Colloque, 28 et 29 octobre 2010

Idiots, figures et personnages liminaires

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L’idios grec désigne le citoyen ordinaire (celui qui n’est pas un homme public, un magistrat). Il est le sujet particulier, singulier. L’idiotus latin, quant à lui, est un homme sans instruction, ignorant. Derrière lui, le sot se cache.

L’idiot est une figure plurielle et elle doit être saisie dans l’ensemble de ses actualisations historiques et culturelles. Chaque culture, nous expliquent Mauron et de Ribaupierre, «investit l’idiotie à sa manière comme ce qui lui est étranger. Si bien qu’une culture ne se révèle jamais mieux que dans la conception et l’image qu’elle se fait de l’idiot.» (Les Figures de l’idiot, Editions Léo Scheer, 2004, p.13)

L’idiot, c’est l’autre; c’est peut-être surtout l’étrangement, le drôlement… proche. Si la culture se révèle dans ses représentations littéraires et artistiques, il y a un intérêt à reprendre ces questions en les ramenant à l’échelle précise des oeuvres et à étudier l’idiot comme personnage, dans ses rôles et ses fonctions, dans ses implications sur les lecteurs et les spectateurs, ainsi que sur les auteurs et les artistes.

L’idiot peut être considéré comme le premier exemple d’une typologie qui compte certaines figures d’homme/enfant sauvage, de vieille fille ou vieux garçon, de criminel, de saint, de prophète, d’illuminé et de poète. Ces figures constituent des personnages liminaires dont la fonction première est de servir de témoins dans le personnel des oeuvres, placés au degré ultime sur l’échelle du ratage initiatique. Leur ambivalence constitutive les met souvent dans une relation de proximité avec l’au delà ou l’en deçà de la culture (la mort, la folie, la sauvagerie, etc.) et les fait devenir des médiateurs ou des passeurs.

C’est à la pensée et à la construction de cette catégorie de personnages que le colloque est consacré.

Communications de l’événement

Bertrand Gervais & Marie Scarpa

Introduction: Idiots, figures et personnages liminaires

L’idios grec désigne le citoyen ordinaire (celui qui n’est pas un homme public, un magistrat). Il est le sujet particulier, singulier. L’idiotus latin, quant à lui, est un homme sans instruction, ignorant. Derrière lui, le sot se cache.

L’idiot est une figure plurielle et elle doit être saisie dans l’ensemble de ses actualisations historiques et culturelles. Chaque culture, nous expliquent Mauron et de Ribaupierre, «investit l’idiotie à sa manière comme ce qui lui est étranger. Si bien qu’une culture ne se révèle jamais mieux que dans la conception et l’image qu’elle se fait de l’idiot.» (Les Figures de l’idiot, Editions Léo Scheer, 2004, p.13)

L’idiot, c’est l’autre; c’est peut-être surtout l’étrangement, le drôlement… proche. Si la culture se révèle dans ses représentations littéraires et artistiques, il y a un intérêt à reprendre ces questions en les ramenant à l’échelle précise des oeuvres et à étudier l’idiot comme personnage, dans ses rôles et ses fonctions, dans ses implications sur les lecteurs et les spectateurs, ainsi que sur les auteurs et les artistes.

L’idiot peut être considéré comme le premier exemple d’une typologie qui compte certaines figures d’homme/enfant sauvage, de vieille fille ou vieux garçon, de criminel, de saint, de prophète, d’illuminé et de poète. Ces figures constituent des personnages liminaires dont la fonction première est de servir de témoins dans le personnel des oeuvres, placés au degré ultime sur l’échelle du ratage initiatique. Leur ambivalence constitutive les met souvent dans une relation de proximité avec l’au delà ou l’en deçà de la culture (la mort, la folie, la sauvagerie, etc.) et les fait devenir des médiateurs ou des passeurs.

C’est à la pensée et à la construction de cette catégorie de personnages que le colloque est consacré.

