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Rimbaud aux frontières du réel

Denis Saint-Amand
couverture
Article paru dans Repenser le réalisme, sous la responsabilité de Bernabé Wesley et Claudia Bouliane (2018)

Ernst, Max. 1924. «Gala Éluard» [Peinture] 

Ernst, Max. 1924. «Gala Éluard» [Peinture] 
(Credit : The Met, New-York)

Tout le monde connaît Arthur Rimbaud: chacun a en tête son visage, tel que l’a immortalisé la célèbre photo de Carjat datée de 1871, et les grandes lignes d’une trajectoire qui nourrit le mythe. Plus ou moins abandonné par son père, Rimbaud est tour à tour brillant élève réfractaire à l’institution scolaire, exilé dans sa province natale et rêvant de capitale, libertaire, homosexuel, consommateur de haschich et d’absinthe, tête brûlée interrompant les récitations pédantes de ses confrères et mis à la porte de la capitale par ceux-ci; kidnappeur de Verlaine, rejouant des scènes de la vie de bohème sur les routes de Belgique et à Londres, embarqué avec son aîné dans une rixe mémorable («l’affaire de Bruxelles», où Verlaine le blesse d’un coup de revolver) avant de déserter la vie littéraire à vingt-et-un ans seulement pour gagner l’Afrique et y mener une carrière de négociant qui s’achèvera en 1891 ― année où, le 10 novembre, il meurt des suites d’un cancer de la jambe. 

Cette aventure est archi-connue: le résumé des lignes qui précèdent comporte en réalité de nombreuses erreurs et hypertrophies, dont la moindre n’est pas la mythologie du départ choisi du monde littéraire, qui nourrira autant l’imaginaire des Surréalistes (le «Lâchez tout» d’André Breton) que celui des membres de la Beat Generation. Si, en sus des traces iconiques, on s’en tient souvent à un biographique approximatif1L’omniprésence des approximations à propos de la vie de Rimbaud ne doit pas éclipser le fait qu’il existe de très bonnes biographies le concernant; celle qui, à ce jour, est de loin la meilleure et la plus complète est due au regretté Jean-Jacques Lefrère (2001)., pour évoquer l’itinéraire de Rimbaud, c’est d’abord parce qu’on a affaire à un individu qui, à bien des égards, anticipe l’imaginaire de la rock star: il est poète, réfractaire, toujours jeune (l’épithète lui est indissociable), et on regretterait presque qu’il ait vécu dix ans de trop ― mourir en 1881 lui aurait permis d’ouvrir le «club des 27» des Jim Morrison, Kurt Cobain et autres Amy Winehouse, desquels il n’est pas très éloigné en matière de représentations. Mais le poids qu’occupe la trajectoire est aussi lié au fait que l’œuvre, bien que résolument ténue et composée en cinq ou six ans, est systématiquement estampillée «complexe», «difficile», «exigeante».

