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11/9: Autopsie des terrorismes

Jean-François Legault
couverture
Article paru dans Essais, sous la responsabilité de Équipe LMP (2007)

Ouvrage référencé: Chomsky, Noam (2002), 11/9: Autopsie des terrorismes, Paris, Le Serpent à Plumes, 167p.

Problématique principale et thèses

L’intérêt principal de l’essai en regard de la fictionnalisation du 11 septembre réside dans l’analyse que fait Chomsky d’un puissant appareil producteur de fiction: la propagande initiée par le gouvernement américain. Noam Chomsky est un linguiste dont la notoriété n’est plus à faire. En plus de sa contribution inestimable au champ de la sémiotique, il fut (et est toujours du reste) l’un des intellectuels américains les plus actifs et les plus écoutés sur la scène politique contemporaine. En tant que spécialiste du discours, il a été dans une position particulièrement efficace pour soulever et dénoncer toute la propagande visant à modeler l’opinion publique américaine.

Dans 11/9, Autopsie des terrorismes, c’est précisément à ce type de manipulation du discours que Chomsky s’attaque. L’essai est en fait le collage d’une série d’entrevues réalisées dans les jours qui ont immédiatement suivi les attentats du 11 septembre. Le leitmotiv de ces entrevues est clair, précis et appuyé de maints exemples: selon Chomsky, le gouvernement américain cherche à camoufler le fait que le pays est en train d’alimenter volontairement la spirale de violence mise en branle il y a plusieurs décennies, et ce, dans l’unique but de favoriser les intérêts économiques de ses acteurs corporatifs. Les médias servent à propager un ensemble très homogène de constructions de discours dont l’objectif principal est de taire une vérité qui, si elle fait partie du domaine public, ne trouve jamais son chemin jusqu’aux manchettes: les États-Unis sont le plus actif et le plus puissant des états terroristes de la scène internationale.

Chomsky cherche à débusquer et à dénoncer une position intellectuelle particulièrement répandue qui a servi la propagande pro-guerre au terrorisme, c’est-à-dire l’idée que les terroristes attaquent l’Amérique parce qu’ils haïssent sa démocratie et sa liberté. Au contraire, si certains groupes islamistes ont effectivement du ressentiment envers un mode de vie qu’ils réprouvent, la plupart des cellules terroristes mènent un combat moins idéologique que politique. Oussama ben Laden a répété dans plusieurs entrevues qu’il ne retirerait son jihad que lorsque les États-Unis cesseraient leur ingérence dans toute la nation musulmane et plus particulièrement en Palestine et en Arabie Saoudite (voir par exemple l’entrevue de Peter Arnett: https://web.archive.org/web/20100326124518/http://www.anusha.com/osamaint.htm [Page consulte le 9 août 2023]). Ben Laden s’est même dit prêt à commercer avec les États-Unis advenant le cas d’une reprise de pouvoir de l’Arabie Saoudite et de ses puits de pétrole. La guerre au terrorisme déclarée par le président américain et supportée par l’appareil médiatique sert donc selon Chomsky un double but: conserver la politique étrangère des États-Unis inchangée et camoufler à sa propre population les conséquences de cette politique.

Place des événements dans l’œuvre

Le 11 septembre occupe une place prépondérante dans l’essai, puisqu’il est constitué d’entrevues accordées par Chomsky dans les jours qui suivirent les attentats. La plupart des questions qui sont adressées à Chomsky concernent une interrogation partagée par tous à ce moment: pourquoi les terroristes ont-ils commis ces actes de haine?

Il est frappant de constater le contraste entre l’intention derrière les questions des journalistes et les réponses données par Chomsky. Les premières dénotent la surprise et l’incompréhension, ce qui permet de penser que l’appareil médiatique que représentent ces journalistes entretient une vision des attentats terroristes comme situation radicalement nouvelle et déstabilisante. Or pour Chomsky, l’acte en tant que tel n’est pas surprenant: les États-Unis ont commis eux-mêmes de telles actions et différents groupes terroristes, notamment Al-Qaida, avaient annoncé depuis longtemps que les États-Unis étaient leur principale cible. Ce qui est nouveau, c’est que les États-Unis aient subi une attaque sur leur propre sol plutôt que sur l’une de leurs installations à l’étranger comme cela avait été généralement le cas jusqu’alors. Pour Chomsky, un événement tel que le 11 septembre était prévisible en raison de la politique étrangère des États-Unis depuis des décennies.