Bertrand Gervais est le directeur du Laboratoire NT2 et du Centre Figura. Il est également professeur titulaire et enseigne au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal.

Marie Scarpa est professeure de Littérature française à l’Université de Lorraine. Elle est membre titulaire du Centre de Recherches sur les Médiations (CREM) et membre associée de l’IIAC-LAHIC (EHESS, Paris) et de FIGURA-LEAL (Université du Québec à Montréal).

Bertrand Gervais

L’idiot en souverain. Figure de l’oubli et du politique dans «Oublier Elena» d’Edmund White

«Le roi est mort, vive le roi!» Soit. L’adage ne surprend plus personne. Mais qui est le roi? Que sait-il? Comprend-t-il dans quelle situation il se trouve plongé et quelle tâche l’attend? Et s’il fallait que le roi soit un idiot, un être dépourvu de connaissance et de raison, un de ces êtres dont on peut dire qu’il est avant tout constitué d’un manque, d’une absence.

Qu’adviendrait-il du pouvoir? Serions-nous en pleine idiosphère (selon Luc Bureau)? Cette grande sphère d’irrationalité qui s’enroule partout et autour de nous, comme si l’idiocie était notre plus petit commun dénominateur. D’aucuns déclarent que le roi est essentiellement une figure: le pouvoir n’est rien en soi et la somme des droits et des pouvoirs dont on l’investit. Le représentant du pouvoir est une surface de réflexion. Son autorité lui vient moins de sa maitrise du jeu politique que sa capacité à retourner le regard, à assurer ses sujets de sa présence et de la stabilité des rôles. L’idiot en souverain nous dit par l’absurde que le pouvoir se content de coquilles vides parce que l’enjeu premier y est la subordination et le maintien des différences et qu’à ce jeu, le mystère vaut tout autant que la maîtrise. Mystère d’une figure intrigante plutôt que maîtrise des lois et des pratiques.

C’est bien la réflexion que nous propose Oublier Elena d’Edmund White.

Bertrand Gervais est le directeur du Laboratoire NT2 et du Centre Figura. Il est également professeur titulaire et enseigne au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal.

Jean-Pierre Couture & Dalie Giroux

Pour une épistémologie idiote

Une épistémologie idiote exige une prise de position quant au savoir et aux règles qui régissent ce savoir. Penser ici, pensée d’ici, cela veut notamment dire penser sans la légitimation-sanction des métropoles et sans que ces lieux communs du savoir académique viennent en quelque sorte se mettre en travers d’une tentative de penser le monde tel qu’il se donne à voir ici et maintenant. La posture de l’idiot permet de questionner radicalement non pas la pertinence de ces règles, mais leur hégémonie dans le champ de la pensée, de questionner donc aussi ce que ces règles ne permettent pas de penser et rejettent du champ même de ce qu’elles définissent comme «la pensée» ou «le savoir».

Pour l’épistémologie idiotie, comme expérience de la pensée, il s’agit de mettre en oeuvre ce que l’académisme laisse délibérément de côté lorsqu’il s’agit de *parler du monde*: la sensibilité, la perspective, la mondanité. L’idiotie (comme idiolecte et idiome) joue à la conceptualité dans une dialectique avec les conditions idiomatiques naturelles de la pensée: le matériau, le territoire, la reliure mais aussi les rapports de pouvoir, les langages prescrits, les affects négligés. Voilà ce qu’une perspective idiote souhaite voir s’exprimer alors que les autres discours l’ignorent «simplement». Un tel engagement contre les auto-aveuglements des sciences respectables est en phase avec l’avenir de la science. Au moment où les monopoles de sens et de pratiques sont cycliquement et cinétiquement remis en doute, une perspective idiote fleurit entre les stèles des blocs disciplinaires et les structures académiques qui se sont voulus plus durs que les faits. «Par une étrange fatigue philosophique, ne continuons-nous pas à associer des mots-idées exogènes, prêts-à-porter, à un fantôme d’expérience elle-même constamment déniée? Une nouvelle scolastique inviterait-elle au silence dans la vallée du Saint-Laurent?» (Robert Hébert, Novation, p.97).

