Biodiagramme de relations organiques dans l’univers numérique

La drague en personne n’est plus possible, la drague en personne est honteuse, la drague en personne a été remplacée par des espaces virtuels de rencontre : « There’s an app for that » (slogan publicitaire pour l’iPhone 2009).

En conférence à l’UQAM, le 6 octobre 2022, le professeur de la TELUQ, Gabriel Tremblay-Gaudette, s’est intéressé au monde des applications de rencontre et à la théorie qui entoure les recherches à ce sujet. Nous parlerons ici des « applications » en général, tout en sachant qu’il faisait référence à Tinder, Grindr et OkCupid, membres de Match Group dont la politique de confidentialité annoncée sur leur site web contredit les résultats d’une étude menée par une boîte norvégienne dirigée par Finn Myrstad (2018).

Dans cette note de recherche, j’aborderai des idées communiquées et échangées — ou réfléchies après coup. En fait, j’ai sélectionné certains moments de la conférence qui ont été les plus marquants selon moi pour la question de la surveillance numérique, comme les révélations sur les données massives (big data) et le fait que les personnes qui utilisent ces applications développent des stratégies pour capitaliser leur expérience. Je vais m’intéresser ensuite à l’idée que la complétion du profil sur ces applications engage l’usagèr.e dans une pratique « philosophique ». Enfin, je tenterai de rapporter partiellement la discussion sur la sémiotisation de la surveillance numérique, ce qui m’amènera à imaginer le biodiagramme de la représentation des relations organiques formatées par l’univers numérique.

« Big Data is watching you »

Avant d’aborder les applications, il faut savoir un tant soit peu comment les données massives fonctionnent. Sous surveillance presque constante, nos gestes et requêtes numériques sont épiés par un personnage fictif qu’on appelle Big Data et qui a supplanté l’autoritarisme de Big Brother. Big Data opère de manière discrète et bienveillante, alimenté par la roue du capitalisme et du contrôle social sous certains gouvernements. Les courtièr.es de données (data brokers) transigent de la « signification » en organisant ces données personnelles récoltées à partir des pratiques numériques de plus de 3000 points de cueillette. L’organisation de ces données fait en sorte qu’elles représentent des personae, afin d’orienter et de nourrir très efficacement l’activité des entités commerciales, politiques, policières ou autres.

Parmi les résultats que pourrait générer l’analyse de ces données massives, nous devons faire attention aux corrélations entre données non quantifiables qui peuvent exprimer des résultats logiquement improbables. Tremblay-Gaudette a donné l’exemple de la métaphore abstraite (« Les vicissitudes de la tour d’ivoire me déchirent l’âme ») qui ne peut être traitée par la machine puisqu’elle n’a pas de logique concrète. Elle constitue littéralement du bruit dans l’ensemble des significations possibles, c’est-à-dire reconnues par la machine. C’est pourquoi les profils sur les applications de rencontre sont surtout articulés autour de champs à listes prédéfinies pour permettre la bonne marche des algorithmes.

Imaginez néanmoins qu’en plus des listes définies, les textes descriptifs de profils et les conversations privées créent des données à extraire (data mining) et à sémiotiser — afin qu’elles produisent du sens pour les client.es des courtièr.es, le sens se traduisant ici en monnaie d’échange. Cette sémiose capitaliste pousse les usagèr.es à ajouter des données, surtout sur les applications à contenu comme OkCupid, leur donnant des privilèges à mesure qu’ils en ajoutent dans la machine.

Le but de ces applications consiste à produire toujours plus de valeurs, lesquelles sont des données organisées. Si elles réussissaient à créer des rencontres durables, leur raison d’être serait affaiblie : il faut que le monde « date » constamment. (Green, 2016)

Il n’y a plus d’angle mort (sauf peut-être les métaphores dirais-je). Malgré cette surveillance généralisée et que nous connaissons bien, tout le monde continue leurs activités numériques sans pudeur. En fait, nous y consentons.

Les stratégies des usagèr.es et des courtièr.es

Si nos goûts sont importants pour Big Data, nous devons reconnaître qu’ils ont un genre, ce qui est particulièrement vrai dans les applications de rencontre. En effet, en plus de la manne de données qu’elles génèrent, les applications de rencontre sont utilisées plus largement et intensément par les hommes que les autres genres, ce qui crée un déséquilibre dans les données. C’est aussi sur cette présence masculine qu’on capitalise, en offrant d’acheter une licence Premium augmentant ainsi les possibilités dans l’application.

Afin d’utiliser gratuitement l’application, la ruse des usagèr.es les amènent à développer des stratégies pour contourner les contraintes des comptes gratuits — par exemple en changeant les paramètres de recherche pour initialiser une nouvelle séance comportant des gestes calculés comme le nombre de « swipes » quotidiens sur Tinder.