L’exemple des Illuminations, à cet égard, est significatif. Si on a souvent tendance à faire de Rimbaud l’un des pionniers du vers libre en citant «Marine» et «Mouvement», deux poèmes issus du dernier recueil, l’ensemble de ce projet est en majeure partie composé en prose2Rimbaud investit le registre de la prose dès 1870 avec la nouvelle «Un cœur sous une soutane», que sa dimension volontiers pornographique et blasphématoire destinait à une censure des ayant-droits similaire à celle subie par l’Albumzutique. Selon son ami Ernest Delahaye, Rimbaud aurait également composé une série de «cinq ou six poèmes en prose» à la fin de l’hiver 1871-1872: cette série, dont le titre donné par Delahaye varie en fonction de ses écrits («Photographie/s des/du temps passé(s)»), aurait participé d’un ensemble plus large qui se serait intitulé L’Histoire magnifique. On a en revanche conservé trois feuillets des «Déserts de l’amour» que Rimbaud confie au peintre Forain au moment de quitter Paris en 1872 et qui se présente comme un projet avorté (ou une «suite sans suite», selon le mot de Jean-Marie Gleize, 1993: 43). C’est évidemment la prose qui domine dans Une saison en enfer, recueil composé et imprimé en 1873, mais non mis en circulation; et c’est en prose que sont composés les textes inspirés par l’Évangile selon saint Jean que le poète rédige à la même époque (il s’agit des bribes désignées par la critique sous le titre de «Suites johanniques», puis, plus couramment, de «Proses évangéliques»). Concernant les Illuminations, dont la genèse continue à susciter le débat, nous suivons l’avis éclairé de Steve Murphy (2000), qui soutient qu’elles forment un recueil cohérent, dont la composition s’étale sans doute sur plusieurs années (1872-1875). Le manuscrit a été cédé par Rimbaud à Verlaine lors de la rencontre de février 1875 à Stuttgart, avant d’être publié en 1886 dans La Vogue à l’instigation de Félix Fénéon.. Dans le discours critique chargé de le présenter, les marques d’appréhension sont nombreuses: Jean-Luc Steinmetz, dans l’édition des œuvres qu’il a livrée chez Garnier-Flammarion, notait que «[l]es Illuminations forment l’un de ces recueils illusoires qui cependant ont marqué la littérature d’une empreinte dont nous mesurons encore mal l’amplitude et la profondeur» (1989: 7); Dominique Combe, pour sa part, signalait dans le «Foliothèque» qu’il a consacré aux textes de Rimbaud: «Les Illuminations partagent avec les Chimères de Nerval et les Poésies de Mallarmé le redoutable privilège d’être unanimement considérées comme parmi les plus hermétiques de la poésie française» (2004: 87). En annonçant la difficulté du texte qu’ils présentent, ces discours d’escorte prolongent et légitiment malgré eux les abandons herméneutiques qui ont été le fait de certains critiques. Le sémioticien Jean-Claude Coquet a déjà souligné à quel point les commentaires proposés par Suzanne Bernard (1960: 481-490) au sujet des Illuminations ne disaient rien d’autre que la difficulté d’interprétation posée par ce texte et relevait l’accumulation de formules telles que: «“Faut-il vraiment chercher un sens précis?”, “Le dernier paragraphe est particulièrement obscur”, “Texte hermétique”, “Poème difficile”, “Phrases mystérieuses”, “Conclusion sibylline”, “Autre pièce énigmatique”, “Voici encore un poème extrêmement hermétique”, “L’avant-dernière phrase du poème est très obscure”» (Coquet, 1973: 69-70). Le comble de cette herméneutique réticente sera atteint par Tzvetan Todorov, qui, après avoir souligné à son tour la difficulté posée par la lecture des Illuminations dans un chapitre du recueil La Notion de littérature, affermira son propos à l’occasion d’une contribution sur l’obscurité rimbaldienne dans laquelle il écrit: «Je me demande si les Illuminations (ou au moins certaines d’entre elles, ou certaines de leurs phrases) ne représentent pas un cas limite où le meilleur hommage de l’interprète consisterait à se taire» (1988: 17).

Il semble pourtant qu’on a tout à gagner à suivre l’avertissement énoncé par Rimbaud lui-même, à propos du poème «Le Cœur supplicié», dans sa lettre à Izambard du 13 mai 1871: «Ça ne veut pas rien dire». Cette indication métapoétique peut être étendue à l’ensemble de la production rimbaldienne: rétrospectivement, elle tient lieu d’encouragement à refuser l’admiration muette prônée par Todorov. Il ne s’agit pas de nier l’étrangeté du propos (que la négativité de la formule rimbaldienne reconnaît en niant l’éventuelle première impression de lecture que «ça ne veut rien dire»), mais de préférer un travail herméneutique à la célébration. Dans Une saison en enfer, Rimbaud a du reste exposé sans détour les rouages d’une partie de son œuvre, en écrivant: «Je m’habituai à l’hallucination simple: je voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac; les monstres, les mystères; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.» (Rimbaud, 2009, p. 265) Ce qui s’énonce là, c’est le projet d’un réalisme halluciné, fondé sur une logique de détournement du monde empirique; logique qui engage une captation d’images, de clichés, de formules, de perceptions et de représentations à la fois communes et spécifiquement véhiculées par l’époque, dont le poète se saisit pour mieux les reconfigurer sinon pour les subvertir.   

