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Réalisme et pseudo-réalisme en science-fiction: l’exemple d’Élisabeth Vonarburg

Elaine Després
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Article paru dans Repenser le réalisme, sous la responsabilité de Bernabé Wesley et Claudia Bouliane (2018)

ArtsyBee. 2016. Titre inconnu. [Illustration]

ArtsyBee. 2016. Titre inconnu. [Illustration]
(Credit : ArtsyBee)

La science-fiction est un genre littéraire généralement considéré aux antipodes du réalisme ou, comme le propose Darko Suvin, comme le genre de la distanciation cognitive. Or la science-fiction, si elle use de topoï relevant de l’Ailleurs, de l’Autre ou du Futur, ne s’inscrit pas moins, comme toute littérature, dans l’imaginaire social de son époque. À partir de l’exemple du Silence de la cité d’Élisabeth Vonarburg, d’abord publiée en 1981, cet article propose d’explorer la possibilité de faire une lecture sociocritique d’un roman de science-fiction grâce la notion de pseudoréalisme, proposée par Richard Saint-Gelais.

À l’évidence, le réalisme en science-fiction ne va pas de soi. Ce genre de l’imaginaire peut-il être réaliste? Selon la définition de Darko Suvin, l’une des rares à avoir fait école,

SF is […] a literary genre whose necessary and sufficient conditions are the presence and interaction of estrangement and cognition, and whose main formal device is an imaginative framework alternative to the author’s empirical environment. Estrangement differentiates SF from the “realistic” literary mainstream extending from the eighteenth century into the twentieth. Cognition differentiates […] from myth, but also […] folktale […] [which] does not use imagination as a means of understanding the tendencies latent in reality, but as an end sufficient unto itself. […] The concept of […] “cognition”, [as] used here, […] implies not only a reflecting of but also on reality. (Suvin: 8-10)

Suvin sous-entend que l’imagination, telle qu’elle se déploie en science-fiction, contrairement au conte de fées, serait un moyen de comprendre certaines tendances qui ne se trouvent encore qu’en germe dans le réel.

Les œuvres de science-fiction se déroulent dans des mondes plus ou moins distanciés du nôtre, mais dont les différences sont expliquées à travers des processus cognitifs — la science, par exemple — et non par le recours aux mythes, au surnaturel ou à la magie. Cette distance cognitive peut être temporelle (futur ou passé) ou spatiale (voyage dans l’espace, sur terre, à l’intérieur du corps ou dans un monde virtuel), mais peut aussi relever de nombreux autres mécanismes (mondes parallèles, civilisations terrestres non humaines, robots ou fourmis, etc.). Ce qui distingue donc essentiellement la science-fiction de genres apparentés comme la fantasy, c’est que le monde qui nous est présenté est régi par des lois naturelles analogues aux nôtres, extrapolables et généralisables. Ce peut être le cas pour l’ensemble de l’œuvre, mais aussi très souvent dans des passages isolés. Autrement dit, un roman de science-fiction peut être très peu distancié, et donc se dérouler dans un monde apparemment similaire au nôtre. Le style dominant de ce type de récit sera alors réaliste, à l’exception d’un seul élément créateur d’altérité, que Darko Suvin nomme le novum. Par exemple, dans le roman Never Let Me Go de Kazuo Ishiguro, la seule différence entre le monde du roman et le nôtre est que des enfants clonés sont élevés pour devenir des donneurs d’organes, sinon le roman est entièrement écrit dans un style réaliste, rendant ainsi la distance d’autant plus frappante. Inversement, il existe des romans très distanciés qui se déroulent des millions d’années dans le futur, à l’autre bout de la galaxie, comme Foundation d’Isaac Asimov, dans lesquels se trouvent pourtant de nombreux passages très réalistes qui décrivent les structures politiques, par exemple, et qui, pris hors contexte, pourraient facilement faire référence à notre monde. En fait, la science-fiction ne parle jamais vraiment du futur, mais plutôt de la société dont elle émerge. Toutes les époques et les sociétés imaginent l’Autre, l’Ailleurs et le Futur de manière singulière et révélatrices de ce qu’elles sont: leurs obsessions, leurs peurs et leurs fantasmes, autrement dit, de leur imaginaire social1Dans Imaginaire social et folie littéraire, Pierre Popovic parle de l’imaginaire social comme d’«un rêve éveillé que [les] membres [de toute société] font et entendent: […] il est l’horizon imaginaire de référence qui leur permet d’appréhender et d’évaluer la réalité sociale dans laquelle ils vivent.» (23) Il explique que «l’imaginaire social est composé d’ensembles interactifs de représentations corrélées, organisées en fictions latentes, sans cesse recomposées par des propos, des textes, des chromos et des images, des discours ou des œuvres d’art.» (24) Popovic retient quatre types d’ensembles de représentations essentiels: l’histoire et la structure de la société; la relation entre l’individu et le collectif; la vie érotique; et le rapport avec la nature.. Il y a donc une tension inhérente entre le réalisme et la distanciation dans tout texte de science-fiction qui, pour néanmoins demeurer lisible, doit adopter une stratégie que Richard Saint-Gelais nomme «pseudo-réaliste».

