Article IREF

Annexe. Une pratique de mobilisation: la concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle

Diane Matte
couverture
Article paru dans La traite des femmes pour l’exploitation sexuelle commerciale: entre le déni et l’invisibilité, sous la responsabilité de Sandrine Ricci, Lyne Kurtzman et Marie-Andrée Roy (2012)

Origines de la CLES

La Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES) a été lancée le 16 mai 2005. Sa mise sur pied est liée à la présente recherche dont l’un des objectifs était de concerter les groupes de femmes et divers acteurs et actrices concernées par la question de la traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle1 Une rencontre de consultation organisée en novembre 2004 par l’équipe de recherche a confirmé l’intérêt et l’urgence d’agir. Près d’une cinquantaine de personnes et représentants-es de groupes y avaient signifié leur adhésion à la proposition de créer un lieu de concertation pour travailler conjointement sur la question de la prostitution et de la traite à des fins d’exploitation sexuelle au Québec.. Une préoccupation commune était l’expansion de l’industrie du sexe, ses liens avec le crime organisée et la nécessité de se situer dans le vif débat «abolition ou décriminalisation totale de la prostitution» dans une optique de lutte pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Composée d’individus et d’organismes s’opposant à la banalisation de la prostitution, la CLES fait désormais partie du paysage des groupes communautaires et féministes du Québec, et ce, à partir d’une approche féministe abolitionniste. La CLES intervient à trois niveaux: la prévention de l’entrée dans la prostitution, les services directs auprès des femmes et la défense des droits des femmes dont celui de ne pas être prostituées. Ce dernier aspect est particulièrement important dans le contexte canadien compte tenu des enjeux de grande acuité traités actuellement sur les scènes juridiques et politiques. Le mandat de la CLES est de faire de l’éducation, de la sensibilisation à tous les niveaux de la société, mais aussi et surtout de rejoindre les femmes dans la prostitution. Nous voulons faire valoir la parole des femmes et alimenter la réflexion féministe à partir de leur vécu et ainsi faire découvrir une réalité autre que celle présentée par le lobby pro industrie du sexe.

Les féministes québécoises ont repris le débat de l’abolition ou de la décriminalisation totale de la prostitution lors de la préparation de la Marche mondiale des femmes de l’an 2000 et cela avait donné lieu à des échanges houleux. Le mouvement féministe n’était pas prêt à concéder que la décriminalisation totale de la prostitution était «libératrice» pour les femmes. On s’entendait sur le fait qu’aucune femme ne devait être criminalisée ou discriminée pour être ou avoir été dans la prostitution mais, hormis ce consensus, un malaise était palpable et une certaine confusion régnait. Des féministes convaincues que la décriminalisation des femmes prostituées était une étape nécessaire pour soutenir les femmes dans la prostitution ont alors décidé de pousser plus loin la réflexion et de remettre à l’ordre du jour une analyse situant la prostitution comme une forme de violence envers les femmes.

De son côté, la présidente de la Fédération des femmes du Québec de l’époque, Françoise David, avait décidé de mettre sur pied un comité de travail pour tenter d’émettre des revendications communes concernant la prostitution. Ce comité a produit des documents de réflexion rédigés par une féministe abolitionniste, Nicole Kennedy, et par la coordonnatrice du groupe Stella, Claire Thiboutot, qui aborde la question dans une perspective de défense du travail du sexe2 Ce comité a aussi organisé une tournée de « formation » à laquelle des femmes de toutes les régions ont participé et qui avait pour but de prendre le pouls de ce que les féministes pensaient de la prostitution, de la pornographie et de la décriminalisation totale de la prostitution..

Les discussions du comité ont été polarisées entre deux visions : la décriminalisation totale de la prostitution, comme simple activité économique des femmes, et l’abolition de la prostitution, comme forme de violence envers les femmes. La plupart des participantes au comité n’arrivaient pas à se situer entre ces deux visions. Une série de recommandations touchant principalement des éléments concrets à mettre en place pour les femmes dans la prostitution a cependant été élaborée. Il a toutefois été impossible de s’entendre sur la criminalisation des proxénètes et des clients.

