Entrée de carnet

Amour (écologique)

Maxime Fecteau
couverture
Article paru dans Écodramaturgies: questions, repères, dispositifs, sous la responsabilité de Catherine Cyr (2022)

Avant que quelque chose ne cloche en moi, je m’imaginais les bactéries ailleurs, vivant quelque part dans cet endroit bien abstrait qu’est l’« environnement ». Mais le jour où j’ai vu celles qui me rendaient malade, j’ai été pris d’un profond malaise. J’observais leurs corps serpenter dans tous les sens. Je n’avais pu les apercevoir que sur le web, avant, en tapant le nom qui les unit en une espèce : borrelia. Mais voilà que je les voyais réellement vivre sous mes yeux, sous l’objectif d’un microscope.

Voulant d’abord m’en débarrasser, je me suis penché sur ces bactéries qui causent la maladie de Lyme chronique. En cherchant à comprendre comment elles conçoivent l’environnement dans lequel elles se déplacent et se reproduisent, j’ai appris qu’elles déploient une intelligence assez pénétrante. Elles forment des communautés, se regroupant avec d’autres êtres microscopiques pour faire émerger un revêtement, une substance que les humains appellent « biofilm », grâce à laquelle elles échappent aux attaques de mon système immunitaire. Elles communiquent, aussi. Notamment par l’entremise de parcelles d’ADN qu’elles laissent habilement derrière, pour que d’autres les récupèrent; une technique qui favorise le partage d’un savoir-faire toujours en évolution. Elles arrivent même à reconnaitre leur progéniture, ce qui les engage à adapter leur conduite pour favoriser la survie de leur famille, puis celle de l’espèce. J’ai aussi lu que ces bactéries ont pour fonction, dans les écosystèmes où on les retrouve, de ralentir les élans de surpopulation de certaines espèces de mammifères. Un processus « régulateur », croient certains spécialistes, qui résulte de la relation symbiotique qu’elles entretiennent avec les insectes parasitaires qui facilitent leur prolifération : les tiques. Une coopération entre deux formes de vie qui, un beau jour, a permis aux borrelia de se loger dans les tissus de mon cerveau. Pour qu’enfin je me demande ce que veut dire le mot « environnement »; et que je réalise, surtout, en quoi mon corps – c’est-à-dire ma vie – est conçue et entrelacée de cet environnement.

On a l’habitude de s’imaginer distinct de tout ce qui se trouve à l’extérieur de la surface de notre peau. Avec l’imaginaire qu’ouvre le mot « environnement », on peut se représenter comme un corps séparé de tout le reste. Et ce, plutôt que de se voir comme un corps dont les capacités sont tressées d’autres formes de vie : des propriétés émergentes de toutes les intelligences qu’engendrait déjà, avant soi, l’effervescence créatrice de l’écosphère. Encore aujourd’hui, on hésite souvent à reconnaître qu’une telle intelligence autre – microbiologique, végétale, animale, environnementale – puisse exister, sans doute par peur d’être taxé de verser dans l’anthropomorphisme.

C’est la pensée écologique du cybernéticien Gregory Bateson qui m’a fait comprendre que de parler de l’intelligence d’autres êtres vivants – comme de celle des systèmes d’êtres vivants, d’ailleurs – n’a rien d’une métaphore anthropomorphique. L’intelligence est plutôt le fait même de la vie. Partout où des êtres croissent et se meuvent, un certain savoir se déploie, puis évolue en se peaufinant (en eux comme entre eux). Savoir-être, savoir-faire, savoir-vivre : voilà des mots pour désigner un ensemble de capacités et de connaissances qui émergent de la relation que noue un organisme avec son environnement. Un environnement qui est toujours, à la fin, un système tissé de la vie des autres. Comme les borrelia qui vivent dans les tissus de mon corps, ma vie se réalise dans la vaste toile des vivants qui l’a d’abord rendue possible. Et pour Bateson, cette disposition à reconnaître la vie – à reconnaître que la valeur intrinsèque accordée à une vie vaut pour chaque vie, du fait même de son existence, et peu importe la forme qu’elle prend –, c’est le propre de l’amour. Un mot tout à fait ordinaire qui prend ici un sens large et écologique :

Une partie de ce que nous entendons par ce mot – en disant par exemple « J’aime X » – pourrait être formulée comme suit : « Je me considère comme un système, quoi que cela puisse signifier, et j’accepte positivement le fait que j’en suis un, préférant l’être plutôt que de tomber en morceaux et mourir; et je considère la personne que j’aime comme un système; et je considère mon système et son système comme constituant ensemble un plus vaste système avec un certain degré de concordance en lui-même… »[1]

Je ne sais pas si les borrelia sont capables de trouver la sagesse d’« aimer » leur environnement. Peut-être que, comme moi, elles ne font qu’y vivre, sans s’imaginer qu’il arrive à cet environnement de réfléchir à elles, à la place qu’elles occupent en lui. Tout ce que je sais, c’est qu’à partir du moment où j’ai reconnu leur intelligence – le fait et la valeur mêmes leur vie –, elles se sont montrées de moins en moins nocives à l’endroit de mon corps. Et je me demande parfois ce que ce genre de disposition aimante pourrait engendrer, si on avait la sagesse de l’adopter, nous les humains. Mais cette fois à l’échelle de cette grande écosphère que d’aucuns appellent, sans doute pour apprendre à l’aimer : Gaïa.

[1] Mary Catherine Bateson, « Daddy, Can a Scientist Be Wise? », The American Journal of Semiotics, vol. 19, n o 1, 2003, p. 7. Je traduis.

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