 

Fondements zutiques

La poétique rimbaldienne du détournement se manifeste dès ses premiers écrits sur le mode de la parodie, comme en témoigne le blasphématoire «Credo in Unam» envoyé à Banville et construit sur le mode du second degré (Murphy, 1990 et 1991; Saint-Amand, 2010). Elle se systématise à l’occasion d’un épisode crucial que la critique académique a longtemps eu beau jeu d’occulter pour des raisons de convenance, et que des travaux récents ont eu à cœur de redécouvrir: celui du Cercle Zutique (Saint-Amand, 2012; Teyssèdre, 2010; Whidden, 2010). En octobre 1871, quand Rimbaud est accueilli à Paris par Verlaine, il constate que les cénacles parnassiens auxquels il souhaitait se mêler ne correspondent pas à ses attentes, tant sur le plan poétique que sur le plan axiologique. En compagnie de son hôte, des frères Cros et d’une bonne dizaine d’acteurs plus ou moins oubliés de l’histoire littéraire (Léon Valade, Ernest Cabaner, Camille Pelletan, etc.), il forme un groupe dissident, le Zutisme, qui a fonction de laboratoire et de défouloir. On s’y retrouve en secret pour vivre ce qui est jugé intolérable par la IIIe République naissante et par les Parnassiens, on s’y enivre et on compile toutes sortes d’écrits potaches dans un manuscrit qui n’avait pas pour but d’être publié, l’Album zutique. Y figurent notamment le célèbre «Sonnet du trou du cul» et de nombreux dizains parodiant les mièvreries petites-bourgeoises de François Coppée. Mais, à côté de ces détournements d’écrits de confrères, on trouve aussi, de la main de Rimbaud, deux séries intitulées «Conneries», comprenant la pièce «Paris»:

Paris

Al. Godillot, Gambier,
Galopeau, Wolf-Pleyel,
— Ô Robinets! — Menier,
— Ô Christs! — Leperdriel!

Kinck, Jacob, Bonbonnel!
Veuillot, Tropmann, Augier!
Gill, Mendès, Manuel,
Guido Gonin! — Panier

Des Grâces! L’Hérissé!
Cirages onctueux!
Pains vieux, spiritueux!

Aveugles! — puis, qui sait? —
Sergents de ville, Enghiens
Chez soi. — Soyons chrétiens!