Dalie Giroux est professeure de pensée politique à l’Université d’Ottawa.

Jean-Pierre Couture est professeur adjoint de l’école de sciences politiques de l’Université d’Ottawa.

Marie Scarpa

Personnages liminaires dans le théâtre de Bernard-Marie Koltès

En 20 ans, Koltès, le dramaturge français contemporain le plus joué au monde est devenu un «classique» et ses personnages, depuis le premier grand livre à lui consacré, celui d’A. Ubersfeld en 1999, ont fait l’objet de multiples analyses: incomplets, inachevés, marginaux, ils ne cessent d’échafauder au fond des transactions impossibles. Et «pourtant ce qui compte c’est de pouvoir s’échanger avec quelqu’un» (Cal, Combat de nègre et de chiens, 51).

Quant à nous, nous proposons d’user, pour les lire, de notre théorie ethnocritique du personnage liminaire (pour une 1ère définition voir l’introduction du présent colloque et notre article dans la revue Romantisme, 145, 2009). C’est à partir d’une étude des relations entre les personnages de Combat de nègre et de chiens (1983) en termes d’initiation (au sens anthropologique de processus de socialisation des individus en termes d’apprentissage des différences de sexe, d’état et de statut) que nous tentons, in fine, des réflexions plus larges sur la question de l’échange impossible dans ce théâtre.

Dans un espace-temps de «marge» (phase des épreuves et des expérimentations de soi en autre) – un chantier de Blancs en Afrique, quelques heures au crépuscule –, Horn le chef de chantier et Cal l’ingénieur sont des personnages masculins mal initiés voire non initiés; Léone quant à elle est une belle Endormie qui va se réveiller (partiellement) en Afrique dans la rencontre avec son prince des Ténèbres, Alboury. Cette ravissante idiote, une «fada» au sens propre, se révèle au fond être à la fois une non initiée, une mal initiée et une sur initiée, jamais une initiée tout simplement: elle est un personnage liminaire.

La liminarité est marquée chez Koltès d’inceste et de cannibalisme symboliques: ce théâtre qui rêve l’altérité, l’ailleurs, la périphérie est bien plutôt un théâtre où l’on ne fait pas alliance avec autrui (condition du «passage»), où l’on ne sort pas de l’utopie (cauchemardesque souvent) de l’entre-soi, du cumul de l’identique et du redoublement du même. Et ces tensions, nous semble-t-il, sont bien celles qu’on finit par retrouver quand on cherche à délimiter le territoire de l’idiot.

Marie Scarpa est professeure de Littérature française à l’Université de Lorraine. Elle est membre titulaire du Centre de Recherches sur les Médiations (CREM) et membre associée de l’IIAC-LAHIC (EHESS, Paris) et de FIGURA-LEAL (Université du Québec à Montréal). Spécialiste d’ethnocritique de la littérature, elle a publié plusieurs ouvrages, dont Le Carnaval des Halles (CNRS Editions, 2000) et L’éternelle jeune fille (Honoré Champion, 2009) consacrés au roman zolien, mais aussi, avec Véronique Cnockaert et Bertrand Gervais, Idiots.

Marie-Christine Vinson

Bécassine ou comment on fait les bécasses

Le personnage de bande dessinée, Bécassine (1905) est devenue le protype proverbial (ce n’est pas si fréquent) de l’amusante et sympathique idiote. Mais la Bécassine de papier est plus complexe que la représentation réductrice qu’on en a habituellement.

Le travail que je propose s’interroge sur la manière dont cette fiction pour la jeunesse construit ce personnage dont le trop plein d’idées est l’indice d’une idiosyncrasie culturellle et d’une organisation du monde in progress. Cette genèse d’une bécasse ou plus exactement d’une bécassine (petite bécasse) je l’étudie dans deux albums, les premiers dans la chronologie de l’héroïne, L’enfance de Bécassine, Bécassine en apprentissage.