Les modalités de présence du 11 septembre sont donc scindées en deux: d’une part une représentation «mainstream» implicitement contenue dans les questions à Chomsky, d’autre part une représentation déviante exprimée dans les réponses de ce dernier. Le choc entre les deux est précisément la problématique que désire adresser le sémioticien dans cet ouvrage: la propagande médiatique endigue la multiplicité des points de vues pour n’en sélectionner qu’un qui sert la volonté étatique de poursuivre l’escalade de la violence.

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Table des matières

  • Note de l’éditeur
  • I. Les fusils sont braqués dans l’autre sens
  • II. Peut-on gagner la guerre contre le terrorisme?
  • III. La campagne idéologique
  • IV. Crimes d’État
  • V. Le choix des armes
  • VI. Les civilisations en question, à l’Est et à l’Ouest
  • VII. Après les bombes
  • Postface
  • Annexe A
  • Annexe B
  • À propos de l’auteur

Citer le résumé ou l’argumentaire présent sur la 4e de couverture ou sur le rabat

Les États-Unis ont-ils « cherché » ces attaques? Sont-elles des conséquences de la politique américaine?

Noam Chomsky: Ces attaques ne sont pas des «conséquences» de la politique américaine dans un sens direct. Mais indirectement, bien sûr qu’elles le sont, il n’y a pas là sujet à controverse. Il semble peu douteux que leurs auteurs proviennent du réseau terroriste, dont les racines plongent dans les armées mercenaires organisées, entraînées et armées par la CIA, l’Égypte, le Pakistan, les services secrets français, les fonds saoudiens, et autres. […] L’organisation de ces forces armées a commencé en 1979, du moins si l’on en croit Zbigniew Brzezinski, conseiller à la Sécurité nationale du président Carter. Il prétend, mais peut-être ne s’agit-il là que de vantardises, que vers le milieu de l’année 1979, c’est à son instigation que des appuis secrets ont été apportés aux moudjahidin qui se battaient contre le gouvernement de l’Afghanistan, en une tentative pour attirer les Russes dans ce qu’il a appelé le «piège afghan».

Dédicace

Je tiens à remercier David Peterson et Shifra Stern pour l’aide inestimable qu’ils m’ont apportée, en particulier dans le dépouillement de l’information.

Entrevues

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Impact de l’œuvre

Chomsky élabore plus avant les idées énoncées ici dans un essai collectif subséquent: CHOMSKY, Noam, Ramsey CLARK et Edward W. SAID. La loi du plus fort, Mise au pas des États voyous, Paris, Le Serpent à Plumes, 2002.

Réception critique sur le Web:

Textes théoriques et d’opinion où l’œuvre est citée :

Pistes d’analyse

La célérité avec laquelle Oussama ben Laden a été désigné comme coupable des attentats en a étonné plus d’un, compte tenu du fait que ben Laden lui-même niait en être le responsable direct. Pour Chomsky, c’était le premier pas de la mise en branle d’une opération de propagande nommée à l’origine (plutôt maladroitement) la «croisade contre le terrorisme». Il fallait trouver un visage au terrorisme et celui du chef du réseau Al-Qaida était tout désigné. Désormais, dans la psyché populaire, il est difficile de différencier «arabe», «islam» et «terrorisme». Pourtant, ce portait n’est valide qu’à l’intérieur des frontières américaines. Presque partout ailleurs qu’en Occident, s’il était demandé aux gens de dresser le portrait type du terroriste, celui-ci prendrait plutôt l’aspect de l’Américain moyen. Bien sûr, peu d’Américains sont au courant de ceci et Chomsky a été vertement rabroué pour oser prétendre une telle imposture. Il utilise néanmoins la définition du terrorisme présente dans le Code pénal américain pour soutenir ce qu’il avance:

«Est considéré comme un acte de terrorisme toute activité dans laquelle (A) est commis un acte violent ou un acte dangereux pour la vie humaine, en violation du droit pénal des États-Unis ou de n’importe quel État […] (B) il apparaît qu’il y a intention (1) d’intimider ou de contraindre des populations civiles, (2) d’influencer la politique d’un gouvernement par intimidation ou coercition, ou (3) d’affecter la conduite d’un gouvernement au moyen d’assassinat ou d’enlèvement.» (p. 18, citation tirée de [United States Code Congressional and Administrative News, 98th Congress, Second Session, 1984, Oct.19, volume 2; par. 3077, 98STAT.2707 (West Publishing Co., 1984)]

Chomsky affirme qu’en vertu de leur propre définition, une grande proportion des gestes que commettent les États-Unis sur la scène internationale constitue d’authentiques actes terroristes. Il apporte de nombreux exemples pour soutenir son point, dont deux retiennent particulièrement l’attention : le financement de la guérilla au Nicaragua en 1981 et la bombe ayant détruit la principale usine pharmaceutique du Soudan en 1998.

