

 

Le Canada français traditionnel

L’allégorie que suppose la saga familiale reste relativement similaire entre les textes: la famille doit se comprendre comme la synecdoque de la collectivité canadienne-française et québécoise. Les tribulations du Cheval convoquent en effet ce que Jean Morency nomme le «retour du refoulé canadien-français1Jean Morency, «Dérives spatiales et mouvances langagières: les romanciers contemporains et l’Amérique canadienne-française», Francophonies d’Amérique, n°26, 2008, p.28 et Jean Morency, «Romanciers du Canada français: Gabrielle Roy, Jacques Poulin, Michel Tremblay, Roch Carrier», dans Lucie Hotte et Guy Poirier (dir.), Habiter la distance. Études en marge de La distance habitée, Sudbury, Prise de parole, coll. «Agora», 2009, p.148.». Selon le chercheur, après avoir été mise en veilleuse par le mouvement d’affirmation nationale du Québec, la filiation avec la culture du Canada français, caractérisée par la mobilité géographique dans l’immensité du continent nord-américain et sa volonté de métissage culturel2À ces phénomènes propres à la réalité canadienne-française, j’ajoute la singulière relation amour-haine qui se développe entre le voyageur et la communauté, la premier ayant besoin de celle-ci pour légitimer sa déviance et pour conter ses exploits, la seconde instrumentalisant le voyageur comme bouc émissaire tout en entretenant une fascination envers lui. Le Canada français connotant une réalité traditionnelle, on ne s’étonne pas non plus que ce «retour du refoulé» évoquent systématiquement le folklore et la culture orale., referait désormais surface dans les romans québécois contemporains. Rivière-du-Loup, dominée par l’Église et la sœur Marie-de-L’Eucharistie, convie avec brio l’héritage canadien-français catholique qui a semblé tabou par le passé3Par exemple, François Ouellet, dans sa lecture du lexique sacré dans les romans de Gaétan Soucy, Sylvain Trudel, Emmanuel Aquin, Pierre Samson, Louis Hamelin et Alain Beaulieu, propose que l’imaginaire catholique au Québec s’accompagne nécessairement d’une écriture du tragique et de l’impuissance. Voir François Ouellet, Passer au rang de père: identité sociohistorique et littéraire au Québec, Québec, Nota Bene, 2002, p.71.. À ce sujet, on ne peut passer sous silence l’aïeule qui élève le Cheval, «Madeleine la Mére» (sic). Cette grand-mère qui trépasse dans les années 1950 mais qui refuse de mourir, hantant le salon funéraire familial, pour ensuite s’exiler au couvent quand la télévision fait surface dans les chaumières, est certainement l’allégorie la plus puissante qui se dégage de La fiancée américaine. Ici, l’élément fantastique –une morte continue d’exercer ses activités quotidiennes tandis que les personnages agissent comme si de rien n’était– devient une métaphore de l’héritage canadien-français catholique des Québécois: une sorte de spectre évanescent repoussé aux tréfonds de la conscience, une sorte de patrimoine immatériel encombrant que seule notre participation à la culture de masse étatsunienne a su ou pu faire fuir. Je ne peux m’empêcher de tisser le parallèle entre Madeleine-la-Mére et l’aïeule maudite d’Une saison dans la vie d’Emmanuelle (1965) de Marie-Claire Blais. Alors qu’il fallait jadis assassiner celle qui régnait sur un monde dégénéré, aujourd’hui, Éric Dupont récupère en quelque sorte sa figure pour la métamorphoser en revenante.