Ainsi, il y a un paradoxe inhérent à la lecture science-fictionnelle: narrateur et narrataire ne partagent pas a priori le même cadre référentiel. Le lecteur est face à un monde variablement distancié du sien auquel son encyclopédie, selon Umberto Eco, ne correspond pas. Il doit tenter de reconstruire ce que Richard Saint-Gelais nomme la «xénoencyclopédie» du texte. Selon lui, plusieurs stratégies ont été adoptées par les auteurs pour en transmettre des éléments, allant d’un «didactisme honteux» 2Selon Richard Saint-Gelais, les auteurs de plusieurs œuvres de science-fiction cachent maladroitement les passages didactiques permettant de partager l’information xénoencyclopédique avec le lecteur. Ces digressions semblent le plus souvent artificielles et peu justifiées narrativement. Ce didactisme est donc dit «honteux» parce qu’il ne s’assume pas comme tel, mais tente plutôt de se dissimuler et de se justifier. à un pseudoréalisme. Dans ce dernier cas,

le texte, plutôt que d’exposer et d’expliquer les particularités du monde fictif, les suppose déjà connues, aussi bien du narrateur que de ses narrataires. Le résultat [est la] dissolution [de fragments d’encyclopédie] dans [le] récit. […] [C]e réalisme n’est en fait qu’un pseudo-réalisme non pas parce que les textes de science-fiction font référence à des entités fictives — en cela, on l’a vu, ils ne se distinguent pas des autres romans —, mais bien parce que le traitement “réaliste” y affecte des encyclopédies imaginaires […]. (Saint-Gelais: 168)

Au fond, ce que Saint-Gelais dit, à la suite de Gérard Cordesse (1984) et de Marc Angenot (1978), c’est que la science-fiction n’est pas plus fictive que n’importe quel texte réaliste. En effet, Mme Bovary n’a pas plus existé que M. Spock, les deux sont également des signes sans référent, pour reprendre l’idée d’Angenot. La différence tiendrait plutôt au fait que le texte réaliste dissimule sa distanciation, alors que la science-fiction l’expose.

Or ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas de dévoiler la distanciation du texte réaliste, mais plutôt de révéler le réalisme dissimulé d’un texte apparemment distancié. Certains théoriciens de la science-fiction tels que Roger Bozzetto identifient un procédé emprunté à la peinture couramment utilisé par la science-fiction qui, je pense, reflète bien le rapport du texte au réel. Il s’agit de l’anamorphose. Si dans celle-ci l’image semble déformée, il suffit d’adopter le bon point de vue pour que l’illusion référentielle soit rétablie. Il en est de même en science-fiction. Si la réalité semble déformée par la distanciation, aussi cognitive soit-elle, il suffit d’adopter le bon point de vue pour y voir un reflet du réel aussi fidèle que bien des œuvres non-distanciées.

Et ne pourrait-on pas dire que l’imaginaire social recoupe les encyclopédies des lecteurs, que l’on peut décrire suivant Eco tel que paraphrasé par Saint-Gelais, comme des

[structures semi-hiérarchisées] à la fois culturelle[s] et sémiotique[s], couvr[ant] des domaines aussi divers que l’histoire, la géographie, la culture, sans compter les savoirs techniques, […] un réseau mouvant, en perpétuelle transformation et variable selon les communautés. (Saint-Gelais: 139)

Alors, il recouperait également une large part des xénoencyclopédies des textes science-fictionnels d’une époque donnée. Par exemple, dans le cycle de Fondation d’Asimov, les vaisseaux nucléaires de 1950 deviennent «gravitiques» à la fin des années 1980. A priori, le détail ne semble que souligner la distanciation du texte, comme le baromètre de Flaubert en désignait la proximité. Or le changement ne peut être imputable à la xénoencyclopédie puisqu’il n’a rien à voir avec la cohérence cognitive de ce monde, les deux romans se déroulant à la même époque. Il s’explique plutôt par une différence de vision de l’avenir et se révèle donc être une trace du réel. En 1951, on imagine que le nucléaire jouera un rôle quotidien, alors que dans les années 1980, il est synonyme d’apocalypse, comme dans le roman qui m’intéressera désormais.

 

L’imaginaire social au tournant des années 1980

Publié en novembre 1981, Le Silence de la cité est le premier roman de l’auteure franco-québécoise Élisabeth Vonarburg. Il raconte l’histoire de la jeune Élisa, un bébé-éprouvette capable de changer de sexe à volonté et de s’autorégénérer. Elle vit dans une cité souterraine hautement technologique où se sont réfugiés les plus chanceux des survivants d’une lointaine guerre nucléaire. Dernière survivante de la Cité, elle décide de concevoir à partir de son ADN une nouvelle génération d’humains métamorphes, afin d’améliorer le sort des habitants de la surface qui subissent diverses maladies et mutations génétiques. Voici comment ce monde fictionnel nous est décrit à travers les mots de la jeune Élisa et de son créateur Paul:

«Les accidents nucléaires accumulés, les pollutions, les petites guerres partout, et trop de gens, et juste assez à manger, et la Terre elle-même qui se fâche, les tremblements de terre, les volcans réveillés, les climats qui changent, les famines, les épidémies […]. Nous, dans les Cités, nous sommes les dépositaires d’un trésor, Élisa. La connaissance. Les sciences, les arts, la sagesse de l’humanité. […] Toi et tes descendants, vous serez les gardiens. Vous surveillerez les gens de l’Extérieur et vous continuerez mes recherches. […] [Q]uand nous aurons résolu le problème du trop-plein de filles, et que les gens seront davantage prêts, Dehors, nous leur donnerons le trésor des Cités.» (Vonarburg: 36-37)