                                         A. R.

Ce sonnet peut sembler hermétique au lecteur contemporain et il n’en faut pas plus pour qu’on soit tenté d’y voir la trace d’une éclatante modernité. Assumé comme une «connerie», un poème de peu de valeur qui peut s’oublier aussitôt énoncé, ce texte se fonde sur une inside joke parisienne et développe une singulière esthétique réaliste. Il se construit comme une énumération paratactique de figures et de clichés de la capitale, conclue par une consigne ironique: «Soyons chrétiens!» Outre les «aveugles» et les «sergents de ville», s’y rencontrent des célébrités locales (le Zouave Jacob, un ancien soldat devenu rebouteux, et le chasseur de fauves Charles-Laurent Bombonnel); des communards et des anti-communards (le Zutiste André Gill contre Veuillot, journaliste, et Guido Gonin, dessinateur), mais aussi des indécis (le Docteur Robinet, maire du VIe arrondissement jusqu’à novembre 1870 et qui refusa de prendre position); des commerçants (Alexis Godillot, fabricant de chaussures; Gambier, une marque de pipes; Galopeau, manucure et pédicure; Volf ― qu’il aurait fallu orthographier Wolff ― et Pleyel, un facteur de pianos associé à un compositeur; Menier, chocolatier; Le Perdiel, spécialisé en bas contre les varices; L’Hérissé, enseigne d’une chapellerie) dont il relaie la réclame («Enghiens chez soi», slogan vantant les mérites d’un appareil soignant les «maladies de la gorge, grippes et bronchites», qu’on pouvait utiliser à domicile); des écrivains (Catulle Mendès et Eugène Manuel) et le couple improbable que forment un assassin et sa victime (Troppmann et Kinck). Ces personnalités issues de classes diverses se fondent en une foule où leurs caractéristiques spécifiques sont évincées, au profit de leur seul nom. Sans avoir l’air d’y toucher, c’est une petite fresque témoignant de l’ambiance parisienne au lendemain de la Commune qu’esquisse Rimbaud: une bousculade de figures, une réclame omniprésente et un «tohu-bohu […] triomphant», selon l’expression du «Bateau ivre». Le procédé est ici significatif: Rimbaud ne décrit pas la platitude du quotidien parisien, il la mime, en donnant à son sonnet une forme-foule qui anticipe des pièces comme la «Grande complainte de la Ville de Paris» de Jules Laforgue et le poème-conversation d’Apollinaire («Lundi rue Christine»), et qui peut également sembler s’inspirer de publications antérieures, telles le poème «Charlatanisme» d’Amédée Pommier, paru en 1844 dans le recueil Colères, et «Réclames gratuites» de Léon Valade (Chevrier, 2016). Si l’énonciateur reste en coulisses, attentif au bruit de la ville, ce qui se joue ici est également de l’ordre du contre-pied métapoétique, puisque l’œuvre rimbaldienne participe par dérision au mouvement de récupération des procédés poétiques par les discours publicitaires qui, comme le signale Marc Angenot (1989: 801-802; voir aussi Bertrand, 1997: 192-199) s’observe au long de la seconde moitié du XIXe siècle ― à ceci près que la poésie-réclame est ici livrée par un poète et non par un publicitaire. La logique d’encryptage comique mâtiné de désinvolture est une constante de la poésie rimbaldienne; elle concrétise un rapport ambivalent à un monde qui se révèle souvent décevant et que l’hallucination simple permet de transformer. Elle s’observe fréquemment, on va le voir, dans les Illuminations.

 

Illuminations-hallucinations: la clef du déluge

Le premier texte des Illuminations, «Après le Déluge», a tantôt découragé les herméneutes, tantôt suscité des lectures ésotériques. Il vaut pourtant la peine d’être relu en lien avec la poétique du réalisme halluciné assumée par Rimbaud.

Après le Déluge

Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise,

Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée.
Oh! les pierres précieuses qui se cachaient, − les fleurs qui regardaient déjà.

Dans la grande rue sale les étals se dressèrent, et l’on tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures.
Le sang coula, chez Barbe-Bleue, − aux abattoirs, − dans les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres. Le sang et le lait coulèrent.
Les castors bâtirent. Les «mazagrans» fumèrent dans les estaminets.
Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images.
Une porte claqua, et sur la place du hameau, l’enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l’éclatante giboulée.

Madame*** établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.
Les caravanes partirent. Et le Splendide-Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle.

Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym, − et les églogues en sabots grognant dans le verger. Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c’était le printemps.

− Sourds, étang, − Écume, roule sur le pont, et par dessus les bois; − draps noirs et orgues, − éclairs et tonnerres − montez et roulez; − Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.
Car depuis qu’ils se sont dissipés, − oh les pierres précieuses s’enfouissant, et les fleurs ouvertes! − c’est un ennui! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu’elle sait, et que nous ignorons.