Au début de la décennie 1980, le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) s’est opposé au régime dictatorial d’Anastasio Somoza Debayle qui détenait la faveur du gouvernement des États-Unis. Avec l’excuse de combattre le communisme rampant qui y couvait, l’administration Reagan a subventionné en armes et en capitaux le groupe des contrarrevolucionarios (les contras), a déclaré un embargo sur le pays et a interrompu le commerce national en plaçant des mines sous-marines dans ses ports commerciaux. En 1986, le tout premier gouvernement élu démocratiquement a fait appel à la Cour internationale de justice pour faire cesser l’ingérence des États-Unis dans la politique du Nicaragua. La Cour a tranché en défaveur des États-Unis:

«les États-Unis sont, après tout, le seul pays à avoir été condamné par la Cour internationale de justice pour terrorisme international – pour “usage illégal de la force” à des fins politiques, comme la Cour l’a établi – laquelle a ordonné aux États-Unis d’en finir avec ces crimes et de verser des dédommagements substantiels. Bien entendu, les États-Unis ont écarté avec mépris le jugement de la Cour et ont réagi en intensifiant leur guerre terroriste contre le Nicaragua.» (p. 102)

Ceci mérite d’être souligné: les États-Unis sont l’unique pays à avoir été condamnés pour terrorisme par la Cour internationale. Le conflit au Nicaragua ne s’est terminé qu’en 1990, après qu’un parti antisandiniste ait été porté au pouvoir par une population exsangue cherchant par tous les moyens à se défaire du joug maintenu par les États-Unis.

En 1998, l’administration Clinton a autorisé le lancement d’un missile balistique ayant pour cible une usine du Soudan soupçonnée de produire une arme bactériologique pour le compte d’Al-Qaida. Ils ont ainsi détruit la principale usine pharmaceutique du pays. Si les morts directement causés par l’explosion ne dépassèrent pas quelques centaines, les analystes estiment que cet «attentat terroriste» aura causé la mort de plusieurs dizaines de milliers de Soudanais des suites de 1) maladies endémiques contre lesquelles ils ne pouvaient lutter puisqu’ils n’avaient plus accès aux médicaments appropriés, 2) la famine causée par la mort massive de bétail, l’usine produisant presque toutes les drogues vétérinaires du pays, 3) la recrudescence de la guerre civile qui a ultimement mené à un génocide au Darfour. Selon les estimations les plus optimistes, ce sont plus de deux millions de Soudanais qui seront morts depuis, soit plus de six cents fois les pertes causées par les attentats du World Trade Center, un bilan à tout le moins impressionnant pour une opération qualifiée de «préventive» par le gouvernement américain.

Par ces exemples, c’est plus que la politique étrangère violente et impérialiste des États-Unis que met en lumière Noam Chomsky. Il dénonce la construction généralisé d’un discours destiné à manipuler la perception qu’a la population américaine et mondiale de cette politique. Les États-Unis procèdent à une vaste campagne de propagande basée sur un partage des forces plutôt simple : la loi du plus fort, le «NOUS sommes bons, ILS sont méchants» qui défie toute logique argumentative. En conséquence de quoi, une action violente de la part des Étatsunien sera qualifiée de frappe préventive, de lutte contre l’Axe du mal ou de guerre contre le terrorisme, alors que la même action, du moment qu’elle provienne d’un groupe stigmatisé par les États-Unis, sera immédiatement identifiée comme un attentat terroriste. Ce n’est pas la nature de l’acte qui définit l’attentat terroriste, mais bien de quel côté de la clôture se situe son auteur. À la question de savoir s’il est possible de gagner la guerre au terrorisme, Noam Chomsky répond qu’il s’agit là d’une fausse question s’appuyant sur la pétition de principe que les États-Unis ont la justice de leur côté. Si les États-Unis retrouvent braqués sur eux la haine des terroristes, c’est qu’ils ont trop longtemps fait usage impunément du terrorisme international comme levier politique. La «guerre au terrorisme» ressemble plutôt à une fumisterie et, selon Chomsky, ne peut entraîner à court et à long terme qu’une escalade de la violence mondiale.

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