Cette citation nous fournit, par son «didactisme honteux», justifié narrativement par l’éducation d’un enfant, des pistes conduisant vers l’imaginaire social dans lequel s’inscrit le texte. Notons ainsi une forte disparité géographique, culturelle et épistémique entre la Cité et le monde du Dehors, nous y reviendrons, mais surtout l’utilisation de l’italique qui crée un effet d’accumulation des cataclysmes, indifféremment anthropiques ou naturels, qui s’additionnent et se confondent. Ensuite, Paul évoque la surveillance des habitants de l’Extérieur, qui présentent de graves problèmes démographiques, sous-entendant par la même occasion l’existence d’une technologie de communication avancée mais réservée à l’élite des Cités, qui seront par ailleurs peuplées de générations de posthumains issus des gènes modifiés d’Élisa.

Avant d’aborder le texte lui-même, voyons comment ces pistes résonnent dans l’imaginaire social de 1980. On peut identifier trois grands ensembles de représentations, selon les termes de Pierre Popovic, à considérer pour comprendre de quelle façon Le Silence de la cité joue d’un certain réalisme, aussi anamorphosé soit-il. Il y a d’abord la fin du monde, cataclysmes réels et fantasmés, incluant la guerre froide, le nucléaire civil et les catastrophes naturelles; ensuite, la démographie, avec la reproduction, le genre et le prolongement de la vie; et, finalement, la cybernétique, englobant l’informatique et la robotique. La fiction qui structure le premier ensemble est l’apocalypse, la destruction toujours fantasmée, crainte, d’un monde ou du monde qui agit comme un révélateur, tandis que les deux autres partagent une fiction, celle de la création, de la genèse. Ces trois ensembles de représentations sont à la base même du roman de Vonarburg, qui raconte la création in vitro d’une nouvelle humanité hermaphrodite dans un monde détruit par une guerre nucléaire et diverses catastrophes. Cette nouvelle espèce est élevée par des avatars robotiques et est amenée à remplacer les humains mutants qui ne donnent naissance presque plus qu’à des filles, souvent assassinées par la suite. Comment voir dans ce scénario devenu pratiquement un topos de la science-fiction l’imaginaire social qui l’a vu naître? En fait, les mêmes ensembles de représentations dominent les journaux alors que Vonarburg écrit son premier roman, au tournant des années 1980.

Explorons d’abord le premier ensemble, qui correspond à celui de la fin du monde. En 1981, le Bulletin of the Atomic Scientists publie son horloge annuelle de la fin du monde: il est minuit moins quatre, le plus près qu’elle n’a jamais été depuis 1953. Dans son éditorial publié à cette occasion, le physicien Bernard T. Feld écrit: «The entire world is at a threshold. During the last decade, each year has seemed to bring us closer to a nuclear holocaust. So far, the new decade has seen this trend accelerating.» (Feld: 1) Les raisons évoquées sont l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS en 1979, le boycottage des Jeux olympiques de Moscou en 1980 et l’élection de Ronald Reagan, qui refuse même de parler de contrôle des armes. De plus, en 1979, se produisent aussi l’accident nucléaire de Three Mile Island et, en 1980, l’éruption du Mont Saint Helens. On pourrait croire que toutes ces catastrophes naturelles et tous ces évènements politiques ne sont pas liés; or ils sont tissés entre eux autant dans le roman que dans les journaux de l’époque pour former une véritable fiction de fin du monde. Par exemple, le 30 juin 1980, dans La Presse, se côtoient sur la même page les derniers développements de l’éruption du Mont Saint Helens et de l’accident de Three Mile Island. 

La Presse. 30 juin 1980 [Article de journal]

La Presse. 30 juin 1980 [Article de journal]
(Credit : La Presse)

Et les métaphores se croisent. Par exemple, le 13 juin 1980, en parlant du Mont Saint Helens, La Presse évoque «un champignon “comme une bombe atomique”» (A11), une menace au climat au même titre que la pollution et les diverses catastrophes naturelles qui, inquiètent, sur la même page où l’on parle des risques d’une guerre nucléaire en Europe ou encore des «échappées de gaz» à la centrale de Three Mile Island. 

La Presse. 13 juin 1980. [Article de journal]

La Presse. 13 juin 1980. [Article de journal]
(Credit : La Presse)

D’ailleurs, le volcan américain fait la manchette pendant des mois, au point où on finit par en faire le thème de jeux pour enfants. 

La Presse. 12 juillet 1980 [Article de journal]

La Presse. 12 juillet 1980 [Article de journal]
(Credit : La Presse)

À propos de Three Mile Island, on utilise des références fictionnelles, notamment cinématographiques avec The China Syndrome, sorti quelques mois plus tôt, pour construire une fiction autour de l’incident. 

La Presse. 31 mars 1979 [Article de journal]

La Presse. 31 mars 1979 [Article de journal]
(Credit : La Presse)

Ainsi, le «China Syndrome» devient le «Harrisburg Syndrome». 

En outre, un photographe danois s’inspire d’une œuvre d’art pour évoquer l’accident: la sirène de Copenhague, qui devient, elle aussi, victime du nucléaire. 