Lors d’une assemblée générale spéciale tenue le 23 septembre 2002, la FFQ a adopté une position mettant de l’avant la décriminalisation des femmes dans la prostitution, assortie de l’obligation de toujours contextualiser les deux positions présentes dans le mouvement. Au fil des années, la FFQ a semblé renoncer à approfondir la question et a adopté une résolution laissant les groupes qui font la promotion des diverses positions faire ce travail eux-mêmes. Cependant, ce non positionnement suscite encore du mécontentement, peu importe le point de vue défendu.

Le Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) a été le premier groupe féministe à se positionner pour l’abolition de la prostitution. Suite à l’assemblée générale spéciale de la FFQ, l’idée de mettre sur pied un organisme avec comme mandat principal de pousser plus loin la réflexion a germé. Le constat de plusieurs était que nous devions mieux démontrer que la prostitution est une forme de violence envers les femmes, qu’il est important de poursuivre la lutte pour son abolition tout en permettant aux femmes dans la prostitution d’avoir de réelles solutions de rechange.

Le groupe Stella avait produit en 2002, dans le cadre de l’Alliance de recherche IREF/Relais-femmes sous la plume de la chercheure autonome Louise Toupin un document intitulé La question du «trafic» des femmes. Points de repères dans la documentation des coalitions féministes internationales anti-trafic. Le document présente les grandes lignes de pensée entourant la traite au niveau international et appuie clairement la vision de Stella à l’effet que: «les associations de défense des travailleuses du sexe voient plutôt, dans la dite “prostitution”, un moyen de “gagner sa vie dans des sphères de travail liés aux rôles féminins traditionnels”» (Thiboutot, dans FFQ, 2001: 12), eux-mêmes enchassés dans les rapports de domination hommes-femmes » (Toupin, 2002: 59). En conclusion, le document retient l’absence de consensus sur la définition de la traite à l’échelle internationale ainsi que l’«exagération» des statistiques existantes sur la traite internationale pour ensuite en déplorer les implications négatives sur la mobilité migratoire des femmes prostituées de même que sur le financement des groupes qui voient la prostitution comme un travail et interviennent en ce sens.

Ce document a marqué un point tournant : il a convaincu le Regroupement québécois des CALACS et la coordonnatrice du Secrétariat international de la Marche mondiale des femmes de l’époque, Diane Matte, de l’importance de documenter la réalité de la traite à des fins d’exploitation sexuelle au Québec. Il est à souligner que la Marche mondiale des femmes a porté en l’an 2000, au niveau international, une revendication demandant que la Convention pour la répression et l’abolition de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui de 1949 soit mise à jour et signée par plus de pays membres de l’Organisation des Nations Unies3 Voir le site www.marchemondiale.org pour plus d’informations (consulté le 1er novembre 2012). (ONU).

En 2013, des États généraux sur l’analyse et l’action féministes sont prévus et devraient permettre d’aborder de nouveau cette question si centrale à l’égalité entre les femmes et les hommes et aux luttes que nous menons au Québec et au Canada sur la violence des hommes envers les femmes. La présente recherche permettra, nous l’espérons, de renforcer l’assise théorique pour comprendre les questions de la prostitution et de la traite à des fins d’exploitation sexuelle et leurs liens avec la violence patriarcale. L’enjeu est important parce que la décriminalisation totale de la prostitution au Canada gagne présentement du terrain, comme nous le verrons plus loin.

 

Le travail de la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle 

La CLES a d’abord été un lieu d’engagement militant qui a organisé diverses activités publiques pour faire connaître les enjeux de la prostitution en lien avec l’atteinte de l’égalité pour toutes les femmes. À l’aide d’invitées internationales ou de projections de films, la CLES a amené sur la place publique une autre façon de comprendre l’industrie du sexe autant dans ses ramifications que ses conséquences dans la vie des femmes et les relations entre les femmes et les hommes. Composé d’individus et de représentants et représentantes de groupes, la CLES a fait de la sensibilisation auprès du grand public et des décideurs. Au début de son existence, la CLES a réussi, avec peu de moyens, à faire entendre un autre discours sur la prostitution et à créer un espace pour mieux comprendre les enjeux d’une approche abolitionniste de la prostitution.