Le premier temps de l’analyse, Bécassine entre coutume (sociale) et destin (personnel, porte sur les ratages culturels (au sens socio-anthropologique du terme) qui parasitent le processus normal de socialisation. Bécassine passe très mal les seuils symboliques, aux prises qu’elle est, avec la violence symbolique des siens, les manières de faire et les façons de dire modernes. Ayant tout à apprendre puisque tout est codé –même si l’arbitraire social est toujours présenté comme une évidence doxale– Bécassine est tiraillée entre un imaginaire de la culture coutumière traditionnelle et un destin personnel exigé par la vie moderne dont elle ne maîtrisera jamais naturellement le mode d’emploi.

Le deuxième temps de l’analyse, Bécassine entre idiotie et idiotisme, montre que le rapport du personnage au langage des autres est représentatif de ses difficultés. Ce trouble dans la communication porte plus particulièrement sur l’aspect imagé des façons de parler ou sur les expresions idiomatiques, ces « micro-mondes » dont parle M. Bakhtine. D’ailleurs, sans bouche, sans oreille, notre héroïne semble graphiquement (pré)destinée à une forme congénitale de mal entendu. Et en effet Bécassine met le sens dessus dessous.

Personnage liminaire, Bécassine reste «empêtrée» le passage des seuils des initiations qui font grandir. Mi-enfant, mi-adulte, elle ne vieillit jamais, et peut vivre des aventures infinies.

Maitresse de conférence en langue et littérature française à l’INSPÉ – l’Université de Lorraine, Marie-Christine Vinson est membre du Centre de recherche sur les médiations (communication, langue, art, culture). Ses thématiques de recherche portent sur l’ethnocritique de la littérature, la littérature de jeunesse, les pratiques de lecteurs et les médiations littéraires.

Julie Perreault

Lee Maracle et la figure redoublée de l’idiot: Ravensong

Dans le contexte canadien actuel, sous le sceau du colonialisme qui le marque encore, la littérature amérindienne a ceci de particulier de se présenter d’emblée idiote. Son discours, en effet, met le plus souvent en scène des personnages et des contextes de sens que le citoyen blanc, Euro-américain, recevra le plus souvent et nécessairement comme autre. Pourtant, la littérature amérindienne contemporaine se joue bien de cet état de fait pour présenter ses œuvres dans ses propres langages. Elle récupèrera alors la fonction «idiotique» pour en faire sa principale force. Le propos de cette communication suit ce mouvement dans le roman amérindien Ravensong, de Lee Maracle, à travers la figure de Steve. Jeune blanc amoureux de l’héroïne principale, Steve, malgré ses tentatives d’insertion, demeure un personnage toujours en marge, et ceci aussi bien du roman que de la communauté et du cœur de Stacey, dont il n’obtiendra jamais l’accès. Dans ce seul personnage, l’idiotie dont se pare le roman amérindien est alors mise en abyme trois fois plutôt qu’une. Du point de vue de la communauté autochtone, d’abord, Steve représente l’idiot anthropologique (l’autre, l’étranger), considéré idiot, au sens vulgaire du terme, de se construire lui-même l’image de l’autochtone comme idiotie (singularité, le plus souvent anormale). Cependant, Steve est encore idiot, du point de vue du roman, de demeurer nécessairement en marge d’une culture dont il ne comprend ni les lois ni les coutumes. Il sera idiot une troisième fois, enfin, et du point de vue maintenant de sa propre conscience, lorsqu’il éprouvera la honte de s’apercevoir lui-même comme juge d’une communauté à laquelle il souhaite accéder. Le concept d’idiotie permet ainsi de saisir la centralité structurelle de ce personnage tout à fait secondaire à l’intrigue, découvrant dès lors la signification critique et existentielle du roman de Maracle.