(À gauche) La Presse. 10 avril 1979. (À droite) La Presse. 4 avril 1979. [Articles de journal]

(À gauche) La Presse. 10 avril 1979. (À droite) La Presse. 4 avril 1979. [Articles de journal]
(Credit : La Presse)

À regarder certains titres des journaux, difficile d’avancer que le roman de Vonarburg est pure distanciation par rapport à la «réalité». Par exemple, le 6 avril 1979, La Presse titre: «Faudra-t-il évacuer la Terre?» (D12); alors que le 31 mars, on titrait: «Les radiations peuvent provoquer des modifications aux cellules [sic]» (C1), au moment où les femmes enceintes et les enfants sont invités à quitter la région de Three Mile Island. On imagine déjà une génération de mutants radioactifs. Ce qui m’amène à mon deuxième ensemble de fictions.

À propos de la démographie, de la reproduction et du genre, en plus de cette crainte des effets du nucléaire sur la reproduction humaine, on doit rappeler deux évènements majeurs qui surviennent entre 1979 et 1981: la politique de l’enfant unique en Chine et la naissance du premier bébé éprouvette. Le premier passe d’abord plus ou moins inaperçu, mais il s’inscrit néanmoins dans une fiction, celle de la surpopulation, apparue dès le XVIIIe siècle avec le malthusianisme, mais particulièrement vivante depuis 1968 avec la publication par Paul R. Ehrlich de Population Bomb, qui mènera à l’émergence du néo-malthusianisme. La politique de l’enfant unique, qui est mise en place à ce moment-là, fait craindre de nombreuses dérives, notamment les infanticides de fillettes dans un pays où celles-ci sont considérées comme un fardeau pour les familles. Or le surplus de naissances féminines qui conduit à des infanticides généralisés est justement le point de départ du roman Le Silence de la cité.

Un autre élément plus intéressant encore est la naissance du premier bébé éprouvette le 25 juillet 1978. Cette nouvelle alimente tout particulièrement l’imagination des journalistes, qui l’abordent pendant des semaines sous tous les angles. Pendant six jours, du 3 au 9 septembre 1978, paraît dans La Presse «Miracle en éprouvette»: «une série de six articles au sujet du “bébé in vitro”, l’évènement scientifique majeur qui a fait, au cours des derniers mois, la manchette de tous les journaux du monde.» (E3) Notons que, presque chaque fois que le cas est évoqué dans les journaux, deux nouvelles se côtoient: celle de la naissance de Louise Brown, mais aussi la naissance manquée de l’enfant des Del Zio, dont l’embryon fécondé in vitro en 1973 a été détruit par les médecins, ce qui a été qualifié d’«avortement in vitro» (E2) dans la poursuite intentée par la famille. Cette façon de toujours placer les deux nouvelles côte à côte contribue bien sûr à alimenter ce récit de création, qui devient très rapidement multiple, comme si la planète était sur le point d’être envahie par des bébés-éprouvettes. 

La Presse. 31 juillet 1978 [Article de journal]

La Presse. 31 juillet 1978 [Article de journal]
(Credit : La Presse)

On pourrait également ajouter à cet ensemble de représentations la fondation de groupes transhumanistes qui font la promotion du prolongement de la vie. À titre d’exemple, l’American Aging Association est fondée en 1970 et la Life Extension Foundation, en 1980. Dans leur discours, on retrouve la «réjuvénation», la thérapie génique, les cellules-souches, les cyborgs, le téléchargement de l’esprit, autant de techniques qui traversent le roman de Vonarburg. Paul, un des personnages principaux, parle, par exemple, de sa mère comme d’«une enveloppe usée par trop de réjuvénations» (Vonarburg: 8).

Ainsi, le portrait que l’on peut tirer de l’ensemble de ces représentations révèle une opposition entre un Occident qui adopterait massivement des méthodes artificielles de reproduction et de prolongement de la vie, autrement dit des moyens techniques pour maintenir intacte sa démographie, alors que le reste du monde, et la Chine en particulier, devrait freiner la sienne à tout prix. Cette opposition est d’ailleurs reproduite dans le roman. Finalement et de manière plus anecdotique, on peut également trouver quelques nouvelles à propos de l’hermaphrodisme naturel et artificiel et du genre qui alimentent aussi cette fiction de la création artificielle humaine. Par exemple, le 7 février 1979, une dépêche publiée dans La Presse rapportait qu’un médecin américain aurait eu découvert une méthode pour choisir le sexe d’un enfant à naître (D3), alors que le 17 septembre 1981, on pouvait lire qu’un Chinois hermaphrodite aurait bientôt donné naissance à un enfant (C5).

Ceci nous conduit à notre troisième et dernier ensemble de représentations: la cybernétique. Le texte de Vonarburg est traversé par différents êtres cybernétiques, mais aussi par des systèmes automatisés, des interfaces hommes-machines et des intelligences artificielles en réseau. En fait, la Cité où naît Élisa est gouvernée par une intelligence artificielle et ses habitants vivent pour la plupart à travers des avatars machiniques qu’ils contrôlent à distance de leur appartement. Tout cela peut sembler fort futuriste, or le texte traite ces signes de distanciation avec une économie typique du pseudo-réalisme. Ces technologies se développent rapidement en 1980 et, bien qu’elles en soient à leurs balbutiements, c’est au moyen de celles-ci qu’on imagine alors le futur. Vonarburg ne fait que sémiotiser les fantasmes et les peurs de son époque à cet égard. Dans les journaux de 1979, on voit régulièrement paraître des entrefilets étranges annonçant un mariage rendu possible par un «cerveau électronique» (10 mars: E2)  ou encore l’apparition d’un «robot policier» (6 janvier: H16), alors que CompuServe propose pour la première fois un service de courrier électronique.