En 2008, la CLES a obtenu une subvention pour un projet de trois ans auprès de Condition féminine Canada (CFC) pour développer des outils de sensibilisation et une formation sur l’exploitation sexuelle commerciale. Ce projet a permis d’entrer en contact avec des femmes ayant un vécu en lien avec la prostitution et de valoriser leur parole de diverses façons. Nous avons ainsi affiné notre connaissance des mécanismes d’entrée dans la prostitution et des difficultés auxquelles sont confrontées les femmes qui souhaitent en sortir ou encore qui en sont sorties, mais avec des séquelles psychologiques, économiques, sociales ou légales. C’est d’ailleurs cette proximité avec des femmes qui ont été dans la prostitution, de même que leur engagement, qui a amené la CLES à accroître son volet services directs auprès des femmes.

La CLES a ainsi entrepris une démarche de développement d’un modèle de services qui permettra à des femmes de trouver soutien et accompagnement et, si elles le désirent, au rythme qui leur convient, sortir de l’industrie du sexe et de l’emprise qu’elle exerce sur elles. La CLES est également en contact avec de nombreux intervenants et intervenantes des groupes de femmes, groupes communautaires et des institutions afin de défaire les mythes et préjugés entourant la prostitution et de discuter de l’intervention féministe. Notre perspective s’oppose à l’approche de réduction des méfaits appliquée à la prostitution qui, bien souvent, sous couvert de pragmatisme, prive les femmes d’une prise de conscience des effets pervers de la société patriarcale dans leur vie et celle de toutes les femmes. Les femmes dans la prostitution, tout en y ayant été menées par des chemins divers, ont un vécu commun teinté d’atteintes à leurs droits et à l’égalité. Ce vécu révèle des discriminations reliées au sexe, mais également à la race, la pauvreté, le statut d’immigrante, la loi sur les indiens, etc. Il est important d’établir ces constats pour comprendre les mécanismes de contrôle présents dans la vie des femmes et pour penser une intervention féministe adaptée aux différentes situations d’oppression.

Ce que nous disent les femmes

La CLES est en contact avec une centaine de femmes qui ont un vécu en lien avec la prostitution. Au fil des années, elles nous ont fait part des difficultés qu’elles rencontrent dans leur processus de sortie, de ce qui les a menées dans la prostitution et de quoi est composé leur quotidien et celui de plusieurs autres femmes dans la prostitution. Certaines sont sorties depuis plusieurs années l’industrie du sexe ou se sont défaites de l’emprise de leur proxénète, mais vivent encore très concrètement les séquelles de la prostitution dans leur vie.

La CLES a amorcé un travail afin de bien identifier les divers services pouvant soutenir ces femmes engagées dans un processus de sortie de la prostitution. Déjà nous avons pu évaluer avec elles que des étapes vers la sortie sont importantes, et que les besoins diffèrent en fonction de celles-ci. Ces besoins sont d’ordre matériel : un toit, de la nourriture, des vêtements; d’ordre économique : un revenu, remboursement de dettes, accès au marché du travail, déménagement, retour aux études; psychologique: relation d’aide, accompagnement, se réapproprier son corps et sa sexualité, estime de soi, aptitudes relationnelles, santé mentale; d’ordre physique ou lié à la santé: protection de la police, autodéfense, traitements de désintoxication, soins divers; d’ordre juridique: effacement du casier judiciaire, accompagnement à la police ou la cour, informations sur leurs droits.

Les femmes que nous côtoyons nous décrivent les obstacles qui s’élèvent sur leur chemin et quels sont les défis à relever dans un processus de sortie de la prostitution. Nous avons déjà amassé de nombreuses données sur ces aspects. Qu’il nous suffise ici de mentionner le manque de ressources pour sortir de la prostitution et l’impact néfaste de approche de réduction des méfaits, qui a entraîné des femmes à retourner ou demeurer dans l’industrie du sexe.

 

La prévention ou le droit des femmes de ne pas être prostituées

La CLES travaille aussi à contrer les différentes formes d’attaques au droit des femmes de ne pas être prostituée. Ce droit est constamment contesté dans divers milieux (juridique, médiatique, universitaire, intervention, militant, etc.). Parfois, les militantes de la CLES se retrouvent devant un interdit de penser la prostitution comme une forme de violence envers les femmes sous peine d’être considérées comme personnellement violentes. D’autres fois, l’argument du consentement revient hanter les débats sur la prostitution avec pour résultat l’impossibilité de dénoncer une industrie qui s’enrichit sur le dos des femmes. Les abolitionnistes sont souvent accusées de collusion avec les forces conservatrices en place. Pourtant leur analyse les amène plutôt à dénoncer l’antiféminisme présent dans la prostitution et la pornographie depuis toujours, de même que les idées d’un capitalisme néolibéral sans scrupule qui marchandise le vivant, dans ce cas-ci, la vie des femmes.