Julie Perreault est détentrice d’un doctorat de l’école d’études politiques et Institut d’études des femmes de l’Université d’Ottawa.

Madeleine Jeay

Valentin et Orson, figures duelles de l’idiotie et de la sainteté

À partir de Valentin et Orson, roman publié en 1489, je me propose de présenter une série de figures d’idiot qui traversent la littérature médiévale et la culture qui la sous-tend. Le choix de ce texte se justifie à deux titres. Paru à la fin du Moyen Âge, il conjugue les traditions narratives médiévales (roman, épopée, hagiographie) dans une combinatoire de motifs en cours de folklorisation. Ses liens avec le conte expliquent en partie son succès jusqu’au XVIIIe siècle dans les livrets de colportage de la Bibliothèque Bleue. La figure double des jumeaux Valentin et Orson représente deux facettes complémentaires de l’inachèvement. Orson, l’homme sauvage, réussit son processus d’humanisation et de socialisation pour le transcender et devenir saint. Il s’inscrit dans la lignée de Perceval qui montre l’affinité entre l’idiot sauvage et l’idiot mystique. Valentin, le chevalier modèle, incarne les limites de la normalité sociale qui, dans une culture de la transcendance, enferme ceux qui s’y complaisent dans un état de liminalité. La sainteté lui sera acquise à la suite d’une pénitence inspirée des pratiques de rabaissement de saint Alexis qui font écho à celles des anachorètes du premier christianisme. Le passage par la déshumanisation avec conduite de folie caractérise Robert, le fils maudit du diable, figure inverse de l’autre fils d’incube, Merlin qui porte en lui les traits de l’humain, du divin et de l’animal.

Dans les représentations du public courtois, l’idiotie est associée à la ruralité et à la folie. Ces deux traits associés dans le personnage de Jean du Dit du prunier, sont distincts dans le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes, le premier représenté par le bouvier et le second par Yvain. Les manifestations d’idiotie de l’homme sauvage donnent lieu à des scènes burlesques qui donnent leur tonalité au fabliau de Trubert. Ce dernier, évocation parodique de Perceval, se comporte en trickster dont les tours révèlent la réelle idiotie des puissants.

Madeleine Jeay est professeure à l’Université McMaster.

Anne Spica

L’extravagant et le roman. Lysis dans «Le Berger extravagant» de Charles Sorel (1627-1634)

Si l’idiot désigne par sa trajectoire déviante au sein de la société qui l’abrite et le rejette tout à la fois un mode d’initiation à la littérature qui le narre, nul doute que Le Berger extravagant inventé par Charles Sorel en 1627 dans le roman ainsi intitulé en constitue une des figures intéressantes, non pas tant parce qu’il manifeste une innocence qui confine à la stupidité, que parce qu’il tourne obstinément le dos à l’assomption dans la collectivité pour s’installer à la marge, sur les seuils du récit et de la vie: il est, selon l’étymologie même de l’adjectif de nature qui le définit, hors des sentiers, en marche ailleurs. Dans un texte qui se donne pour propos de mettre en miroir les procédés de l’écriture romanesque pour mieux en peser les apories, et ce, dialectiquement, afin de mieux en soupeser les orientations à venir, c’est cette position structurellement marginale, cette nécessaire liminarité pour écrire du roman que l’on examinera. Pourquoi la réflexion sur ce type de récit emprunte-t-elle la fiction du personnage liminaire afin de mettre en lumière ses propres présupposés? Que le personnage liminaire nous apprend-il de la fiction, et de notre lecture des textes de fiction?

Anne Spica est professeure de langue et littérature françaises du XVIIe siècle à l’Université de Metz.