La Presse. 10 mars 1979 [Article de journal]

La Presse. 10 mars 1979 [Article de journal]
(Credit : La Presse)

Le 9 mai 1978 paraît dans La Presse un dossier intitulé «Au seuil de l’ère électronique» (A5) dans lequel on se demande si l’informatique sera «le vestibule de l’enfer ou l’antichambre du paradis». Dans ce dossier spécial, un texte illustré par des puces électroniques en très gros plan qui ont des allures d’insectes monstrueux inquiétants. 

La Presse. 9 mai 1978 [Article de journal]

La Presse. 9 mai 1978 [Article de journal]
(Credit : La Presse)

La formulation du titre du dossier est intéressante dans la mesure où, en parlant du présent, elle nous projette dans l’avenir. Nous sommes à un «seuil» historique, le point de départ d’un changement d’«ère», du moins c’est le récit du futur que l’on se fait alors. Les romans tels que celui de Vonarburg nous le montrent bien.

 

Le pseudo-réalisme du Silence de la cité

Venons-en plus directement au texte lui-même afin de voir de quelle façon il travaille cet imaginaire, et comment il est travaillé par lui en retour. L’incipit nous révèle beaucoup de choses en bien peu de mots: «Elle ne savait pas qu’il pouvait mourir.» (Vonarburg: 1) Utilisant une technique très courante en science-fiction, mais qui n’est au fond qu’une radicalisation du principe inhérent à tout incipit, cette phrase qui semble d’une grande banalité peut être interprétée de plusieurs manières selon le rapport au réel qu’on adopte en tant que lecteur. Le lecteur modèle naïf, pour reprendre le terme d’Eco, qui l’interprétera à partir de son propre univers de référence, croira peut-être qu’il s’agit d’une enfant qui est confrontée à la mort pour la première fois, et il aura raison. Le lecteur modèle critique, de son côté, tiendra compte dans son interprétation du paratexte (illustration, collection) qui inscrit l’œuvre dans le genre science-fictionnel. Ainsi, il déduira que, dans ce monde, les gens ne meurent plus, ou encore que la nature de l’être évoqué, qui pourrait être un robot, par exemple, rend sa mortalité surprenante. Paradoxalement, les deux auront raison. L’apparente fausse piste, ce que Saint-Gelais nomme le «piège encyclopédique», est aussi une vraie piste. La confusion est notamment basée sur l’ambiguïté de l’auxiliaire «pouvoir»: est-il utilisé selon une modalité ontologique, aléthique (capacité) ou épistémique? Qu’est-ce qu’«elle» ne savait pas? Que les gens meurent, que certaines personnes ont la capacité de mourir ou que cet individu en particulier est mortel? La suite nous révélera qu’il s’agit d’une enfant qui vit dans un monde de quasi-immortels et qui prend conscience de la nature artificielle, et néanmoins mortelle, de son grand-père. Le paragraphe suivant n’est pas moins ambigu, mais il offre quelques précisions à son sujet:

Il avait une peau brune toute ridée, une masse de cheveux blancs toujours en désordre, des yeux bruns qui souriaient au fond de leur réseau de rides; ou bien c’étaient les rides qui souriaient. De toute façon, on ne pouvait pas dire s’il souriait en regardant sa bouche: il avait trop de moustache. Grand-Père. Elle l’appelait Grand-Père. (Vonarburg: 1)

Ce vieil homme est décrit en des termes réalistes, avec une attention particulière à la vieillesse du visage, au caractère de l’homme, à la perception par une enfant du corps de l’autre. Toutefois, si l’on continue la lecture, la phrase suivante nous apprend que le grand-père en question est un novum: «Elle ne savait pas que c’était un homme-machine.» (Vonarburg: 1). Sa mortalité est donc, en effet, surprenante. On comprendra plus tard que le robot nommé Grand-père est en fait l’avatar machinique d’un vieil homme. Celui-ci étant mortel, son avatar se désactivera automatiquement à sa mort. D’ailleurs, il s’avérera que l’enfant est une créature génétiquement modifiée dont prend soin le Grand-père, contrôlé par un chercheur bienveillant. Ce piège pseudo-réaliste en dit long sur les relations interpersonnelles dans ce monde d’avatars, de vie prolongée, de génétique et de machines, thèmes qui sont abordés dans la suite du roman.

Après le très court chapitre focalisé sur le personnage d’Élisa enfant, le second, focalisé sur Paul, son créateur, nous permet d’observer le travail du texte. Le chapitre s’ouvre in medias res sur un monde radicalement distancié du nôtre et dont on doit extrapoler le fonctionnement à partir de signes d’abord discrets: «La sentinelle n’essaie même pas de l’arrêter: avec un cri étranglé, l’homme se jette par terre, la tête dans les bras; sa lance heurte avec un bruit métallique la carcasse de pelleteuse près de laquelle il était embusqué.» (Vonarburg: 3) Dès cette première phrase, on comprend que ceux qui sont attaqués appartiennent à un groupe plutôt primitif et peu armé: la sentinelle manifeste une réaction initiale de peur et de fuite alors que la seule arme évoquée est une lance. Or la mention de la «carcasse de la pelleteuse» fournit d’entrée de jeu une indication pseudo-réaliste discrète: si la sentinelle n’a qu’une lance et se cache derrière une ancienne pelleteuse, on comprend immédiatement que l’on se situe dans un contexte de retour à l’archaïque à la suite d’une catastrophe, dont la nature est à déterminer. Mais l’encyclopédie préalable du lecteur de science-fiction et l’imaginaire social de l’époque permettent de présumer qu’il s’agit d’un cataclysme nucléaire.