Ce poème liminaire se présente comme un enchaînement d’images oniriques, suivies d’invocations naturelles quasi-mystiques et d’une conclusion dysphorique; ses enjeux sociopolitiques ont déjà fait l’objet de différentes lectures, sur lesquelles nous nous appuyons ici (Murphy, 1986; Fongaro, 2004: 63-107). L’argument, à première vue, est assez simple: l’énonciateur constate l’épilogue d’un «déluge» et dresse la carte des retours à la norme et à l’ennui liés à cette fin de cataclysme, pour en appeler alors à de nouveaux déluges (au pluriel, cette fois). Adoptant la forme biblique du verset, le poème propose une réinterprétation de l’histoire de Noé (lequel n’est jamais cité, du reste). Le motif possède toutefois une valeur particulière au XIXe siècle: la métaphore du déluge pour exprimer la révolution populaire est un lieu commun de l’époque – on ne peut pas manquer, pour n’en donner qu’un exemple, l’emploi spécifique qu’en fait Victor Hugo dans l’épilogue de L’Année terrible (1872), son recueil consacré à la Commune. Au «Vieux Monde» le suppliant de se raisonner et de ne pas trop bousculer la tradition («Ô flot, c’est bien. Descends maintenant. Il le faut. / Jamais ton flux encor n’était monté si haut»), le «Flot», symbole de la verve communarde, répond chez Hugo: «Tu me crois la marée et je suis le déluge». Rimbaud n’aurait pu passer à côté de cette référence: maître ès pastiches, parodies et autres centons, il récupère ici un motif déjà employé pour l’exploiter à nouveaux frais. Dans la parade onirique mise en place par ce texte d’ouverture, chaque protagoniste occupe en réalité une place significative, à l’image de «Barbe-bleue» et des «castors». A priori, ces deux figures trouvent leur place dans ce qui ressemble à un décor de conte: la première, empruntée à Perrault, est un parangon de cruauté; la seconde est l’incarnation du bâtisseur. Ces deux figures ont toutefois une valeur particulière dans le discours social de l’époque, dont témoignent notamment plusieurs caricatures. L’une d’entre elles, due à Rosambeau et intégrée à une série intitulée «La bêtise humaine», met en scène Adolphe Thiers, chef du gouvernement de Versailles, armé d’un cimeterre devant une femme assassinée, une autre femme étant pendue derrière lui; le dessin est accompagné de la légende: «L’Exécutif ou le Barbe-bleue de 1871». Dans la série La Ménagerie impériale, composée des ruminants, amphibies, carnivores, et autres budgetivores qui ont dévoré la France pendant 20 ans, dessinée par Paul Hadol (1870), le baron Haussmann, responsable des grands travaux qui ont transformé le Paris du Second Empire, est pour sa part figuré sous les traits d’un castor, tandis que le prince Napoléon se trouve déguisé en lièvre. Il ne s’agit pas d’une coïncidence: le texte, usant de ces caricatures, intègre, par un léger cryptage tenant de la blague en contexte, les grands noms politiques de l’époque au défilé affligeant qui s’épanouit après le déluge. De la même façon, la référence aux «abattoirs» fait écho aux lieux de la répression durant la Semaine sanglante, tandis que la dernière phrase du poème est le lieu d’une assimilation entre «Reine» et «Sorcière»: si l’on se débarrasse des encombrantes interprétations kabbalistiques, il s’agit purement et simplement d’une insulte antiroyaliste.

Pilotelle, Georges. 1871. «L’Exécutif ou le Barbe-Bleue de 1871», La bêtise humaine [Estampe]
 

Pilotelle, Georges. 1871. «L’Exécutif ou le Barbe-Bleue de 1871», La bêtise humaine [Estampe]
 
(Credit : Musée Carnavalet, Histoire de Paris)

Hadol, Paul.1870. «Le Lièvre», La Ménagerie impériale [Illustration]

Hadol, Paul.1870. «Le Lièvre», La Ménagerie impériale [Illustration]
(Credit : Gallica)

Hadol, Paul. 1870. «Le Castor», La Ménagerie impériale [Illustration]

Hadol, Paul. 1870. «Le Castor», La Ménagerie impériale [Illustration]
(Credit : Gallica)

Tenant du conte ou de la fable à première lecture, Après le déluge est un poème engagé mettant en œuvre une réappropriation du discours social de l’époque, que Rimbaud récupère pour reconstruire un univers contemporain aux frontières d’un réel vis-à-vis duquel il se distancie. En tant que poème d’ouverture des feuillets des Illuminations, il constitue un prologue, guide orientant la lecture de l’ensemble et indiquant la marche à suivre pour ne pas trop s’y perdre.  