Le travail de prévention et de sensibilisation de la CLES a donné lieu à la production de divers outils. Une formation pour intervenants et intervenantes «Entendre les femmes dans la prostitution, agir ensemble contre l’exploitation» nous a permis de rejoindre près de 400 personnes. Avec la panoplie d’ateliers et d’animations de discussions, nous pouvons dire que nous avons rejoint quelques milliers de personnes depuis notre création en 2005. Nous avons aussi organisé un Tribunal populaire contre l’exploitation sexuelle qui a réuni au-delà de 100 personnes et mis en accusation l’industrie et les acteurs du système prostitutionnel. Nos alliances se sont développées et nous pouvons compter dorénavant sur un membership d’environ 100 individues et 40 organismes. Notre perspective est partagée avec divers milieux et prend en compte l’impact du racisme et du capitalisme dans la vie des femmes. Nous considérons que l’industrie de la prostitution s’alimente à la fois du patriarcat, du racisme et du capitalisme. Elle a des ramifications et des impacts différents selon l’appartenance ethnique des femmes ou de leur classe sociale. Nous reconnaissons tout particulièrement que l’industrie s’accapare des femmes autochtones et accroît ainsi le processus de déshumanisation amorcé par la colonisation.

 

Rejoindre les jeunes

Afin de rejoindre les jeunes, nous avons réalisé avec Ève Lamont, documentariste féministe réputée, un documentaire intitulé «Le plus vieux mensonge du monde». Construit autour de neuf témoignages de femmes de divers milieux, cet outil déboulonne bien des mythes concernant le choix, le recrutement, les réalités de la prostitution ainsi que de la traite. Nous utilisons ce documentaire auprès de groupes de jeunes de 14 à 19 ans et pour sensibiliser divers milieux. Plusieurs organismes se sont procurés une copie et l’utilisent pour entreprendre ou approfondir des réflexions sur le sujet.

Nous avons également développé deux projets permettant de préparer à la fois une relève et d’amener les jeunes femmes à devenir des actrices dans la lutte contre la pornographisation de notre société et la banalisation de la prostitution.

Une autre réalisation est la formation que nous avons donnée à onze jeunes filles entre 15 et 19 ans. Dynamiques, créatrices, ces jeunes filles sont pour nous une source d’espoir et de revigoration. Ces jeunes proviennent de cinq quartiers de Montréal : Saint-Michel, Saint-Laurent, Petite-Patrie, Mont-Royal, Côte-des-Neiges. Elles sont formées pour animer le documentaire «Le plus vieux mensonge du monde» au sein des groupes de leur quartier respectif. Leur travail porte fruits car la CLES devient peu à peu une référence incontournable sur la question de la prévention et de l’intervention auprès des jeunes filles. Ce projet pointe la nécessité de préparer la relève et de créer à la CLES un espace adapté à leur âge et à leurs réalités diversifiées.

Sur cette question de la relève, la CLES a aussi animé des ateliers de prévention avec le Réseau des adolescentes de Saint-Michel mis sur pied par la Maison d’Haïti. Constitué en moyenne d’une vingtaine de jeunes filles entre 14 et 18 ans, le réseau est en quelque sorte notre porte d’entrée dans la communauté à majorité haïtienne, arabe et hispanique pour poser la question de l’exploitation sexuelle, et la sortir du tabou dans lequel elle est enfermée.