C’est d’ailleurs un exemple similaire, «La petite sorcière» de René Beaulieu, également publié en 1981, que cite Saint-Gelais pour illustrer le pseudo-réalisme. Puisque l’imaginaire social de l’époque, incluant l’encyclopédie du lecteur de science-fiction, est pétri de catastrophes nucléaires, le texte peut réduire au minimum les références explicites à celles-ci et fonctionner comme un «mécanisme paresseux (ou économique)» (Eco: 64-65), pour reprendre l’expression d’Umberto Eco. À propos du texte de Beaulieu, Saint-Gelais écrit qu’un

lecteur un tant soit peu familier du genre [peut] rassembler les morceaux du puzzle: superstitions, mutations, conditions de vie rudimentaires apparaissent comme les retombées textuelles d’un scénario qu’il est facile d’inférer, à savoir une histoire qui se déroule dans un monde dévasté par un cataclysme nucléaire. (Saint-Gelais: 171-172)

Cette réflexion pourrait s’appliquer au roman de Vonarburg, dans lequel apparaissent les mêmes motifs. Ce récit du retour à une société primitive après un cataclysme semble faire partie intégrante de l’imaginaire social de 1981.

Mais continuons notre lecture:

Un chuintement sifflant: de l’eau qui se vaporise au contact de braises. La lumière du feu s’éteint. Cela ne change rien à la vision infrarouge de l’ommach: les formes des hommes sont toujours là, dressées, les armes à la main […]. Le phare frontal, pleine puissance, maintenant. […] Les hommes baissent leurs armes, encore aveuglés. Un de ceux qui se trouvent à l’arrière-plan, un homme assez âgé, s’avance et fait le signe de la soumission […]. Doucement. Bien qu’il ne soit pas mauvais que ces ommachs aient la main un peu lourde… […] Le feu noyé dégage une vapeur épaisse. Laser. La vapeur augmente brièvement, se dissipe, le bois de nouveau sec s’enflamme. (Vonarburg: 3)

Le champ sémantique du feu oppose de manière évidente ces hommes primitifs et leur agresseur. Le feu des premiers, qui est source de lumière et de chaleur, est immédiatement éteint, alors qu’il représentait pour eux leur seule défense possible. Quant à lui, le feu de l’ommach (sa vision infrarouge, puis son laser) apparaît tel un novum et vient établir une distinction technologique fondamentale entre les deux opposants. L’infrarouge et le laser sont des technologies bien d’actualité en 1981, puisque l’usage du second s’est imposé à la fin des années 1970 et celui des caméras infrarouges, dans les années 1960. Au feu primitif éteint qui ne permet plus de voir se substituent des technologies justement basées sur la lumière et la chaleur. La vision infrarouge contre la seule défense du groupe, soit la noirceur; la puissante lampe frontale aveugle les membres afin de les rendre plus dociles par la peur; et le laser démontre la puissance technologique en ravivant le feu noyé. Cette opposition entre des êtres au niveau technologique si radicalement différent pointe vers la structure sociale de ce monde: une ségrégation radicale entre deux groupes hiérarchisés, dont l’un impose son pouvoir par la technologie à l’autre. Si la mention du mot «ommach», mot-fiction encore indéterminé, joue le rôle de novum dans le texte, établissant la distanciation du monde fictif, difficile de prétendre que ce type de relation nous est étranger! On peut facilement y voir l’évocation d’une intervention militaire américaine ou russe au Vietnam ou en Afghanistan, qui venait d’être envahi par l’URSS en 1981. Il est également possible d’y lire des relents d’un colonialisme «bienveillant» en utilisant un discours emprunté au paradigme pédagogique (dans l’esprit d’une éducation punitive) et empreint de paternalisme, puisqu’il ne serait pas «mauvais que ces ommachs aient la main un peu lourde…». La suite nous montre que l’intérêt porté par l’habitant des Cités au groupe les réduit au rang d’objets d’étude:

«Rassemblez les enfants.» […] Des femmes s’avancent, les épaules courbées, tirant et poussant les enfants qui s’accrochent à leur tunique. […] Trois garçons. Apparemment normaux. Ces femelles du Nord ont un bon rendement. Mais combien de filles ont été éliminées? Et combien de naissances anormales? […] Le premier garçon pousse un cri de douleur et de surprise quand l’ongle tranchant de l’ommach lui ouvre la peau du front. […] Le front lavé de deux des filles montre la coupure bien nette […]; sur le front de la fille et du garçon qui restent, la blessure est déjà refermée. Un balayage rapide au scanner montre que les cellules sont en train de se reconstituer. «Qui sont les [parents] de ces enfants?» […] Un homme s’approche, avec des cheveux tout blancs. Il est jeune, cependant, guère plus de vingt-cinq ans. […] «Dégénérescence chez le père? Il faudra surveiller ce trait.» (Vonarburg: 4-5)