Le Canada français que Dupont régénère se caractérise aussi par la prépondérance du folklore, du conte, de la parole: une tradition orale. Le petit-fils du Cheval ne dit-il pas à une interlocutrice allemande: «Les Canadiens adorent les histoires. S’ils ne s’en racontaient pas, il n’y aurait tout simplement pas de Canada» (452)? Le véritable moteur de La fiancée américaine, même dans la seconde partie dite moderne, reste toujours l’impératif de raconter; raconter avec toute la part d’exagération, de déformation, d’embellissement, de nostalgie qu’une telle parole suppose. De ce point de vue, La fiancée américaine semble se positionner au sein d’une mouvance qui prend de plus en plus d’ampleur au Québec, où le récit de filiation, de la mémoire du sujet, devient porté au plaisir et non plus à la douleur, comme le montre aussi Francis Langevin4Francis Langevin, «Filiations et régionalité dans trois fictions québécoises contemporaines», dans Sylviane Coyault, Francis Langevin et Zuzaná Malinovska [dir.], Histoires de familles et de territoires dans la littérature québécoise actuelle, Prešov, 2012, 14 p.Texte disponible en ligne à l’adresse http://www.academia.edu/3334191/Filiations_et_regionalite_dans_trois_fic… [Page consultée le 22 octobre 2013].. La distance temporelle avec le «Canada français» génère-t-elle un sentiment nostalgique? Je l’ignore. Il me semble cependant que le thème de l’origine familiale et sociale, bref de la filiation, est un thème fondamental du roman québécois.

 

Un nouveau paysage identitaire

Quoiqu’il en soit, La fiancée américaine, comme Les taches solaires (2006) de Jean-François Chassay, Arvida (2011) de Samuel Archibald ou Atavismes (2011) de Raymond Bock, parvient à mettre en scène admirablement une nouvelle manière de se remémorer le passé de la collectivité québécoise qui ne se borne plus aux relais identitaires dits courants: la bonne vieille Mère patrie française, les États-Unis riches et puissants ou le nationalisme québécois moderne, citoyen et pluraliste. À la suite de son exil vers Montréal où elle crée un empire alimentaire dans la plus pure tradition capitaliste, Madeleine Lamontagne rompt avec le paradigme déterministe qu’on voit souvent dans les sagas familiales, bien qu’elle symbolise en quelque sorte le passage du Québec à la modernité. Ses fils, Michel et Gabriel, explorent le Vieux continent sans subir de réels atavismes. Les tribulations de Gabriel, sosie du Cheval en quête d’amour, le mèneront à Berlin où il rencontre Magdalena Berg («Madeleine Lamontagne» en allemand qui a, de surcroît, la fameuse tache de naissance en forme de clé de fa que transmettent les Lamontagne de génération en génération). Celle-ci lui confie son expérience traumatisante de la guerre, greffant ainsi à la mémoire québécoise un nouveau territoire symbolique atypique. Le choix de situer les origines de la famille Lamontagne en Allemagne, comme le suggère le récit à maintes reprises, plutôt qu’en France, m’apparaît révélateur d’une certaine prise de position identitaire, qu’elle soit consciente ou non.

Enfin, les États-Unis, New York plus précisément que Madeleine visite adolescente afin de subir une intervention médicale, n’apparaissent pas comme typiques. Certes, lors d’un épisode de la traversée physique de la frontière américaine, le récit mentionne que Madeleine et son amie Solange «laissent derrière eux un pays paisible et rassurant dont ils pensent comprendre tous les rouages pour s’élancer dans la folie de l’Amérique, un monde qu’ils n’habitent que du bout des orteils, un univers hostile, menaçant berceau de toutes les folies et matrice de tous les vices» (494). Pourtant, pour les Américains que Louis rencontre, quand il mentionne les origines new-yorkaises de sa mère, «Louis était presque un Américain. Une brebis égarée au Nord» (76). C’est donc dire que le portrait que propose Dupont des États-Unis est complexe: il s’agit d’un lieu d’identité et d’altérité, de familiarité et d’étrangeté. Les nombreux enfants illégitimes que le Cheval engendre sur sa route d’homme fort ne symbolisent-ils pas la dissémination géographique de la collectivité canadienne-française dans le continent américain? Inversement, le vertige que ressent Madeleine face à New York accentue la différence culturelle entre le Canada et les États-Unis, et ce, même si Madeleine est une femme d’affaires, les États-Unis étant pourtant la métaphore par excellence du capitalisme outrancier dans l’imaginaire canadien5Guildo Rousseau, L’image des États-Unis dans la littérature québécoise (1775-1930), Sherbrooke, Éditions Naaman, 1981..