 

Une réalité trop épineuse

Ce principe de captation et de mise à distance simultanées est à l’œuvre tout au long du recueil; il trouve une forme de justification dès l’incipit du poème «Bottom», dont le titre inaugural, caviardé dans le manuscrit, était «Métamorphoses»:

Bottom

La réalité étant trop épineuse pour mon grand caractère, — je me trouvai néanmoins chez ma dame, en gros oiseau gris bleu s’essorant vers les moulures du plafond et traînant l’aile dans les ombres de la soirée.

Je fus, au pied du baldaquin supportant ses bijoux adorés et ses chefs-d’œuvre physiques, un gros ours aux gencives violettes et au poil chenu de chagrin, les yeux aux cristaux et aux argents des consoles.

Tout se fait ombre et aquarium ardent. Au matin, — aube de juin batailleuse, — je courus aux champs, âne, claironnant et brandissant mon grief, jusqu’à ce que les Sabines de la banlieue vinrent se jeter à mon poitrail.

«La réalité étant trop épineuse pour mon grand caractère», note d’emblée l’énonciateur. Cette prémisse peut se lire d’au moins deux façons, soit que le «grand caractère» implique une désignation auto-ironique (l’expression faisant écho aux «grands airs» que l’on peut se donner), soit qu’il décalque l’anglais character, qui participerait idéalement de l’isotopie théâtrale engagée par le motif shakespearien. Ces deux lectures, sans doute complémentaires, ne font toutefois pas varier le rapport délicat de l’énonciateur avec une réalité qui ne lui convient pas. L’énonciateur n’affronte la difficulté que par un subterfuge, en se réfugiant par une pseudo-métamorphose dans différents éléments du décor qui abritent le récit d’une expérience de bordel. Le titre du poème renvoie au personnage du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, Nick Bottom: ce tisserand fort en gueule, évoluant au sein d’une petite troupe d’acteurs amateurs et transformé en âne par le lutin Puck, est rappelé en fin de texte par la troisième mutation. Mais Bottom, c’est aussi, littéralement, le «fond du panier» et le «cul», deux éléments nodaux de ce bref poème qui ne cesse de réaffirmer la médiocrité de ce qu’il décrit. La «réalité épineuse», c’est notamment le décor en toc de ce qui ressemble à un lupanar de banlieue, avec sa descente de lit en peau d’ours et son luxe de surface. L’expérience relatée se révèle malgré tout concluante (la phrase «Tout se fit ombre et aquarium ardent» peut se lire comme l’une des plus belles métaphores de l’acte amoureux de toute la littérature française), mais elle est aussi burlesque et s’achève par une ultime métamorphose,  favorisant une exhibition lubrique cette fois: après avoir joué à cache-cache et s’être projeté, introverti, hors de la scène, le Je devient un âne qui «claironn[e] et brandi[t] [s]on grief». L’hallucination, ici, s’envisage comme une manière de «dégagement rêvé», pour reprendre l’expression utilisée par le poète dans «Génie». Elle est une stratégie énonciative qui permet de signifier par dérision une incapacité à affronter le réel, subvertissant celui-ci par un jeu de déguisement, qui va jusqu’à revoiler métaphoriquement l’expérience centrale du récit.

 

Les reflets des Ponts 

Au-delà des reprises et détournements du discours social et littéraire, le principe de réalisme halluciné peut se fonder sur des motifs apparemment anodins, dont le poème «Les Ponts» permet de rendre compte:

Les Ponts

Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d’autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives chargées de dômes s’abaissent et s’amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D’autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d’autres costumes et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d’hymnes publics? L’eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. — Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie.