Beaucoup d’éléments pointent ici vers une idéologie coloniale partiellement réinventée, passant d’une anthropobiologie à une approche génétique, épidémiologique et démographique. Le déséquilibre garçons-filles dans les naissances et les infanticides qui en résultent évoque la Chine. Les «naissances anormales» s’inscrivent quant à elle dans un discours du nucléaire tératogène de l’époque. Enfin, l’évocation d’une dégénérescence possible du père nous replonge dans l’eugénisme. Aussi, la peur d’un vieillissement prématuré et la volonté de «surveiller ce trait» s’inscrivent-ils dans un transhumanisme. N’oublions pas que l’objectif de cette étude des populations est la récolte de gènes mutés pour la création d’un être idéal, amené à devenir père et mère de l’humanité. Mais, pour en revenir au colonialisme réinventé, l’approche idéologique est également révélatrice d’un changement dans l’imaginaire social: plutôt que d’imposer une gouvernance infantilisante prétendument civilisatrice alors qu’elle est en fait alimentée par l’esclavagisme, il s’agit désormais d’avoir recours à une approche industrielle. Les populations ne sont donc pas prises en charge, mais plutôt utilisées au besoin, avec une grande violence et dans l’optique qu’elles bénéficieront, lorsqu’elles «seront prêtes», des «trésor[s] des Cités». Cette approche ne diffère pas radicalement de celle du néo-libéralisme mondialisé: les pays issus des anciennes colonies auront droit de profiter des «bénéfices» du capitalisme lorsqu’ils seront prêts à accepter la démocratie à l’occidentale.

Un autre élément qui permet au texte d’ancrer cette idéologie coloniale dans la fin du XXe siècle est l’interface technologique qui fait écran entre les deux groupes et rappelle ces drones qui font également écran entre les soldats et le champ de bataille, et ce depuis leur utilisation au Vietnam. La suite du texte précise davantage le fonctionnement de cet interfaçage:

Arrivé au moddex, l’ommach attache l’homme et la femme sur leur siège, les endort, et démarre. Paul enclenche l’automatique et se renverse en arrière avec un soupir tandis que les écrans s’éteignent […]. Il demeure un moment immobile dans le fin réseau de fils qui recouvre sa tête et son corps, puis détache une à une les électrodes: les yeux du robot, le nez, les oreilles, la voix du robot; les mains du robot, ses jambes… Comme d’habitude il se sent un peu vide, un peu mou, amputé de ce corps plus puissant que ne le sera jamais le sien, et pourvu de sens qu’il ne possédera jamais. (Vonarburg: 6)

Si le «moddex» laisse supposer l’existence d’un moyen de transport sans pilote apparenté à un drone, cet extrait nous révèle surtout que l’«ommach» est en fait un avatar robotisé contrôlé à distance par un scientifique, Paul, à l’abri dans sa Cité. À un premier niveau, on peut y voir une référence au fantasme de la télématique, mais c’est surtout le rapport au réel, au corps et à la technologie qui est en jeu. 

La Presse. 12 août 1978 [Article de journal]

La Presse. 12 août 1978 [Article de journal]
(Credit : La Presse)

Avec cet avatar robotique, l’interface se dédouble. D’une part, les primitifs sont devant un être mécanique qui dissimule son humanité pour mieux imposer son autorité. La puissance de cette machine et l’asymétrie de moyens qu’elle impose rendent l’humain littéralement obsolescent et superflu, pour reprendre les idées de Günther Anders (2002 [1956]) et de Hannah Arendt (1972). D’autre part, Paul n’a accès à la réalité extérieure que grâce à une interface homme-machine qui établit une équivalence entre son corps biologique et son corps machinique, décrits comme de simples prothèses interchangeables. Ainsi, devant un écran qui lui transmet des images de ce monde extérieur comme à un pilote de drone, il nous révèle que chacun de ses organes moteurs et sensoriels sont connectés à des organes analogues dans le corps robotique, lui permettant d’agir sur le Dehors tout en y demeurant étranger et distancié, encourageant la réification de ses «spécimens». Malgré tout, Paul entretient avec eux un rapport ambigu: si ses actions sont violentes, son regard demeure empreint d’autoréflexivité, d’une sorte de bienveillance qui nous ramène à une perspective anthropo-historico-colonialiste:

Combien parmi les tribus croient vraiment que les ommachs sont des êtres surnaturels? […] Les hommes-machines. Combien à la surface savent encore ce que signifie le nom que leurs ancêtres, plus perspicaces qu’eux, ont donné aux robots des Cités souterraines? Plus perspicace, vraiment? […] Non, les tribus primitives d’aujourd’hui sont bien plus lucides: elles voient la réalité du cauchemar matérialisé par les hommes du Déclin, elles voient la force brute au travers des déguisements technologiques, la volonté humaine de puissance élevée au statut de divinité. Les primitifs sont imbattables sur les questions spirituelles: ils vont droit à l’essentiel, ils vous sentent le symbole à cent lieues… (Vonarburg: 6-7)

On comprend ainsi que ce sont les ancêtres des hommes de la surface qui ont choisi le terme «ommach», contraction de «homme-machine». Nous nous situons donc plusieurs générations après une catastrophe majeure qui a mené à une régression du savoir. Aussi, nous apprenons pour la première fois que les «primitifs» vivent «à la surface», alors que l’ommach provient des «Cités souterraines». Ce futur imaginé en termes de vie archaïque de surface opposée à la vie technologique souterraine provient d’un élément majeur de l’imaginaire social de la guerre froide: le scénario de guerre totale qui domine autant les fictions que les médias, et qui conduit à la multiplication des abris antinucléaires, destinés à y survivre, mais surtout à préserver l’élite et le savoir. Il n’y a qu’à penser au plan du très enthousiaste Doctor Strangelove à la fin du film de Stanley Kubrick.