Enfin, la CLES a créé un site de réseautage social. Il s’agit d’un espace web s’adressant à des jeunes femmes de 15 à 35 ans. Les participantes ont la possibilité de développer leur propre page (comme les profils personnels sur Facebook), de développer un blogue, d’intervenir sur les blogues des autres, de créer ou participer aux forums de discussions, de discuter «chatter» entre elles en direct −en privé ou en public− de créer des groupes (exemples : par région, par affinités ou type d’actions), de créer des événements, de créer des liens «d’amitié», de cliquer sur «j’aime» et même de partager des images et des vidéos ainsi que certaines informations sur Twitter. Les forums de discussions sont intéressants et utiles puisqu’ils permettent de mesurer l’impact des images sexistes sur la vie et la sexualité des jeunes femmes et sur les moyens de reconnaître le sexisme dans les images. Ils permettent aussi de partager des actions de dénonciations (par exemple la dénonciation de la publicité du bar le Temple organisée par la Coalition nationale contre les publicités sexistes [CNCPS]). La plateforme contient également une liste d’outils déjà existants permettant de reconnaître et de dénoncer les images sexistes.

Petit à petit, nous constituons ainsi un bassin de jeunes abolitionnistes dans diverses communautés, afin d’une part de tenir les jeunes loin de l’industrie du sexe et d’autre part de faire connaître la position abolitionniste auprès de leurs pairs, filles et garçons, et de leur entourage.

 

Une loi à changer

La CLES croit à un monde sans prostitution. Ce projet politique exige de bien comprendre les mécanismes par lesquels les femmes sont amenées dans la prostitution et les liens existants avec les autres formes de violence envers les femmes. Il exige également de développer une tout autre façon de voir la prostitution aux niveaux juridique et social.

Jusqu’à maintenant, la prostitution a été conçue, ainsi que le reflète le code criminel canadien, comme un crime sans victime. Les femmes sont traitées comme des criminelles alors que les clients prostitueurs et les proxénètes s’en tirent généralement très bien, et ce, malgré les changements survenus dans les années 1980 qui ont permis de criminaliser les hommes pour la sollicitation. En fait, le code criminel s’attarde essentiellement aux effets nuisibles de la prostitution sur la société. Le problème fondamental est que la prostitution est vue comme un crime contre les mœurs sociales et non comme un crime contre la personne. Il est temps que ça change!

Cela est d’autant plus important qu’il y a des efforts immenses déployés présentement par l’industrie du sexe pour invalider tous les articles du code criminel en invoquant la Charte canadienne des droits et libertés avec la ferme intention de décriminaliser totalement la prostitution.

 

Bedford c. Canada

Au fil des années, diverses demandes d’invalidation des dispositions du code criminel concernant la prostitution ont été intentées en évoquant la Charte canadienne des droits et libertés. En septembre 2010, l’une de ces tentatives, en Cour supérieure de l’Ontario, a donné des résultats ayant comme conséquence d’invalider les articles du code criminel canadien portant sur la sollicitation, la tenue d’une maison de débauche et le fait de vivre des fruits de la prostitution d’autrui.

Depuis 2008, deux groupes d’individus ont reçu l’appui de juristes spécialistes des libertés civiles pour s’attaquer aux articles du code criminel canadien traitant de la prostitution. Une requête a tout d’abord été déposée en Colombie-Britannique alléguant que ces articles contreviennent à la Charte canadienne des droits et libertés, plus spécifiquement l’article no 15 concernant l’égalité. Les requérantes ont été déboutées pour une raison «technique» car elles n’étaient pas directement touchées par l’application des lois, n’étant plus, au moment de porter leur plainte, actives dans l’industrie du sexe. Elles ont porté cette décision en appel et c’est présentement la Cour suprême du Canada qui devra trancher concernant leur admissibilité dans la requête. Si elles gagnent, cela signifiera que la cause devra reprendre du début à la Cour supérieure de la Colombie-Britannique.

Une autre cause, appelée Bedford c. Canada a été initiée par trois femmes de l’Ontario ayant été ou étant dans la prostitution, certaines d’entre elles, comme proxénètes ou tenancières d’un «donjon». Les trois requérantes allèguent que les articles du Code criminel concernant la sollicitation, le proxénétisme et la tenue d’une maison de débauche portent atteinte à leurs droits fondamentaux tels que stipulés dans l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. L’article 7 protège le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne pour tous les Canadiens et Canadiennes. C’est tout d’abord la Cour supérieure de l’Ontario qui a entendu cette cause. Après quelques années d’audiences et d’analyse des témoignages, une juge de la Cour a stipulé, en septembre 2010, que les articles ciblés par les requérantes concernant la prostitution étaient inconstitutionnels car ils contrevenaient à leurs droits protégés par l’article 7 de la Charte.