Anne Élaine Cliche

«Nous sommes des enfants d’une façon générale» Ernesto et Qohelet: figures du savoir infantile

On n’a pas souvent parlé du comique de Marguerite Duras. Il faut dire pourtant que La pluie d’été est d’un drôle assez singulier, assez irrésistible. Le comique de ce petit livre repose d’ailleurs sur le statut bien particulier des personnages dont le principal est Ernesto, fils aîné de la famille qui est un enfant «entre douze et vingt ans», un «enfant de quarante ans de philosophie». Ernesto ne sait pas lire, ne sait pas son âge, il sait seulement son nom. Mais la découverte d’un livre brûlé au chalumeau et troué en son centre, le plonge dans une phase de silence. Bien qu’il ne sache pas lire, Ernesto lit ce livre brûlé. Il lit ce qui, donc, borde le trou, et lui semble raconter l’histoire d’un roi ayant régné dans un pays étranger à une certaine époque. La révélation du livre est d’abord celle de la lecture, du savoir-lire, et elle place Ernesto au même niveau que les prophètes bibliques, brusquement et malgré eux, appelés à proférer une parole qui leur est transmise par l’esprit. Il y a bien ce motif d’élection dans La pluie d’été où il est beaucoup question de vent et d’esprit, et où les oracles de fin du monde ne manquent pas. Mais Duras en joue sur un mode étonnant qui hausse la comédie au registre métaphysique, ou mieux, qui révèle le fond de comédie propre à toute métaphysique.

Le comique vient entre autres de la manière dont Duras inscrit la révélation dans un analphabétisme contemporain et socialement déterminé, celui de chômeurs immigrés qui connaissent mal leurs propres origines et n’ont aucun savoir-faire particulier, et qui ne se préoccupent pas de scolariser leurs enfants. C’est dans ce contexte (décrit par une écriture qui se met elle aussi au registre de l’infantile et de l’inculture) qu’Ernesto accède seul à la lecture du Livre brûlé. La Bible et l’histoire du peuple juif sont au cœur de ce petit livre. Ce roman étrange et drôle, traversé par le Livre de Qohelet (L’Écclésiaste) raconte la révélation de la vanité du monde. Accédant, à la suite de cette «lecture» —et en accéléré—, à tous les savoirs qui le mènent jusqu’aux universités, Ernesto ne pourra que rencontrer ce trou du monde qui est l’impossible savoir de sa causalité. C’est le savoir qui est ici donné à reconnaître comme «sécrété par le monde».

Le savoir infantile, c’est le savoir inconscient qui appelle justement le «pourquoi?» du monde. Je veux montrer que ce personnage d’Ernesto rejoint l’écriture durassienne. Il y a chez Duras un phénomène de régression. Mais il y a aussi, du lieu de cette régression, la création de textes très particuliers (Le Ravissement…, Le Vice-Consul, etc.) qui effectuent la saisie, la figuration voire l’élaboration fictive de cette régression au «savoir insu». En 1982 elle écrit: «Je crois que lorsqu’on vit un événement très important on revient d’emblée dans la confusion mentale de l’enfance, ou bien on profite de cette confusion et on écrit, ou bien on attend. Ce n’est pas la peine d’attendre une solution».

Anne-Élaine Cliche est professeure au département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal.

Jean-Pierre Vidal

Bouvard, Pécuchet et le «Garçon» sur «un plateau stupide» de Normandie ou Flaubert dans tous ses états liminaires

Du canal Saint-Martin qui ouvre le roman «farce» de Flaubert à Chavignoles, ce Clochemerle avant la lettre, le retrait studieux des deux compères s’inscrit expressément dans un cadre géographique dont la découverte du modèle, qualifié de «stupide» par le maître, sert littéralement de déclencheur à l’œuvre. C’est là que les deux «idiots» s’avèreront essentiellement périphèriques: loin de la métropole, suspendus dans un hors temps aux marges de la civilisation, toujours confinés au seuil de la science, bouseux d’honneur, ploucs par vocation, les compères découvrent l’éternelle liminalité de l’innocence et l’exotisme universel de l’amateur en vivant comme une passion ridicule la ruine ironique de l’honnête homme sous les restes duquel Falubert enterre aussi les Lumières. Au delà du kitsch sarcastique dont les accable l’auteur du Dictionnaire des idées reçues, c’est le désespoir foncier de «l’idiot de la famille» (Sartre) qui exprime ici son goût du dérisoire d’«aquaboniste» (Gainsbourg) distingué.