 «Les Ponts» est le seul poème des Illuminations dont le titre est formé d’un substantif précédé d’un article défini (le déterminant qui précédait «Ouvriers» a été biffé sur le manuscrit). Manière d’indiquer d’emblée, en soulignant ce pluriel, que le texte est extrêmement polysémique ou introduction ludique d’un élément défini en contrepoint d’une pièce jouant sur l’indistinction? «Les Ponts» s’inscrit dans une logique de description subjective, impressionniste avant l’heure et qui privilégie la représentation à distance à la saisie du détail. Ce qui se construit dans ce poème est un paysage urbain, sans doute décrit à travers le reflet déformant de la surface d’un fleuve qui donne à voir «un bizarre dessin de ponts». La phrase nominale liminaire peut s’appréhender comme un titre de tableau («Des ciels gris de cristal») et ouvre une isotopie du précieux ― à entendre au double sens de l’exceptionnel et du délicat; sa brièveté est compensée par la longueur de la deuxième phrase, dont le mouvement suit méticuleusement celui des «angles» et des «circuits» de la structure et du canal. À la valeur architecturale du titre s’articule le sens musical, qui se dévoile par accumulation de termes à double entente («Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent des berges») avant l’apparition d’une hypothétique fanfare («On distingue une veste rouge, peut-être d’autres costumes et des instruments de musique»). Séparée par un tiret, la dernière phrase («― Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie») possède une double valeur: le faisceau lumineux qu’elle désigne brouille certes la vision du paysage réfracté et décrit dans le texte, mais il s’agit également de l’un de ces commentaires métapoétiques résignés et quasi-nihilistes qui traversent les Illuminations (à l’image du «D’ailleurs il n’y a rien à voir là-dedans» d’«Enfance II» et de la parenthèse «(elles n’existent pas)» faisant suite à la description de «fleurs arctiques» dans «Barbare»).  Rimbaud affirme en cela que tout ce qui vient d’être mis en place n’est qu’une ferblanterie poétique qui n’a que peu d’importance et qui peut être effacée aussitôt dévoilée. L’énoncé performatif, à ce titre, dit  aussi la dimension ludique de ces petites hallucinations, qui, pour leur auteur, n’ont d’intérêt que leur exécution. 

Ces quelques textes s’inscrivent dans la logique de l’«hallucination simple» évoquée dans Une saison en enfer et qui tient lieu de principe fondateur des Illuminations. Rimbaud livre avec ce recueil un ensemble fondé sur un procédé de défamiliarisation qui consiste à déplacer les perceptions et sensations, et se place en opposition avec la pratique parnassienne dominant alors le milieu poétique français. À la brisure formelle, on a souvent lié chez Rimbaud une brisure du sens. Celle-ci est à relativiser. D’abord parce que tout ce qui est présenté, au fond, est remarquablement organisé. Comme l’écrit Gilles Marcotte,

la prose des Illuminations, lorsqu’elle décrit, le fait avec insistance, multipliant les indications topographiques: en haut, en bas, à gauche, à droite; comme dans le récit, elle dit: avant, après, alors, à présent. Elle nous avertit par là que ce sont bien des “choses vues”, des villes, des spectacles, des souvenirs, des projets, des vérités, des apologues chargés de sens. (Marcotte, 1983: 50)

Ensuite parce que tout cela «ne veut pas rien dire». Rimbaud, en réalité, n’est hermétique que pour ceux qui le veulent bien et qui, considérant son œuvre comme coupée du monde et autotélique, passent à côté de ses enjeux. Le projet halluciné des Illuminations est en certains points comparable à celui d’un Isidore Ducasse, dont Les Chants de Maldoror reposent largement sur un jeu parodique, comme l’ont montré les travaux de Claude Bouché (1974), de Michel Pierssens (1984 et 2005) et de Jean-Jacques Lefrère (1998). Chez Ducasse, cela passe par des reprises de paragraphes entiers d’encyclopédies, qui, intégrés à un ensemble présenté comme de la poésie, détournent les codes en vigueur à l’époque; ou par des sortes de collages publicitaires, à l’image du plus célèbre des «beau comme» («beau comme la rencontre fortuite, sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un parapluie»), dont Jean-Jacques Lefrère a montré qu’il provenait en réalité d’un guide commercial et industriel de Montevideo (1998: 492-493). L’«hallucination simple» qui tient lieu de poétique à Rimbaud se fonde sur une similaire perspective ludique, faite d’inside jokes, de détournements d’éléments de l’ordre des représentations et du langage quotidiens, d’héritages intertextuels et de la capacité du poète à puiser dans une culture de l’imprimé, qu’on pourrait aujourd’hui qualifier d’underground. Rimbaud s’empare d’une partie du discours social et de différentes formes de la culture légitime (Shakespeare) ou marginale (caricatures, insultes populaires, chansons engagées, discours des salons et des cénacles3Nous avons essayé de montrer ailleurs que «Démocratie» est une réécriture du «chant des soldats» de 1848 (Saint-Amand, 2012b), et que, dans «Matinée d’ivresse», le poète imite le propos de ses confrères consommateurs de haschich pour montrer comment ils en viennent à perpétrer pour leur «poison» une forme d’idolâtrie comparable à celle encouragée par l’institution religieuse (Saint-Amand, 2009).) pour réinventer cela en hallucinations tantôt hargneuses, tantôt comiques. En ce sens, Rimbaud livre un projet plus signifiant et plus politisé qu’on a parfois bien voulu le croire: épuisant la forme, se tenant à distance des représentations immédiates pour mieux les déformer, il redit l’actualité et les travers de son époque dans une entreprise qui peut aujourd’hui sembler hermétique, mais qui doit avant tout être envisagée sur les modes complémentaires du ludisme et de l’engagement.