Pour les groupes défendant l’industrie du sexe, cette décision a été reçue comme la victoire tant attendue contre les abolitionnistes. Plusieurs personnes ont célébré ce jugement comme le résultat de plusieurs années de militantisme pour la défense des droits des «travailleurs et travailleuses du sexe» et, de façon plus générale, pour les libertés civiles.

D’autres groupes, dont la CLES, ont été sidérés de voir la facilité avec laquelle la décision rejetait du revers de la main la vision de la prostitution comme une forme de violence envers les femmes. Le jugement reprend plutôt à son compte l’idée que la sécurité des femmes dans la prostitution passe par une absence de législation. Par ailleurs, et de façon paradoxale, le jugement reconnaît la violence dont font preuve les clients prostitueurs et l’extrême danger que représente la prostitution pour les femmes (les femmes dans la prostitution étant considérées comme 40 fois plus à risque de mourir de mort violente que l’ensemble de la population féminine au Canada).

La Coalition féministe pan canadienne pour l’abolition de la prostitution, composée de sept groupes nationaux ou provinciaux4 La Coalition des femmes pour l’abolition de la prostitution mise sur pied avant la sortie du jugement, sous l’initiative de la CLES, est composée de l’Association canadienne Élizabeth Fry, l’Association canadienne des femmes autochtones, le Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel, l’Action ontarienne contre la violence envers les femmes, l’Association canadienne des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel, le Vancouver Rape Relief et la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle., a réagi négativement au jugement et décidé de demander d’intervenir dans le processus d’appel. Nous avons ainsi déposé un factum et avons été entendues lors des audiences de la Cour d’appel de l’Ontario en juin 2011.

Le factum reconnaît les lacunes des articles du Code criminel concernant la prostitution. De fait, le gouvernement canadien n’a jamais eu la préoccupation de protéger les femmes dans la prostitution, mais bien plutôt la «morale publique». La prostitution demeure un crime contre les mœurs et non un crime contre les personnes. C’est là que le bât blesse. La Coalition ne défend donc pas les articles du Code criminel. Cependant, il est clair que le jugement Bedford c. Canada, s’il est appliqué, nuira à la capacité de faire des changements majeurs en faveur d’une reconnaissance de la prostitution comme étant une entrave à l’égalité pour toutes et un crime contre les femmes, comme personnes.

Avec la Coalition, nous avons refait l’examen des témoignages des femmes qui ont été soumis à la juge de première instance et fait ressortir les éléments communs aux femmes dont: leur âge d’entrée dans la prostitution, souvent mineur, le degré de violence subi avant et pendant leur passage dans l’industrie du sexe, la violence des proxénètes et des clients. Au demeurant, la partie requérante a insisté sur la grande diversité des vécus des personnes dans l’industrie du sexe pour affirmer que la loi ne peut prendre pour acquis que les femmes sont victimes dans l’industrie.

La Coalition a aussi affirmé que l’article concernant la sollicitation contrevient à la sécurité des femmes, dans la mesure où elles se retrouvent accusées d’avoir été achetées, mais ne contrevient aucunement à la sécurité des clients prostitueurs ou des proxénètes.

Nous pensons qu’il est inacceptable de traiter les femmes et les hommes de la même manière dans la prostitution. Tout comme il est irresponsable de considérer que la prostitution représente une simple «transaction d’affaires» car, dans une écrasante majorité, les unes sont achetées, les autres achètent. La Charte canadienne des droits et libertés, pas plus que le code criminel canadien, ne reconnaît le droit d’acheter des actes sexuels. Au contraire, les articles du Code criminel ont toujours tenté de restreindre la prostitution car il y a une compréhension commune, reconnue par la juge de la Cour supérieure de l’Ontario, que la prostitution est une activité violente pour les femmes.