On se propose d’étudier les mécanismes sémiotico-psychiques qui mettent en place, dans une topologie de l’impossible assimilation des mots à des choses qu’il faut broyer autant que magnifier dans le «gueuloir», la figure de Narcisse masochiste que toute sa vie et dans toute son œuvre le Garçon aura résolument composée comme une confidence informulable.

Portrait du périphérique en idiot assumé et joyeux ravage de toute centralité, c’est l’impossible coïncidence avec soi-même qu’en fin de compte Flaubert met peut-être en scène dans cette épopée burlesque menée effrontément avec toutes les ressources de son génie hargneux.

Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi.

Sophie Dumoulin

Il était une fois une jeune fille, sa chèvre et son petit soulier. La Esmeralda et la douce idiotie de l’enfance

Partant d’une réflexion sur la candeur naïve qui caractérise la Esmeralda dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, nous nous penchons sur la manière dont ce personnage incarne la figure de l’idiot, telle que perçue dans une perspective anthropologique. Soit comme expression d’un dérèglement à comprendre au sens de «sot», de «niais» ou de «bêta», et qui serait le résultat d’une incomplétude ou d’un manquement plaçant l’idiot en dehors d’une norme —en l’occurrence ici la norme sociale. La Esmeralda nous paraît effectivement appartenir à la catégorie des non initiés ou des «mal initiés»: elle ne passe pas l’étape de l’apprentissage (initiatique) à la vie amoureuse qui, suivant la tradition, contribue à faire la jeune fille. Passage manqué (ou plutôt absence de passage) qui se justifie, il va de soi, par l’altérité culturelle et religieuse de la bohémienne. Malgré ses 16 ans et son corps sexué, la Esmeralda reste donc une enfant. Là est le seuil qu’elle ne franchit pas, l’entre-deux qui la garde captive. Aussi nous est-il pertinent d’interpréter cette douce idiotie de l’enfance comme un état liminaire. De là, nous voyons dans la captivité de la Esmeralda à l’intérieur de la marge d’un rite de passage non accompli l’indice qui explique non seulement les différents avatars qu’elle subit dans le roman, mais encore le confinement ultime de cette bohémienne à la chèvre dans l’univers merveilleux des contes de fées.

Sophie Dumoulin est détentrice d’un doctorat en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal.

Pascal Michelucci

L’idiot devant la Science: sur le schéma de la quête et ses adjuvants

Comment les textes de fiction parviennent-ils à se construire sur le modèle marqué de la quête d’une connaissance à partir d’un héros idiot? À partir de la nouvelle de science-fiction de Clifford Simak éponyme de Idiot’s Crusade (1954), qui propose un schéma archétypal (relation idiot/mentor dans le cadre d’une initiation impossible; remise en cause des normes communautaires; valorisation des décalages cognitifs figurés), j’étudie deux romans de l’extrème contemporain français: Le village des idiots (2004) de Vincent Eggericx et L’idiot de la Sorbonne (2007) de Frédéric Pagès. Les deux romans se construisent autour de la figure d’une communauté dont se détache une figure d’idiot héroïque, avec des développements satiriques. Dans les deux cas toutefois, l’idiotie du personnage, nullement raté ni moyen, s’avère être un atout dans la quête de savoir que constitue l’intrigue. Une telle construction jette des regards ironiques sur le statut du Savoir et sur la communauté qui l’institue. Comment la quête de connaissance passe-t-elle par le maintien du manque et la promotion du savoir parallèle de l’idiot dans l’intrigue des deux romans? Quelle est, pour reprendre l’expression de Nicolas de Cues, «la sagesse selon l’idiot»?