 

Bibliographie

Angenot, Marc. 1989. 1889. Un état du discours social. Longueuil: Le Préambule, « L’Univers des discours», 1167p. <http://www.medias19.org/index.php?id=11003>.

Bernard, Suzanne. 1960. «Présentation (Œuvres d’Arthur Rimbaud)», Paris: Garnier, p. 569.

Bertrand, Jean-Pierre. 1997. Les Complaintes de Jules Laforgue. Ironie et désenchantement. Paris: Klincksieck, 404p.

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  • 1
    L’omniprésence des approximations à propos de la vie de Rimbaud ne doit pas éclipser le fait qu’il existe de très bonnes biographies le concernant; celle qui, à ce jour, est de loin la meilleure et la plus complète est due au regretté Jean-Jacques Lefrère (2001).
  • 2
    Rimbaud investit le registre de la prose dès 1870 avec la nouvelle «Un cœur sous une soutane», que sa dimension volontiers pornographique et blasphématoire destinait à une censure des ayant-droits similaire à celle subie par l’Albumzutique. Selon son ami Ernest Delahaye, Rimbaud aurait également composé une série de «cinq ou six poèmes en prose» à la fin de l’hiver 1871-1872: cette série, dont le titre donné par Delahaye varie en fonction de ses écrits («Photographie/s des/du temps passé(s)»), aurait participé d’un ensemble plus large qui se serait intitulé L’Histoire magnifique. On a en revanche conservé trois feuillets des «Déserts de l’amour» que Rimbaud confie au peintre Forain au moment de quitter Paris en 1872 et qui se présente comme un projet avorté (ou une «suite sans suite», selon le mot de Jean-Marie Gleize, 1993: 43). C’est évidemment la prose qui domine dans Une saison en enfer, recueil composé et imprimé en 1873, mais non mis en circulation; et c’est en prose que sont composés les textes inspirés par l’Évangile selon saint Jean que le poète rédige à la même époque (il s’agit des bribes désignées par la critique sous le titre de «Suites johanniques», puis, plus couramment, de «Proses évangéliques»). Concernant les Illuminations, dont la genèse continue à susciter le débat, nous suivons l’avis éclairé de Steve Murphy (2000), qui soutient qu’elles forment un recueil cohérent, dont la composition s’étale sans doute sur plusieurs années (1872-1875). Le manuscrit a été cédé par Rimbaud à Verlaine lors de la rencontre de février 1875 à Stuttgart, avant d’être publié en 1886 dans La Vogue à l’instigation de Félix Fénéon.
  • 3
    Nous avons essayé de montrer ailleurs que «Démocratie» est une réécriture du «chant des soldats» de 1848 (Saint-Amand, 2012b), et que, dans «Matinée d’ivresse», le poète imite le propos de ses confrères consommateurs de haschich pour montrer comment ils en viennent à perpétrer pour leur «poison» une forme d’idolâtrie comparable à celle encouragée par l’institution religieuse (Saint-Amand, 2009).
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