La Coalition a demandé que la Cour d’appel reconnaisse une application asymétrique de l’interprétation de la Charte et enlève le crime de sollicitation du Code criminel lorsqu’il s’agit des femmes qui sont dans la prostitution, mais maintienne la criminalisation des clients prostitueurs et des proxénètes et les articles touchant la tenue de bordels. Ces derniers, qui remontent à 1985 et ont changé depuis l’adoption des derniers changements majeurs au Code criminel concernant la prostitution, ne sont pas plus sécuritaires pour les femmes. Le meilleur exemple étant que les crimes commis contre les femmes dans la prostitution entre 2001 et 2005, selon le relevé de Statistiques Canada 2006, ont été commis aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. De fait, comme le reconnaît le jugement de première instance, ce qui est le plus dangereux pour les femmes dans la prostitution, c’est le client prostitueur.

La Coalition a aussi rappelé à la Cour d’appel combien il n’est pas anodin de constater que les femmes les plus vulnérables dans la prostitution, sont aussi les femmes les plus marginalisées. Ce sont des femmes autochtones, des femmes racisées, des femmes appauvries, lesquelles sont les victimes premières de la traite interne et internationale. Il importe d’avoir en tête l’ensemble de ces données lorsqu’on évalue la constitutionnalité de nos lois sur la prostitution. Nous vivons toujours dans une société où les choix des femmes sont restreints et la prostitution est une institution qui limite ces choix car elle a des conséquences négatives sur la vie de toutes les femmes.

La Coalition des femmes pour l’abolition de la prostitution défend donc l’idée qu’il est illogique et contraire aux principes de justice fondamentale de décriminaliser les hommes qui exploitent la prostitution d’autrui en ayant ainsi la prétention de protéger les femmes prostituées contre ces mêmes hommes. De plus, il est clair que les membres de la Coalition craignent l’impact d’une décriminalisation totale de la prostitution sur la sécurité des femmes, tout particulièrement des femmes autochtones.

Le problème de sécurité que vivent les femmes dans la prostitution présentement se situe plutôt dans la banalisation de la prostitution et le refus d’agir, comme société, et de dire non à la prostitution. Il est d’ailleurs significatif que les listes de mauvais clients compilées par le groupe Stella relatent majoritairement des incidents ayant eu lieu à l’intérieur d’un établissement (privé ou public). Il est donc illusoire de croire que la sécurité des femmes dans la prostitution se joue sur la localisation des actes sexuels monnayés.

Nous sommes présentement en attente de la décision de la Cour Suprême qui devrait accepter les demandes d’appels déposées par les parties. La Coalition sera présente à cette instance pour faire valoir que la prostitution n’est pas un droit et que la Charte ne peut servir à rendre légitime l’exploitation sexuelle commerciale des femmes.

La CLES poursuit son travail pour amener tous les paliers gouvernementaux à changer de cap dans la façon de penser et agir sur la prostitution. Il s’agit d’une problématique sociale qui interpelle les niveaux politique et juridique. La prostitution est intimement liée à la recherche d’égalité de fait pour toutes les femmes. Il est donc important de revendiquer une approche basée sur la reconnaissance de l’ensemble des droits humains des femmes. Il faut croire aux changements de mentalité, et créer de nouveaux espaces pour expérimenter, avec les femmes, les options qui permettent de leur offrir plus de sécurité et plus de liberté. Nous croyons que le modèle dit nordique, qui a été implanté en Suède, en Norvège et en Islande, est prometteur. Il inspire nos actions.

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    Une rencontre de consultation organisée en novembre 2004 par l’équipe de recherche a confirmé l’intérêt et l’urgence d’agir. Près d’une cinquantaine de personnes et représentants-es de groupes y avaient signifié leur adhésion à la proposition de créer un lieu de concertation pour travailler conjointement sur la question de la prostitution et de la traite à des fins d’exploitation sexuelle au Québec.
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    Ce comité a aussi organisé une tournée de « formation » à laquelle des femmes de toutes les régions ont participé et qui avait pour but de prendre le pouls de ce que les féministes pensaient de la prostitution, de la pornographie et de la décriminalisation totale de la prostitution.
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    Voir le site www.marchemondiale.org pour plus d’informations (consulté le 1er novembre 2012).
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    La Coalition des femmes pour l’abolition de la prostitution mise sur pied avant la sortie du jugement, sous l’initiative de la CLES, est composée de l’Association canadienne Élizabeth Fry, l’Association canadienne des femmes autochtones, le Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel, l’Action ontarienne contre la violence envers les femmes, l’Association canadienne des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel, le Vancouver Rape Relief et la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle.
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