Les résultats des algorithmes regroupent ce qui se ressemble pour améliorer l’expérience des usagèr.es. Sous la forme d’une téléologie qui génère de la croyance, comme si « quelque chose se réalisera », peut-on vraiment alors parler d’amélioration ?

Enfin, Tremblay-Gaudette aborde également les pistes de conseils stratégiques qui sont offertes sur le blogue de certaines applications, afin d’être plus populaires. Cette « injonction » organise le réel de telle sorte que des pratiques se normalisent et que les comportements risquent de s’amenuiser comme formes de vie numériques, ou même organiques, en devenant prédictibles.

La présentation de soi

Pour que les rencontres se concrétisent, il est important de travailler la présentation de soi. Dans certaines applications, il faut de plus nourrir tout un questionnaire afin de générer des pourcentages de compatibilité pour atteindre le « match parfait ». L’image de soi développée sur ces applications nous offre un gain parce que réfléchir à cette présentation nous amène à réaliser la prescription générale du « connais-toi toi-même » socratique.

Il n’est pas fortuit alors que Tremblay-Gaudette évoque le concept de l’extimité lacanienne que Tisseron (2001) reprend pour parler de l’intimité qui s’exprime plus loin qu’elle-même, une intimité en (sur)exposition. C’est bien ce type d’extension de l’intimité que l’on retrouve sur les applications de rencontre, et c’est elle qui fait l’objet de la surveillance.

Je souligne que les données massives sont utiles pour les rencontres, et pour les courtièr.es — sans client.es, pas de courtièr.es. Cela dit, il est important de prendre conscience de l’iconisation de la présentation de soi et la reconnaissance visuelle permettant de lier les personnes entre elles. Il s’agit d’une surveillance qui dépasse celle des données autant quantitatives que qualitatives. Elle nécessite le travail d’un robot décodant les images et les gestes comme le mouvement des yeux (Myrstad 2018) et entraînant la normalisation de la présentation de soi par les propositions de profils qui ressemblent à ceux explorés par l’usagèr.es — pour ne nommer que cet emploi du big data. Les interfaces des applications de rencontre sont entièrement iconisées, et nous forcent donc à opérer dans et avec des icônes. Cette dimension sémiotique des applications de rencontre prolonge l’idée ou le potentiel d’un monde d’images.

Sémiotique et surveillance numérique

La discussion qui a suivi la conférence a permis d’explorer le concept de « sphères de surveillance » (Leman-Langlois, 2011) du monde des applications de rencontre. Outre l’intersurveillance entre les usagè.res, il y a la sphère de surveillance algorithmique, Big Data surveille et ses fins doivent générer du profit. Puis celle des fraudeurs qui surveillent, les sphères policière ou académique et, par exemple, celle de la surveillance par les conjoints. Sans doute que bien d’autres sphères se retrouvent encore sur les applications de rencontres, et certaines se chevauchent immanquablement.

Au sein de ce monde, quelle forme de contre-usage pourrait détourner les applications de leur objectif commercial ? Mais un tel contre-usage reste difficile dans ce genre d’application où le simple fait de se singulariser équivaut assurément à s’invisibiliser et donc à être exclu presque d’office de la mécanique de rencontre. Ayez les mêmes goûts que la majorité pour recevoir plus d’attention. Le contre-usage doit-il s’insinuer dans cette logique majoritaire pour opérer? Mais de quelle façon ? Les rapports d’extimité (Tisseron 2001) y sont répandus et génèrent des parcours, peut-être y a-t-il sous ce désir d’extérioriser son intimité la clé d’un contre-usage ? Si l’indice de notre propre parcours s’iconise en diagramme (en tant que catégorie de signe peircien), ce dernier nous opère autant qu’on l’opère : il nous permet, en somme, de tracer notre parcours et d’être retracés en retour. En prendre conscience et imaginer la contrefaçon d’un parcours m’amènent à une question exploratoire : en confondant les pratiques organiques et virtuelles, comment ces applications esquissent-elles le biodiagramme des relations d’extimité ?

Sources

Green, L. (2016). Codes of love : romance in the digital age – tech podcast Dans The Guardian, Chips with Everything Technology. https://www.theguardian.com/technology/audio/2016/dec/09/codes-of-love-romance-in-the-digital-age-tech-podcast

Leman-Langlois, S. (2011). Introduction : Qu’est-ce que la surveillance ? Dans Sphères de surveillance. Presses de l’Université de Montréal.

Myrstad, F.(2018).How tech companies deceive you into giving up your data and privacy. Dans Ted Salons : https://www.ted.com/talks/finn_lutzow_holm_myrstad_how_tech_companies_deceive_you_into_giving_up_your_data_and_privacy?utm_campaign=tedspread&utm_medium=referral&utm_source=tedcomshare

Tisseron, S. (2001). L’intimité surexposée. Paris, Ramsay.

Tremblay-Gaudette, G. (2022). Applications de rencontre et algorithmes : révélations, injonctions et confections. [Conférence]