 

Le «grand roman américain»

Pour conclure, à 557 pages avec caractères serrés sur d’immenses pages (et encore, la rumeur veut que le premier jet que Dupont a envoyé à son éditeur voisinait les 900 pages), La fiancée américaine semble exhiber une ambition typique du fameux «grand roman de l’Amérique», «l’œuvre totale qui aurait résumé la quintessence de l’aventure américaine et exprimé l’énormité du pays et du continent, proclamant du même coup l’avènement d’une nation nouvelle, dotée d’une culture absolument distincte de la culture européenne6Jean Morency, «Le mythe du grand roman américain et le “texte national” canadien-français», dans Gérard Bouchard et Yvan Lamonde [dir.], La nation dans tous ses états. Le Québec en comparaison, Paris/Montréal, Harmattan, 1997, p.144.». C’est pourquoi j’excuse à Dupont ces digressions haletantes, ces récits dans les récits, ces détails anecdotiques sur le système scolaire catholique torontois, sur les recettes de desserts et de déjeuners, sur la musique classique et sur la sociologie bavaroise des années 1930: de la surenchère se dégage un véritable besoin de cerner le monde, d’en épuiser les signes, de l’asservir à la jubilation du conteur, comme France Daigle l’a si admirablement réussi dans son chef d’œuvre Pour sûr (2012). Bref, pour moi, La fiancée américaine est quelque chose comme un «grand roman québécois» moderne, rien de moins.

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    Jean Morency, «Dérives spatiales et mouvances langagières: les romanciers contemporains et l’Amérique canadienne-française», Francophonies d’Amérique, n°26, 2008, p.28 et Jean Morency, «Romanciers du Canada français: Gabrielle Roy, Jacques Poulin, Michel Tremblay, Roch Carrier», dans Lucie Hotte et Guy Poirier (dir.), Habiter la distance. Études en marge de La distance habitée, Sudbury, Prise de parole, coll. «Agora», 2009, p.148.
  • 2
    À ces phénomènes propres à la réalité canadienne-française, j’ajoute la singulière relation amour-haine qui se développe entre le voyageur et la communauté, la premier ayant besoin de celle-ci pour légitimer sa déviance et pour conter ses exploits, la seconde instrumentalisant le voyageur comme bouc émissaire tout en entretenant une fascination envers lui. Le Canada français connotant une réalité traditionnelle, on ne s’étonne pas non plus que ce «retour du refoulé» évoquent systématiquement le folklore et la culture orale.
  • 3
    Par exemple, François Ouellet, dans sa lecture du lexique sacré dans les romans de Gaétan Soucy, Sylvain Trudel, Emmanuel Aquin, Pierre Samson, Louis Hamelin et Alain Beaulieu, propose que l’imaginaire catholique au Québec s’accompagne nécessairement d’une écriture du tragique et de l’impuissance. Voir François Ouellet, Passer au rang de père: identité sociohistorique et littéraire au Québec, Québec, Nota Bene, 2002, p.71.
  • 4
    Francis Langevin, «Filiations et régionalité dans trois fictions québécoises contemporaines», dans Sylviane Coyault, Francis Langevin et Zuzaná Malinovska [dir.], Histoires de familles et de territoires dans la littérature québécoise actuelle, Prešov, 2012, 14 p.Texte disponible en ligne à l’adresse http://www.academia.edu/3334191/Filiations_et_regionalite_dans_trois_fic… [Page consultée le 22 octobre 2013].
  • 5
    Guildo Rousseau, L’image des États-Unis dans la littérature québécoise (1775-1930), Sherbrooke, Éditions Naaman, 1981.
  • 6
    Jean Morency, «Le mythe du grand roman américain et le “texte national” canadien-français», dans Gérard Bouchard et Yvan Lamonde [dir.], La nation dans tous ses états. Le Québec en comparaison, Paris/Montréal, Harmattan, 1997, p.144.
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