D’ailleurs, cette ségrégation altitudinale, typique de la guerre froide, opère un renversement historique. À la fin du XIXe siècle, alors que le prolétariat se tue à la tâche dans les mines et que les bourgeois se prélassent dans les parcs, Wells imaginait un futur dans lequel les habitants des souterrains seraient les descendants sauvages des prolétaires, alors que les descendants pacifiques des bourgeois deviendraient arboricoles. Sa vision du futur est donc l’extrapolation des structures sociales de son époque. Il en est de même chez Vonarburg. Désormais, on imagine que, dans un futur marqué par un cataclysme nucléaire, «les dirigeants politiques, militaires, scientifiques, et les quelques milliardaires qui [auront] acheté leur place au prix fort» (Vonarburg: 28-29) trouveront refuge dans d’immenses abris souterrains «déguisés en “villes”», dans les profondeurs protégées des radiations, alors que les autres, sans soutien technologique, régresseront vers une société plus primitive à la surface.

À travers sa réflexion sur les rapports entre surface et souterrain, entre primitif et technologique, Vonarburg met en abyme l’anamorphose qu’est le texte de science-fiction pour son lecteur. Les citadins et les primitifs s’observent à travers une lentille déformante, ce qui permet un discours critique sur leur monde, et sur le nôtre. Le questionnement de Paul sur la perspicacité et la sensibilité aux symboles des primitifs en dit autant sur eux que sur lui. Ses observations sont sans doute en partie justes, mais elles reconduisent un discours paternaliste, voire raciste et sexiste, au sujet des «primitifs», très majoritairement des femmes. Ceux-ci seraient plus intuitifs, donc près de l’animalité, et auraient ainsi accès à une vérité, analogue à celle qui sort proverbialement de la bouche des enfants. Paul projette sur les primitifs ses propres velléités démiurgiques, son inconscient coupable, en affirmant qu’ils ont eu l’intuition que les ommachs incarneraient «la volonté humaine de puissance élevée au statut de divinité». Tout comme nous regardons notre réalité déformée à travers l’anamorphose science-fictionnelle, Paul porte un regard critique sur son monde à travers les yeux des primitifs. On peut ainsi observer dans le jeu des points de vue une dichotomie entre deux paradigmes irréconciliables dans le cadre du récit: à la surface, la croyance dans le surnaturel fait de la technologie une manifestation magique à laquelle il faut se soumettre sans résistance, alors que, sous terre, l’obsession pour une conception scientifique du monde transforme littéralement les hommes en machines, tout aussi aliénées.

En conclusion, si Vonarburg nous fournit un exemple de science-fiction dans lequel il est assez aisé de trouver des traces de l’imaginaire social, que dire des textes les plus distanciés du genre, dans lesquels aucune forme de didactisme n’est admise? Comment y trouver des traces du réel? La quasi-absence de ces traces ne serait-elle pas un signe en soi? D’une part, la présence d’œuvres qui semblent résister radicalement à inscrire le réel révèle une forme de fuite ou de résistance face à la réalité telle qu’elle se présente. D’autre part, dans la plus radicale hard SF contemporaine, ne pourrait-on pas interpréter le savoir scientifique, souvent d’une grande rigueur qui la rend difficilement lisible pour le lecteur moyen, comme une inscription du réel? Après tout, le savoir tel qu’il se présente dans une société, autant dans sa forme que dans son contenu, ne fait-il pas partie de son imaginaire, de sa réalité? Ainsi, le refus de représenter le politique par ces romanciers et l’opacité du discours scientifique qu’ils médiatisent ne seraient que les symptômes du désintéressement d’une époque vis-à-vis de la politique et du projet social, et d’une science qui ne parvient plus à vulgariser le savoir toujours plus pointu qu’elle produit.

 

Bibliographie

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  • 1
    Dans Imaginaire social et folie littéraire, Pierre Popovic parle de l’imaginaire social comme d’«un rêve éveillé que [les] membres [de toute société] font et entendent: […] il est l’horizon imaginaire de référence qui leur permet d’appréhender et d’évaluer la réalité sociale dans laquelle ils vivent.» (23) Il explique que «l’imaginaire social est composé d’ensembles interactifs de représentations corrélées, organisées en fictions latentes, sans cesse recomposées par des propos, des textes, des chromos et des images, des discours ou des œuvres d’art.» (24) Popovic retient quatre types d’ensembles de représentations essentiels: l’histoire et la structure de la société; la relation entre l’individu et le collectif; la vie érotique; et le rapport avec la nature.
  • 2
    Selon Richard Saint-Gelais, les auteurs de plusieurs œuvres de science-fiction cachent maladroitement les passages didactiques permettant de partager l’information xénoencyclopédique avec le lecteur. Ces digressions semblent le plus souvent artificielles et peu justifiées narrativement. Ce didactisme est donc dit «honteux» parce qu’il ne s’assume pas comme tel, mais tente plutôt de se dissimuler et de se justifier.
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