Pascal Michelucci est directeur du département de littérature française de l’Université de Toronto et est membre fondateur du Groupe de recherche et d’étude sur la littérature française d’aujourd’hui (GRELFA).

Bibliographie

Cues, Nicolas de. 2009. La Sagesse selon l’idiot -Idiota de sapientia. Paris: Hermann philosophie.
Simak, Clifford D.. 1961. La croisade de l’idiot. Paris: Denoël.
Eggericx, Vincent. 2004. Le village des idiots. Paris: Denoël, 200p.
Pagès, Frédéric. 2007. L’idiot de la Sorbonne. Paris: Libella Maren Sell, 272p.
Jean-François Chassay

L’idiot de la famille? Comment l’autiste change les règles du jeu

L’autiste oblige à penser les frontières de la normalité. On prend parfois pour un idiot (au sens latin), celui qui est d’abord un sujet singulier (au sens grec, cette fois), à peine différent en apparence et qui agit comme s’il était notre double situé derrière une vitre translucide. En littérature, c’est souvent lorsque le cas n’est pas diagnostiqué (qu’il ne se présente pas comme un «cas», justement) qu’il apparaît le plus intéressant, car à ce moment le texte en devient d’autant plus étrange. L’autisme n’est plus alors l’occasion d’une mise en scène psychologique, mais une figure, une possibilité interprétative. C’est dans cette perspective qu’est examiné le roman de Yoko Ogawa, Parfum de glace.

Jean-François Chassay est chercheur régulier à FIGURA, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire. Professeur au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal depuis 1991, Jean-François Chassay a publié une vingtaine de livres (romans, essais, anthologies, actes de colloque). En 2002, il remportait le Grand prix d’excellence en recherche décerné par le réseau de l’Université du Québec. Il a été membre de la rédaction puis codirecteur de Spirale (1984-1992), puis directeur (1998-2001) de Voix et Images.

Sophie Ménard

L’Enfantine dans «Lourdes» d’Émile Zola

Cette étude a entrepris d’analyser la vision de Bernadette Soubirous dans le roman Lourdes (1894) d’Émile Zola pour saisir comment le romancier représente les images mentales d’une simple d’esprit. Malgré le fait que l’écrivain considère l’outillage mental de l’enfantine comme limité, la voyante s’avère porteuse d’une mémoire et d’un savoir culturels: elle recompose, par son hallucination, le terreau archaïque de sa communauté. Si Bernadette est une «mal passante» du point de vue biologique et psychologique, elle est, au regard de la coutume, devenue l’icône de la passante et de la passeuse. Elle fait passer les malades dans le pays enchanté du rêve et de la guérison. Cette communication a tenté, plus précisément, de montrer que Bernadette Soubirous est un personnage liminaire du point de vue psychiatrique (en effet, son hystérie l’enferme dans une marge biologique et psychologique) afin de saisir comment son désordre psychique, qui consiste à halluciner la Vierge, indique non seulement un destin captif de la maladie, mais aussi de la coutume. Finalement, nous avons vu qu’en transformant son personnage en emblème du légendaire, Zola suggère qu’elle nourrit un peuple devenu enfant, simple d’esprit. La «passante», dans Lourdes, qui ramène de l’au-delà des visions et des miracles, modèle une collectivité à son image, c’est-à-dire primitive et archaïque.

Professeure adjointe au Département des littératures de langue française depuis 2019 et membre régulière de FIGURA, Sophie Ménard a obtenu un doctorat en études littéraires en 2011 (UQÀM/Paris-10). Outre sa thèse, parue sous le titre Émile Zola et les aveux du corps. Les savoirs du roman naturaliste (Classiques Garnier, 2014), elle a réalisé deux éditions critiques (La Conquête de Plassans d’Émile Zola, Classiques Garnier, 2013 et Mademoiselle Giraud, ma femme d’Adolphe Belot, Classiques Garnier, 2019) et a publié plusieurs articles sur Zola, les Goncourt, Maupassant, Baudelaire, Sand.

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